Pédagogues et antimilitarisme
p. 123-126
Texte intégral
1En juin 1934, la revue culturelle et politique créée par Henri Barbusse en 1928, Monde, interroge différentes personnalités : « Que feriez-vous si la guerre éclatait ? » Parmi elles, un pédagogue déjà célèbre, Célestin Freinet. Á cette question « passionnément débattue » comme l’indique la revue, ce dernier répond longuement et avec précision. Il rappelle l’importance du pacifisme comme idéal et l’urgence de supprimer tout enseignement à la guerre, mais il va beaucoup plus loin. Concrètement, que serait un enseignement pacifiste ? Peut-on se contenter de critiquer la guerre ? Et comment dans ce cas ne pas tomber dans une autre forme d’endoctrinement ? Une éducation à la paix est-elle nécessairement antimilitariste ? Enfin, peut-on vraiment se poser ces questions sans les référer à des idéaux politiques et enfreindre son devoir de neutralité ?
2S’il fait le choix de se définir ainsi, un pédagogue, en effet, ne peut se contenter de clamer des idéaux, car il est le mieux placé pour savoir que du discours à son appropriation par les enfants, il y a un fossé que seule la pédagogie peut combler : « Ce n’est pas, Hélas ! parce que des milliers d’instituteurs auront rayé de leur vocabulaire les mots de guerre, armements, nationalisme, parce qu’ils auront enseigné de belles phrases exaltant l’amour et l’union des peuples que la guerre ne sera pas […] Un beau jour, les pacifistes se trouvent les armes à la main, et tuent ou se font tuer1. »
3C’est pourquoi Freinet répond en rappelant les fondements de la pédagogie dont il est l’un des représentants : une éducation à l’esprit critique, principalement en direction des catégories populaires, premières victimes des propagandes bellicistes. Pour lui, l’école telle qu’elle fonctionne habituellement ne peut être que l’antichambre d’un endoctrinement des élèves au service d’un système oppresseur et de la réaction. Lutter contre la guerre est donc, à ses yeux, lutter contre le système qui la porte en lui : le capitalisme et son corollaire fasciste, et ceci ne peut se faire que par une éducation prolétarienne.
4Freinet est-il en ce sens représentatif des pédagogues de son époque ? Loin s’en faut. L’affaire est plus compliquée, et le monde des pédagogues de l’entre-deux guerres est très clivé2. Si le rapport à la paix fait plutôt consensus, l’antimilitarisme, par sa dimension militante, reste l’un des facteurs importants de division.
Un pacifisme devenu consensuel après la guerre
5Sans doute faut-il rappeler que le pacifisme réorganise l’école de l’après-guerre. Olivier Loubes a montré le passage d’un patriotisme revanchard, nécessairement belliqueux, destiné à préparer les jeunes « bataillons scolaires » à prendre les armes, à un autre patriotisme, nettement plus axé sur la quête de paix universelle3. Les manuels scolaires sont purgés de leurs références bellicistes. Priorité est désormais donnée à promouvoir l’idée de paix ; c’est aussi tout le travail de la jeune SDN à partir de 1923, qui consacre un de ses axes à cette pédagogie de paix.
6La guerre n’avait pas seulement montré l’horrible visage de la violence incontrôlable, elle avait aussi interrogé les fondamentaux de l’éducation. Nul ne pouvait ignorer le zèle que l’école républicaine avait consacré d’abord à l’idéal de revanche contre la Prusse, ensuite à l’apologie permanente de la patrie et de la nation. Á sa manière, l’école avait préparé puis accompagné la boucherie, et le sort des enfants en guerre, orphelins, blessés ou morts au front, rendait plus criante encore l’urgence de refonder une éducation plus soucieuse du bien-être des enfants, de tous, quelles que soient leurs origines sociales.
7La période de l’après-guerre rencontre en ce sens des préoccupations de spécialistes de l’enfance. Parmi eux, des médecins, psychologues, pédagogues. Un mouvement naît de ce foisonnement et regroupe de nombreux spécialistes de l’enfance autour de ce que l’on appelle déjà « l’éducation nouvelle », mais qui s’institutionnalise dans une ligue, la LIEN (Ligue internationale d’éducation nouvelle), regroupant les pédagogues les plus importants de l’époque, et du monde entier. La Ligue devient un ferment de discussions et de comparaisons d’expériences pédagogiques. Parmi les plus célèbres y officient Maria Montessori, Adolphe Ferrière, Gustave Decroly, Alexander Neill, Roger Cousinet, Paul Langevin, Henri Wallon, et même Célestin Freinet4. Outre des considérations pédagogiques : méthodes actives, psychologie de l’enfant, reconnaissance de l’enfant comme une personne à part entière, etc., ils sont animés par l’éducation à la paix. Réunis régulièrement lors de congrès annuels, ils publient une revue, Pour l’ère nouvelle, qui rappelle cet impératif pacifiste : « Par paix, nous n’entendons pas seulement la négation des luttes armées de nation à nation, mais la cessation des haines de races et des causes d’injustice au sein même des nations dont les fils sont divisés entre eux5. »
8Mais l’affaire n’est pas si simple. Tiraillée par des courants fortement clivés sur les questions politiques, la Ligue est rapidement agitée par des débats internes relatifs à la conjoncture politique mondiale de cet entre-deux guerres déchiré par la montée des fascismes et peine à assumer des positions militantes franches. Les tensions sont fortes et expliquent en partie son affaiblissement6. Car peut-on être pédagogue et militant ? C’est ici toute une tension autour des missions éducatives et du devoir de loyauté qui est en jeu. Et certains pédagogues de la Ligue, telle Maria Montessori, rappelaient leur devoir d’apolitisme au nom d’un souci exclusif de l’enfance7.
9Si être pacifiste en France dans l’entre-deux-guerres relevait du discours officiel et ne plaçait pas l’éducation nouvelle en situation de désobéissance ou dissidence, il en allait tout autrement de la position antimilitariste.
L’antimilitarisme, marque de fabrique des pédagogues syndicalistes, révolutionnaires
10L’antimilitarisme existe chez les enseignants avant et pendant la guerre, notamment en milieu syndical, ce bien avant l’officialisation du droit syndical pour les fonctionnaires en 1924. L’affaire Dreyfus en avait été un détonateur en contribuant à discréditer l’armée. Certains instituteurs déploraient et boycottaient les exercices militaires imposés par exemple dans le cadre de leur formation en école normale8. Dès avant guerre, les enseignants considérés comme déloyaux sont traqués et lourdement sanctionnés. L’antimilitarisme était l’un des premiers motifs de révocation. L’officialisation du droit syndical ne rend pas les choses plus simples. Plus de deux tiers des instituteurs et institutrices sont syndiqués dans les années 1930, la très grande majorité dans le Syndicat national des instituteurs affilié à la CGT (SNI) et une minorité à la Fédération des maîtres de l’enseignement laïque (FMEL), affiliée à la CGTU. La ligne pacifiste du premier est claire mais l’antimilitarisme divise le syndicat. Il est régulièrement mis au vote dans les mentions des différents congrès et des sections locales animent des campagnes de lutte contre la préparation militaire des écoles normales. En 1933, le SNI déclare que la propagande antimilitariste doit devenir plus intense et audacieuse. Le ministère de Monzie n’apprécie guère et met en garde dans sa circulaire de rentrée contre cet antipatriotisme. De manière générale, la « propagande antimilitariste », amalgamée aux positions communistes ou anarchistes, continue d’être l’un des prétextes à la répression des enseignants, qui sont fréquemment suspendus, déplacés, voire révoqués9.
11Á la Fédération en revanche, l’antimilitarisme est une position très largement partagée dont la revue L’École émancipée, qui existe depuis 1910, se fait l’écho. C’est là que le lien le plus clair s’établit entre pédagogie et antimilitarisme. Sa ligne est radicale : pacifisme, internationalisme, anticolonialisme, désarmement unilatéral et grève insurrectionnelle en cas de mobilisation10. Certains rédacteurs commencent à y envisager la pédagogie comme une autre forme d’action directe. La revue possède en effet une section « pédagogie », qui offre des propositions de cours alternatifs. En histoire, par exemple, on constate une très nette volonté de rompre totalement avec le récit national en vigueur, considéré comme le vecteur d’une propagande nationaliste. Les propositions de cours sont toutes ancrées sur une histoire sociale, ouvrière et technique, en rupture totale avec l’approche évènementielle classique. Les méthodes actives y sont prônées : promenades, dessins, recherches personnelles…
12En 1926, des militants de l’École émancipée publient leur propre manuel alternatif d’histoire pour le cours moyen. La critique de l’armée y est claire : « L’armée de Thiers se montra féroce. Elle massacra à tort et à travers. Des femmes et des enfants furent fusillés. 25 000 parisiens trouvèrent la mort » (la Commune n’était pas au programme), ainsi que les leçons à tirer de la guerre : « Certains pensaient qu’une guerre entre nations ferait oublier aux ouvriers et aux patrons leurs intérêts opposés et apaiserait la lutte des classes11. » Naturellement l’ouvrage fait un tollé, et n’est autorisé que dans trois départements avant d’être interdit complètement sous Vichy.
13Célestin Freinet fait partie des rédacteurs réguliers de la revue entre 1920 et 1934. Il s’y fait souvent l’écho de l’avancée de l’éducation nouvelle ; il y décrit aussi ses propres pratiques de « pédagogie révolutionnaire » ainsi que ses démêlés avec l’administration. En 1926, il prévient les lecteurs que quelques exemplaires d’une brochure intitulée « Contre la guerre » sont encore disponibles : « Nos lecteurs y trouveront tout ce qu’il faut (maximes, rédactions, problèmes, dictées, lectures, chants, bibliographie, pour célébrer à leur manière – qui n’est pas celle de Poincaré ! – l’anniversaire de l’armistice […] Dès que l’édition sera épuisée, et elle le sera bientôt, nous en préparerons une nouvelle, revue et augmentée avec une préface sensationnelle et inattendue ! » écrit-il, facétieux12. Même s’il n’est pas au cœur de sa pédagogie, son antimilitarisme affleure également dans sa propre revue, L’éducateur prolétarien, officiellement apolitique, comme dans cette chronique d’ouvrage en mai 1935 lorsque Freinet recense le livre de Paul Allard, La vérité sur les marchands de canons, pour lequel il conclut : « Le jour où, en entendant parler de guerre, chaque ouvrier comprendra : combine d’affaires entre gros capitalistes en général et entre marchands de canons en particulier, ce jour-là il sera moins facile de refaire hypocritement le coup de 1914. »
14La pédagogie vertement antimilitariste passe nécessairement par des projets collectifs et tout un travail sur des contenus alternatifs et des pratiques actives supposées éveiller l’esprit critique et la vigilance des enfants. Toutefois, elle reste l’apanage d’une minorité car, même en contexte d’éducation à la paix, elle met ses praticiens en posture de désobéissance à l’institution, et donc en danger.
Notes de bas de page
1Monde, 304, 22 juin 1934.
2Emmanuel Saint-Fuscien, Célestin Freinet, un pédagogue en guerre, 1914-1945, Paris, Perrin, 2017.
3Olivier Loubes, L’école, l’identité, la nation. Histoire d’un entre-deux-France, 1914-1940, Paris, Belin, 2017.
4« Histoire du mouvement de l’éducation nouvelle », Carrefours de l’éducation, 31, janvier 2011.
5« Éditorial », Pour l’ère nouvelle, 1927, p. 110.
6Béatrice Haenggeli-Jenni, Pour l’Ére nouvelle. Une revue-carrefour entre science et militance (1922-1940), thèse de doctorat en sciences de l’éducation dirigée par Rita Hofstetter, université de Genève, 2011.
7Laquelle n’hésitera pas un temps à coopérer activement avec le régime fasciste.
8Laurence Bilberfeld, Gregory Chambat, Apprendre à désobéir, petite histoire de l’école qui résiste, CNT-RP, N’Autre école, 2012.
9Paul Gerbod, Les enseignants et la politique, Paris, Puf, 1976.
10Thierry Flammant, L’école émancipée, une contre-culture de la belle époque, Limoges, Les Monédières, 1982.
11Nouvelle histoire de France, cours moyen-certificat d’études, École émancipée, 1926.
12Les années école émancipée de Célestin Freinet, https://www.icem-pedagogie-freinet.org/les-annees-ecole-emancipee-de-celestin-freinet-1920-1936
Auteur
Laurence De Cock est professeure agrégée en lycée et chargée de cours à l’université Paris-cité. Après avoir consacré sa thèse et ses premiers travaux à l’enseignement de l’histoire, notamment coloniale, elle travaille désormais sur l’histoire des pédagogies dites « alternatives » et « critiques », en particulier sur la pédagogie Freinet. Elle a notamment publié Sur l’enseignement de l’histoire (Libertalia, 2018), École publique et émancipation sociale (Agone, 2021) et Une journée fasciste, Elise et Célestin Freinet, pédagogues et militants (Agone, 2022).
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