Les monuments aux morts antimilitaristes
p. 109-112
Texte intégral
1Pendant l’entre-deux-guerres, un monument est érigé dans quasiment toutes les communes de France pour conserver l’identité des morts du premier conflit mondial et soigner la plaie collective de la guerre. Si la grande majorité de ces édifices glorifient les soldats ou la patrie, d’autres montrent la douleur des civils et d’autres, plus rares, mettent en avant les valeurs pacifistes, voire dénoncent ouvertement la guerre. De nos jours, des monuments condamnant le militarisme sont encore réalisés et dressés, ou réhabilités.
2C’est à partir des années quatre-vingt que les monuments aux morts deviennent une préoccupation des historiens. La catégorie des édifices pacifistes est cependant ignorée : Antoine Prost1 considère que ces derniers sont trop rares pour autoriser à en faire un type distinct, et, de son côté, Annette Becker2, qui pense que seule la dédicace peut placer d’emblée un monument aux morts dans la catégorie des « anti-guerre », n’en compte qu’à peine cinq ou six. Mais, bien que les monuments voulant révéler que le « sacrifice » des morts n’est pas totalement légitime soient loin d’être majoritaires parmi les 39 000 édifices ayant été érigés en France, la Libre Pensée – association se réclamant du pacifisme laïque international populaire et antimilitariste – estime qu’ils méritent une étude plus approfondie : aussi fait-elle procéder à un recensement systématique3. Désormais, environ cent cinquante sont comptabilisés.
3Parmi ces monuments pacifistes, il en existe qui sont plus spécifiquement antimilitaristes afin de dénoncer, maudire ou condamner la guerre et de rejeter le militarisme. Quels enjeux entourent la création des monuments aux morts antimilitaristes, leur(s) message(s) et les réactions qu’ils suscitent ?
Des monuments aux morts qui maudissent la guerre
4Plusieurs monuments portent des inscriptions explicites, telle « Maudite soit la guerre » à Balnot-sur-Laignes (Aube), Meillard (Allier) et Saint-Martin-d’Estréaux (Loire), érigés en 1922 ; ou la variante « Que maudite soit la guerre », tel celui d’Équeurdreville (Manche). Le plus émouvant est certainement celui de Gentioux (Creuse), où un écolier en sabots, devenu orphelin, tend un bras, le poing serré, pour montrer l’inscription.
5D’autres monuments portant le message « Maudite soit la guerre » ont été érigés et inaugurés récemment : à Cazaril-Laspenes (Haute-Garonne) en 1995, Fontpédrouse (Pyrénées-Orientales) en 2003, Ausseing (Haute-Garonne) en 2009 ou encore à Chéry-lès-Pouilly (Aisne). À Vianges (Côte-d’Or), le monument existait déjà, mais la maxime a été ajoutée en 2018.
6Hormis les inscriptions, la composition statuaire peut également montrer l’intention antimilitariste. C’est le cas de l’édifice à Levallois-Perret (Hauts-de-Seine), où la statue figure un ouvrier brisant sur son genou le glaive qu’il vient de ramasser parmi les armes abandonnées, et du monument inauguré au début des années trente à Château-Arnoux (Alpes-de-Haute-Provence). Ici, une femme, le bras gauche tendu, montre à son fils orphelin la liste des morts tout en détournant son visage. Sa main droite dissimule ses pleurs. L’adolescent, le regard fixé sur la plaque où sont gravés les noms des victimes, brise une épée sur sa cuisse. La condamnation sans appel du militarisme qui l’a privé d’un père est criante.
Des monuments aux morts qui dénoncent la guerre
7Plusieurs monuments aux morts portent l’inscription « Guerre à la guerre ». Il y en a trois dans le département de l’Yonne : à Gy-l’Évêque, par l’action de la municipalité qui, reprenant à son compte le mot d’ordre de l’ARAC (Association républicaine des anciens combattants), fait graver en 1924 ce texte sur la face sud de l’obélisque ; à Chevillon, sur une seconde plaque, certainement ajoutée par l’ARAC ; et à Perreux, où a également été inscrite la mention « Paix entre les peuples ». Il existe encore ailleurs d’autres monuments portant l’inscription « Guerre à la guerre », en particulier dans l’Aube à Les Noës-près-Troyes, inauguré en 1934, et à Sainte-Savine, inauguré en 1921. Cet édifice-ci constitue un cas rare de remploi d’un monument antérieur érigé en 1896 et servant à honorer les morts de la guerre de 1870-1871 contre la Prusse qui, fait encore plus rare, condamnait déjà la guerre. Pour rendre hommage aux soldats de 1914-1918, la municipalité n’a fait qu’ajouter leur nom, sans toucher à l’inscription déjà gravée : « Aux enfants de Sainte-Savine / et / de La Rivière-de-Corps / victimes d’une société imparfaite / Guerre à la guerre. »
8Ce sont les inscriptions « Guerre à la guerre » et « Haine à la haine » qui accompagnent la liste des morts du monument de Bezons (Val-d’Oise). Le monument de Bar-sur-Aube (Aube) a choisi de prévenir : « L’humanité tuera la guerre / ou / La guerre tuera l’humanité / Mort à la guerre ! » Cette inscription est ajoutée en 1930 sur le monument inauguré en 1921 grâce à l’action de l’ARAC. À Mazaugues (Var), la municipalité décide en 1936 d’apposer sur le socle de la statue déjà inaugurée des plaques de marbre portant plusieurs inscriptions dont celle-ci : « À bas toutes les guerres ! »
9D’autres édifices condamnent la guerre, comme celui de Saint-Ouen (Seine-Saint-Denis), inauguré en 1922, dont une inscription affirme avec force que « L’union des peuples fera la paix du monde » et une autre que « La guerre est un crime que n’excuse pas la victoire ». À Lezoux (Puy-de-Dôme), le monument, érigé en 1926, rend hommage aux enfants de la commune « victimes de la guerre / À ceux qui ont combattu pour l’abolir ». Le monument aux morts de Saint-Appolinaire (Rhône) est plus récent. Installé en 1977, il reprend une citation du poète Paul Valéry pour rappeler à chaque citoyen que « La guerre est le massacre de gens qui ne se connaissent pas au profit de gens qui, eux, se connaissent mais ne se massacrent pas ».
10Quelques monuments condamnent en langue régionale. C’est en occitan qu’est dénoncée la guerre sur deux édifices : celui d’Aniane (Hérault), à l’initiative de la municipalité de Jean Joullié en 1924, et celui de Saint-Félix de Lauragais (Haute-Garonne) qui, les deux, citent le même vers du félibre rouge Antonin Perbosc : « La guerra qu’an vougut / Es la guerra a la guerra / Son morts per nostra terra / E per touta la terra4. »
11Ces inscriptions en langue « régionale » viennent nuancer l’image largement répandue d’une IIIe République menant une lutte de tous les instants contre les particularismes locaux. La guerre de 1914-1918 révèle que la diversité des langues et des appartenances régionales n’a pas nui à l’unité française. Elle a même contribué au triomphe de l’idée républicaine d’une France dans laquelle le particularisme a conquis une légitimité nouvelle5.
Des réactions de rejet
12Certains monuments suscitent polémiques et actes de vandalisme. À Riom (Puy-de-Dôme), après l’inauguration du monument en 1922, des policiers ont arraché les banderoles et les drapeaux portant l’inscription « Guerre à la guerre ». La symbolique de l’édifice de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) suscite elle aussi de vives polémiques, au point qu’en 1926 le visage de l’ouvrier est défiguré et le glaive mis en morceaux par plusieurs individus. Malgré les controverses qu’il suscite, le monument est inauguré en 1927. Au cours des années trente, celui de Saint-Martin-d’Estréaux (Loire) est plusieurs fois l’objet de vandalisme, en 1930 et en 1932.
13De plus, même si les municipalités ont pu imposer l’inscription antimilitariste, plusieurs monuments n’ont jamais été inaugurés officiellement : c’est le cas notamment de celui d’Aniane (Hérault), de Saint-Martin-d’Estréaux (Loire), de Balnot-sur-Laignes (Aube) et de Gentioux (Creuse) où, bien qu’en 1922 la population du village se soit réunie avec le maire et le conseil municipal autour de l’enfant-statue, la préfecture a refusé de participer à la cérémonie. Il n’est d’ailleurs toujours pas inauguré de nos jours, ce qui souligne à quel point il est dérangeant.
14Enfin, des maires peuvent être révoqués à cause de ces statuaires. La plupart de ces monuments ont une histoire particulière. Celui de Tarnos (Landes) est symptomatique d’une mémoire d’abord outragée, puis oubliée et enfin réhabilitée. L’obélisque inauguré en 1921 porte à la fois un message pacifiste (« L’Humanité n’a qu’un chemin : la Paix ») et antimilitariste (« Les guerres n’ont jamais été que la misère du peuple. Souvenez‑vous »).
15Mais afficher son pacifisme peut valoir des difficultés au commanditaire dudit monument : jugées par les autorités comme « séditieuses », « antipatriotiques » et « injurieuses pour la mémoire des soldats6 », les inscriptions de Tarnos et le refus de les effacer sont à l’origine de la révocation en 1923 du maire communiste, Pierre Dufourcet, après que l’affaire a été portée jusqu’au Sénat. Supprimées cette année-là sur ordre du nouveau préfet, les maximes ont été réinscrites en 2017.
16Il n’est pas toujours facile de distinguer les monuments aux morts strictement antimilitaristes parmi l’ensemble des monuments pacifistes. Une seconde dimension de l’antimilitarisme se caractérise par une condamnation de l’institution militaire et, donc, du rôle politique des Armées, qui se repère notamment dans les édifices rendant hommage aux fusillés « pour l’exemple », considérant que ces hommes ne sont pas morts pour la patrie mais par la patrie. Ceux-ci existent dès l’entre-deux-guerres – comme, entre autres, la colonne inaugurée à Riom (Puy-de-Dôme) en 1922, la stèle de Vingré (Aisne) ou encore le mémorial de Sartilly (Manche) en 1925 –, et, plus récemment, le monument de Chauny (Aisne) en 2019.
17Ce rapide tour d’horizon nous permet de constater qu’il existe bien plus de monuments pacifistes et/ou antimilitaristes que le nombre dérisoire avancé par Annette Becker. Au même titre que les discours prononcés lors des commémorations du 11 Novembre, oscillant selon les années et les communes entre les aspirations pacifistes et l’entretien de l’esprit de la guerre, ces édifices révèlent les tensions et courants politiques qui ont traversé la société française pendant l’entre-deux‑guerres.
Notes de bas de page
1Antoine Prost, « Les monuments aux morts. Culte républicain ? Culte civique ? Culte patriotique ? », dans Pierre Nora (dir.), Les lieux de mémoires, Paris, Gallimard (Quarto), 1997 [1984], vol. 1, La République, p. 199‑223, ici p. 201‑209.
2Annette Becker, Monuments aux morts : patrimoine et mémoire de la Grande Guerre, Paris, Errance, 1988, p. 72.
3Danielle et Pierre Roy, Autour de monuments aux morts pacifistes en France : histoire et présentation d’édifices de la mémoire pacifiste et laïque et évocation de leur actualité. Rassemblements de commémoration et d’action contre la guerre, Fédération nationale laïque des Associations des amis des monuments pacifistes, républicains et anticléricaux, Suresnes, 1999. Une réédition augmentée est publiée une première fois en 2006, sous le même titre ; puis en 2019, sous le titre De Gentioux à Chauny, autour de monuments aux morts pacifistes en France.
4Traduction : « La guerre qu’ils ont voulue est la guerre à la guerre. Ils sont morts pour notre terre et pour toute la terre. »
5Michaël Bourlet, Yann Lagadec, Erwan Le Gall (dir.), Petites patries dans la Grande Guerre, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013 ; Céline Piot, « “Régionalisme, pacifisme, antimilitarisme”. Les monuments aux morts aquitains de la Grande Guerre originaux et revendicatifs », dans Bernard Lachaise, Céline Piot (dir.), La guerre en Aquitaine, les Aquitains en guerre, de l’Antiquité à nos jours, Actes du LXVIIIe Congrès de la Fédération historique du Sud-Ouest (Nérac, 6 et 7 juin 2015), Éditions d’Albret/FHSO, 2017, p. 461‑496.
6AD des Landes, 2 O 1978 (lettre du sous-préfet de Dax au préfet des Landes du 19 juillet 1921).
Auteur
Céline Piot est maîtresse de conférences en histoire et didactique de l’histoire à l’université de Bordeaux (Inspé). Membre du Lab‑E3D (EA 7441) et membre associée du CEMMC (EA 2958), ses travaux portent sur l’histoire politique du xixe siècle, des représentations et des mémoires, sur les usages politiques et sociaux de l’occitan, sur l’enseignement des questions socialement vives en histoire et en EMC ainsi que sur l’utilisation de la littérature de jeunesse dans les pratiques enseignantes. Elle a publié Le 11‑Novembre dans les Landes (1919-1944). Du partage du sensible au deuil impossible (FHSO, 2019).
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