L’antimilitarisme dans le champ sportif
p. 127-130
Texte intégral
1En 1914, le sport en France en est encore à ses balbutiements, et les objectifs militaires de l’éducation physique, y compris à l’école, sont prépondérants. Le champ des activités physiques et sportives est largement dominé par la gymnastique. Le tir, qui y est souvent associé, est une pratique massive. On peut alors compter plus de 8 000 sociétés « conscriptives1 », regroupant 200 000 ou 300 000 pratiquants. Dans le même temps, l’Union des sociétés françaises de sports athlétiques (USFSA) revendique 3 000 clubs affiliés, pour une centaine de milliers d’adhérents, l’Union vélocipédique de France en compte environ 500. Ce secteur sportif en pleine croissance, centré sur la performance, le divertissement et le spectacle, à l’image du Tour de France, reste donc encore largement minoritaire, tant sur le plan matériel que sur le plan symbolique. Au contraire, des fédérations influentes mettent explicitement l’éducation physique au service de la préparation militaire de la nation, que ce soit l’Union des sociétés de gymnastique de France ou l’Union des sociétés de tir de France, véritables institutions républicaines. C’est aussi le cas de la puissante fédération catholique, la Fédération gymnique et sportive des patronages de France (FGSPF), qui développe le football pour servir la Foi et la Patrie2. Enfin, l’école de Joinville, fondée en 1852 dans un cadre militaire, reste le haut lieu de formation et de recherche scientifique sur l’éducation physique.
2Dans ce contexte, l’antimilitarisme sportif est quasiment inexistant. Si certaines fédérations sportives cherchent à s’émanciper du poids des militaires, ce n’est pas par rejet de l’armée, au contraire. L’idée d’une certaine autonomie politique du champ sportif, symbolisée par le journal L’Auto, est avant tout une revendication visant à libérer le monde sportif des entraves administratives qui gênent les intérêts propres des clubs et des fédérations, en l’occurrence le développement des compétitions et des revenus qui en découlent. Les subventions, largement attribuées par le ministère de la Guerre, favorisent en effet les associations tournées vers une éducation physique de masse, utile à l’armée, plutôt qu’à la recherche des records athlétiques d’une élite de sportsmen. Il faudrait dès lors parler, en ce qui concerne les clubs sportifs de la Belle Époque, « d’a‑militarisme » plutôt que d’antimilitarisme, puisque la recherche d’une certaine indépendance vis-à-vis de l’armée n’est pas synonyme d’un rejet en soi de l’utilisation du sport comme préparation efficace au service militaire. Une telle attitude ne se manifeste que dans le sport ouvrier, qui reste anecdotique avant le conflit, avec seulement 2 000 ou 3 000 adhérents à l’Union sportive socialiste3. Ce tableau des loisirs sportifs traduit la forte présence d’une culture militaire dans la société française. Mais la guerre redistribue les cartes.
3D’abord, le sport moderne proprement dit prend une nouvelle ampleur en France, à l’exemple du football, popularisé par les Tommies de l’armée anglaise. La pratique devient massive : dès le milieu des années 1920, plus de 100 000 licenciés tapent dans le ballon rond. Les fédérations se structurent progressivement, avec l’éclatement de l’USFSA, en se spécialisant par discipline. Le Conseil national des sports, regroupant les principaux groupements sportifs, connaît une grave crise en 1926, lorsque la fédération de rugby décide de claquer la porte, pour mener librement une politique de développement du professionnalisme, suivie en cela par les footballeurs à partir de 1931. Le sport devient alors l’objet d’une véritable industrie du divertissement, portée par les énormes tirages d’une presse spécialisée vantant les prouesses des athlètes et des clubs. Des stades sortent de terre et attirent des milliers de spectateurs, tandis que le Tour de France s’impose comme un élément important de la culture de masse. La renaissance des Jeux olympiques et des compétitions entre les pays élève même le phénomène à un niveau international, avec une dimension pacifiste. Dans le même temps, l’éducation physique scolaire est complétement démilitarisée. Le tir scolaire, largement pratiqué avant 1914, est quasiment abandonné. La préparation militaire est réservée à la formation des cadres, dans les grandes écoles et à l’Université. L’éducation physique et sportive à l’école se structure peu à peu, avec la création en 1933 d’une École normale spécifique et d’un concours de professeur d’éducation physique, qui nourrit encore davantage la croissance d’une pratique des sports dégagée du contrôle militaire. Mais le rejet de la présence de l’armée, à l’école ou dans les clubs sportifs, ne relève souvent pas d’un antimilitarisme affirmé, même si, à l’occasion, certaines critiques pointent un un risque de « caporalisation » de l’éducation physique, en faisant notamment référence aux bataillons scolaires des années 1880. Henri Desgrange, de L’Auto, se moque aussi des « zim boum boum » et des « ran plan plan » propres aux défilés des gymnastes, en uniforme et en fanfare, qui tombent en désuétude dans les années 1930. Mais il s’agit surtout, en vérité, de dénoncer le poids des fédérations « préparatistes » qui accaparent une large partie des subventions consacrées à l’éducation physique ; les attaques frontales sur un poids excessif de l’armée sont presque inexistantes. Au contraire, le journal L’Auto fait régulièrement une place, dans ses colonnes, pour chroniquer le sport militaire.
4Dans le même temps, le secteur de l’éducation physique militarisée perd de l’influence dans l’entre-deux-guerres, mais garde néanmoins un rôle important. L’idée de préparation militaire grâce au sport se maintient, avec le soutien de l’État et via une institutionnalisation accrue. Le statut de « société agréée par le ministère de la Guerre », créé en 1908 pour soutenir les associations, est renforcé et largement sollicité par les clubs sportifs, tandis que les jeunes athlètes, futurs conscrits, peuvent obtenir un « brevet de préparation militaire élémentaire », essentiellement composé d’épreuves physiques, qui leur permet d’obtenir quelques avantages sous les drapeaux. Au tournant des années 1930, il existe près de 9 000 sociétés agréées, et plus de 20 000 jeunes hommes s’inscrivent chaque année pour passer le brevet. Un haut-commissaire « chargé de l’éducation physique et de la préparation militaire », rattaché au ministère de la Guerre, est créé en 1921, puis transformé en sous-secrétaire d’État, tantôt rattaché à la Guerre, tantôt à celui de l’Instruction. Il s’agit de « l’invention d’un ministère4 » de la Jeunesse et des Sports, qui distribue notamment les subventions aux clubs, en laissant une large place à l’armée. Dans les faits, les administrations départementales qui en dépendent, composées essentiellement d’un personnel militaire, offrent des ressources aux associations sportives. Néanmoins, malgré ce maintien du poids de l’armée dans le champ des activités physiques, ces pratiques préparatistes se démilitarisent peu à peu. Les défilés en armes et en uniforme sont progressivement abandonnés, au profit d’un entraînement physique incluant largement les sports. De plus, la fédération sportive catholique, la FGSPF, délaisse progressivement la préparation militaire pour se tourner davantage vers la pratique d’activités comme le basket‑ball.
5Mais la grande nouveauté de l’entre-deux-guerres, en ce qui concerne les sports, est l’apparition d’un large secteur démilitarisé, voire authentiquement antimilitariste. L’Union française des œuvres laïques d’éducation physique (UFOLEP) est créée en 1928, au sein de la Ligue de l’enseignement. Prolongement associatif de l’éducation physique scolaire, cette fédération s’attache à propager un modèle sportif indépendant du contrôle de l’armée. Son développement est rapide, avec plus de 2 000 associations adhérentes dans les années 19305. De même, une partie de la gauche commence à rejeter explicitement l’idée d’un sport militarisé, à l’image de Pierre Marie, chroniqueur sportif au Populaire, qui évoque en 1936 une jeunesse qui « rechignera toujours pour transformer ses heures de loisir en cours préparatoire à la caserne ». Le Front populaire, arrivé au pouvoir, n’abolit pas la préparation militaire, mais ouvre un espace pour une pratique sportive démilitarisée, avec la création du brevet sportif populaire en 1937. Enfin, un sport ouvrier proprement antimilitariste émerge. La Fédération sportive du travail (FST), groupement communiste et affilié à l’Internationale rouge sportive, rejette explicitement le sport bourgeois, capitaliste et militariste. La FST organise ses propres compétitions, strictement amateures, et refuse la présence des militaires. L’objectif est de grouper la jeunesse en lui proposant des loisirs sains, épanouissants, tout en lui assurant une éducation militante. En 1929, L’Humanité affirme ainsi que « la FST ne représente pas, c’est un fait, la seule force de ses licenciés, non elle cristallise autour de ses mots d’ordre toute la jeunesse ouvrière en lutte contre la rationalisation à l’usine et contre la préparation militaire obligatoire que veut lui imposer la bourgeoisie avec l’aide des socialistes ». L’objectif reste de construire une « fédération sportive prolétarienne de masse ». La FST communiste fusionne néanmoins en 1934 avec l’Union des sociétés sportives et gymniques du travail, socialiste, pour former une Fédération sportive et gymnique du travail (FSGT) regroupant 100 000 membres à la fin des années 1930, qui intègre notamment de nombreux clubs d’entreprise formés après les grèves de 19366. Un internationalisme sportif prolétarien, lui aussi largement antimilitariste, se forme en écho aux Jeux olympiques, avec l’organisation régulière de compétitions internationales, à l’image des Spartakiades ou de l’Olympiade populaire de Barcelone en 1936.
6À la fin des années 1930, le nombre d’associations sportives est vraisemblablement compris en France entre 25 000 et 30 000, et le nombre d’adhérents aux fédérations dépasse les trois millions. Même s’il faut manier ce chiffre avec précaution, le développement des activités physiques et sportives est manifeste. En 1937, plus de 12 000 sociétés bénéficient encore de l’agrément du ministère de la Guerre. Trois mille cinq cents sociétés ont préparé 18 000 jeunes hommes pour le brevet militaire. Plus d’une association sportive sur dix se préoccupe encore de former de futurs soldats : l’éducation physique militarisée reste donc une réalité importante dans le pays. Mais la FSGT recense environ un millier de sociétés, et plus de 400 000 jeunes ont passé le brevet sportif populaire. En définitive, dans les années 1930, le champ sportif est largement démilitarisé, avec un large secteur « a-militariste », relativement autonome et indépendant des autorités militaires, même si un noyau préparatiste subsiste, tandis qu’est apparu un courant antimilitariste militant, mais qui reste minoritaire.
Notes de bas de page
1Pierre Arnaud (dir.), Les athlètes de la république. Gymnastique, sport et idéologie républicaine 1870-1914, Paris, L’Harmattan (Espaces et temps du sport), 1987.
2Fabien Grœninger, Sport, religion et nation. La Fédération des patronages de France d’une guerre mondiale à l’autre, Paris, L’Harmattan, 2004.
3André Gounot, Les mouvements sportifs ouvriers en Europe (1893-1939). Dimensions transnationales et déclinaisons locales, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg (Sciences de l’histoire), 2016.
4Marianne Lassus, Jeunesse et sports : l’invention d’un ministère (1928-1948), Paris, Insep-éditions, 2017.
5Éric Claverie, « Des Petites A aux premiers pas de l’UFOLEP : aux origines du sport laïque en France (1895-1939) », Sciences sociales et sport, 15/1, 2020, p. 43‑72.
6Nicolas Kssis, La FSGT : du sport rouge au sport populaire, Montreuil, La Ville brûle, 2014.
Auteur
Lionel Pabion est agrégé et docteur en histoire, est maître de conférences à l’université Rennes 2 (VIPS²-UFR STAPS). Il s’intéresse à l’histoire politique et culturelle de la France de la Troisième République, en particulier aux activités physiques et aux loisirs. Sa thèse « Le sport embrigadé ? », en cours d’édition, étudie l’émergence et la militarisation des associations de sport, de gymnastique et de tir entre la fin du xixe siècle et la Seconde Guerre mondiale. Il a également publié un article sur la pratique du tir scolaire avant 1914, paru dans 20&21, Revue d’histoire en 2021.
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