Jacques Prévert
p. 131-133
Texte intégral
1Né en 1900, Jacques Prévert fait partie d’une génération marquée au fer rouge par les guerres. Ainsi, de son théâtre à ses collages en passant par ses poèmes et ses scénarios, les créations protéiformes de Prévert sont constamment teintées d’un antimilitarisme virulent. Celui-ci prend racine très tôt. Alors qu’il est âgé de 17 ans, Prévert assiste à Paris au passage à tabac par la police de soldats en permission qui chantent L’Internationale et À Craonne sur le plateau. L’émotion est brute, la réaction immédiate et viscérale. Prévert proteste. Il est embarqué par les policiers. Ils lui glissent une lame de rasoir dans la poche. Une déposition toute prête lui est tendue. Il est malmené. Il proteste à nouveau. Il est amoché. Trois ans plus tard, Prévert est incorporé au 37e régiment d’infanterie à Saint-Nicolas-de-Port près de Lunéville. Malgré son caractère réfractaire, il sera nommé caporal au bout de six mois, avant de partir pour Constantinople. Dans son autobiographie, Marcel Duhamel se souviendra que « certains gradés sont sensibles à son humour, à son rayonnement et cherchent à se l’attacher1 ». À 22 ans, Prévert rentre à Paris. Le retour est rude : l’un de ses compagnons du service militaire se suicide ; pendant son absence, sa femme l’a remplacé…
2Dans toute l’œuvre prévertienne, l’opposition nette à l’esprit et aux institutions militaires se manifeste par une entreprise de démystification des représentants de l’armée, à la fois fauteurs et acteurs de la guerre. Prévert n’a aucune considération à leur égard si bien que ceux-ci sont l’objet constant de persiflages acerbes. Ainsi, dès 1931 est dénoncé le nationalisme, générateur de conflits, de « ceux qui tricolorent2 ». Le processus est aussi peint avec cynisme dans un texte écrit un an après pour la troupe de théâtre révolutionnaire le groupe Octobre, utilisant une ponctuation allant crescendo en points d’exclamation : « À la guerre comme à la guerre ! Un militaire de perdu, dix de retrouvés !! Il faut des civils pour faire des militaires !!! Avec un civil vivant on fait un soldat mort !!!! Et pour les soldats morts on fait des monuments3 !!!!! » Même tardivement, dans le téléfilm La maison du passeur4 de 1966, la désacralisation est toujours à l’œuvre : le protagoniste principal, le père Ernest (Raymond Bussières) est fréquemment en colère, car il vit dans le souvenir de la Première Guerre mondiale ; il prend le tournage d’un film comme un nouvel épisode de la guerre des tranchées. Malgré les années, le traumatisme est prégnant. La guerre a détruit cet homme, pourtant encore vivant. Continuellement, les figures militaires sont présentées comme des ennemies de la vie, conditionnées par des vertus guerrières, voire par une sorte de culte de la mort héroïque.
3En 1953, Prévert prend la défense d’Henri Martin dans la publication collective dirigée par Sartre. Telle une détonation, 209 vers ouvrent le volume, jouant avec brio de l’anaphore et des allitérations :
Entendez-vous gens du Vietnam
Entendez-vous gens du Vietnam
Entendez-vous dans vos campagnes […]
Mais il y avait aussi et venant de très loin
les Monopolitains
ceux de la Métropole et de l’appât du gain
Négociants trafiquants notables résidents avec les légionnaires les expéditionnaires et les concessionnaires
et les hauts commissaires
Et puis les missionnaires et les confessionnaires5.
4Le texte se clôt par une interrogation à laquelle les autres contributeurs vont tenter de répondre : « Pourquoi gardez-vous en prison / et depuis plusieurs années / un marin qui s’appelle Henri Martin6 ? »
5Ainsi, cette démystification et ce rejet passent également par une peinture de réfractaires. En 1930, dans « Souvenirs de famille ou L’ange garde-chiourme7 », des hommes se tranchent la gorge pour ne pas partir à la guerre. Le lecteur est alors renvoyé à sa propre expérience ou à un credo idéologique, invité brutalement à remettre en cause la nécessité de combattre et le bien-fondé des combats. Dans Le quai des brumes8, le soldat (Jean Gabin) déserte de l’infanterie coloniale pour ne pas partir se battre. En 1938, lors de l’écriture du scénario, le conflit armé avec l’Allemagne devient imminent et le Front populaire se désagrège. La guerre n’est pas une projection futuriste mais une réalité programmée. Le scénario cristallise l’angoisse de cette attente, la démoralisation et le pessimisme des hommes qui seront réquisitionnés, et présente les gens du peuple comme des proies innocentes de l’armée.
6Prévert se focalise également sur les ravages humains et matériels. Certains de ses collages sont sanguinolents. Publiés en 1966 dans Fatras, « Les règles de la guerre9 » donne à voir une femme ensanglantée et morte, et « Monuments et ruines10 » nous montre quatre têtes posées sur des colonnes et sur des piquets, encadrant un oiseau. Mais la plupart du temps les combats ne sont pas exposés sur le vif, car ce sont les conséquences que Prévert préfère pointer : les dégâts causés, les disparitions, les séparations, les amputations, les traumatismes… C’est ainsi qu’il choisit de dévoiler le vrai visage de la guerre pour signifier qu’il ne faut plus que cette horreur se reproduise, à l’instar de cette réplique qu’il écrivit au début des années 1930 : « Soldats de Fontenoy, vous n’êtes pas tombés dans l’oreille d’un sourd11. »
7Contre vents et marées, le pacifiste Prévert a refusé de combattre. En 1939, alors qu’il est mobilisé, il se fait réformer, selon les dires de Duhamel, « comme goitreux, atteint par surcroît de sénilité précoce12 », après avoir tenu des propos saugrenus et adopté un comportement intriguant. Dans les faits, il est volontairement opéré de l’appendicite par le Dr Leibovici à la clinique Rémy-de-Gourmont, puis transporté au Val-de-Grâce pour qu’on ne puisse pas l’accuser de se dérober à ses obligations militaires en temps de guerre. En juin 1940, Prévert part pour la zone sud. Contrairement à bon nombre de ses amis dont Robert Desnos, il ne s’est jamais engagé dans un réseau de résistance.
Notes de bas de page
1Marcel Duhamel, Raconte pas ta vie, Paris, Mercure de France, 1972, p. 101.
2« Tentative de description d’un dîner de têtes à Paris-France », dans Paroles, Jacques Prévert, Œuvres complètes, t. I, Danièle Gasiglia-Laster, Arnaud Laster (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1992, p. 3‑12.
3« La Bataille de Fontenoy », dans Spectacle, Jacques Prévert, OC, op. cit., p. 300‑315.
4Réalisation Pierre Prévert, scénario et adaptation de Jacques et Pierre Prévert, 1966.
5« Prévert pose une question », dans L’affaire Henri Martin, Paris, Gallimard, 1953, p. 9.
6Ibid., p. 15.
7« Souvenirs de famille ou L’ange garde-chiourme », dans Paroles, Jacques Prévert, Œuvres complètes, op. cit., p. 17‑26.
8Réalisation Marcel Carné, adaptation de Jacques Prévert, 1938.
9« Les règles de la guerre », dans Fatras, Jacques Prévert, Œuvres complètes, t. II, Danièle Gasiglia-Laster, Arnaud Laster (éd.), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1996, p. 23.
10« Monuments et ruines », dans Fatras, Jacques Prévert, OC, t. II, op. cit., p. 26.
11« La Bataille de Fontenoy », dans Spectacle, Jacques Prévert, OC, t. I, op. cit., p. 300‑315.
12Marcel Duhamel, Raconte pas ta vie, op. cit., p. 399.
Auteur
Carole Aurouet est maître de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université Gustave Eiffel et membre du projet ANR Ciné08-19. Elle a écrit une vingtaine d’ouvrages, dont plusieurs sur Jacques Prévert : Jacques Prévert, détonations poétiques (codir., Colloque de Cerisy/Classiques Garnier, 2019), Prévert & Paris. Promenades buissonnières (Parigramme, 2017), Jacques Prévert. Une vie (Place, 2017), Le Cinéma dessiné de Jacques Prévert (Textuel, 2012), etc. Elle dirige les collections « Le cinéma des poètes » (Quidam), « Le cinéma invisible » (Invenit) et « Les films sélectionnés » (Gremese).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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