Les mutins de la mer Noire
p. 105-107
Texte intégral
1Devenue une référence majeure pour l’antimilitarisme de l’entre-deux-guerres1, « la mutinerie de la mer Noire » de 1919 désignait à elle seule un plus large cycle d’insubordination, qui paralysa l’intervention française contre la révolution russe. Les forces armées françaises étaient stationnées dans le Nord, à Arkhangelsk et Mourmansk, et au sud dans la mer Noire. L’intervention prit clairement un tour contre-révolutionnaire, cherchant également à étendre les zones d’influence française, sa puissance impériale et ses intérêts économiques. Après une mutinerie isolée, le 21 novembre 1918, quand des soldats du 21e régiment d’infanterie coloniale (RIC) stationné à Arkhangelsk refusèrent de combattre, la première vague de mutineries commença au sein du 58e régiment d’infanterie à Tiraspol (Ukraine), entre le 30 janvier et le 8 février 19192. Le 2 février, ils reçurent l’ordre de prendre Tiraspol, alors aux mains des bolcheviks. Dans les circonstances de l’armistice et en l’absence d’une déclaration de guerre à la Russie, les soldats tinrent un meeting et décidèrent : « Nous ne marcherons plus. » Le 8 février, 467 hommes refusèrent de traverser le Dniestr3. Après l’emprisonnement et la cour martiale, ils furent transportés dans une colonie pénitentiaire près de Meknès – un atelier de travaux publics – où ils subirent des travaux forcés sous le soleil marocain.
2Le 1er mars, la propagandiste bolchevique française Jeanne Labourbe – qui avait appelé les troupes françaises à ne pas tirer sur leurs frères révolutionnaires russes – était arrêtée et assassinée à Odessa. Pour les mutins, ce meurtre soulignait l’injustice et l’hypocrisie de l’intervention française4. Par la suite, Labourbe devint une martyre de la cause antimilitariste et « la première communiste française ». Malgré le démenti officiel, une croyance tenace disait que l’infâme colonel Trousson, aux côtés de Russes blancs, avait participé à sa mutilation et à son exécution. Peu de temps après, les mutineries s’étendent à Kherson (4 et 9 mars), Odessa et Coilendorf (5 avril). Deux jours plus tard, dans le Nord, le 21e RIC se mutine à nouveau à Arkhangelsk5.
3L’insoumission militaire s’étendit alors à la Marine6. Au début, le 16 avril, la conspiration d’André Marty fut découverte à bord du torpilleur Protet, dans le port danubien de Galati, en Roumanie orientale7. Ensuite, le 19 avril, le cuirassé France, à l’ancre à Sébastopol, répand rapidement la rébellion à quatre autres cuirassés et aux deux canonnières. Les équipages hissèrent le drapeau rouge, chantèrent L’Internationale et la Chanson des fayots et lancèrent des insultes au vice-amiral Amet quand il essaya de haranguer les mutins. Le jour suivant, « l’embuscade » de la route Morskaïa aggrava encore plus les tensions, quand un officier français commanda à des troupes grecques d’ouvrir le feu à la mitrailleuse sur des mutins français et des citadins manifestant dans Sébastopol, blessant plusieurs Français, dont un mortellement8. Les archives révèlent que la victime inconnue était Raymond Morvan, 19 ans, originaire du 17e arrondissement de Paris9. Le 23 avril, le France rentre à bon port, avec des marins croyant en la parole d’honneur de leur commandant, affirmant qu’ils avaient obtenu gain de cause. Ce n’est qu’au moment de leur arrestation à Bizerte, le 1er mai, qu’ils se rendirent compte du contraire. Avec les nouvelles de la révolte de Sébastopol, les mutineries au sein de la Marine s’étendirent à d’autres endroits de la mer Noire du 27 avril au 10 mai10. La révolte entra alors dans une nouvelle phase entre mai et août, se diffusant de la Méditerranée à la France, impliquant marins, soldats et ouvriers dans des villes portuaires, touchant Istanbul, Toulouse, Bender (Bessarabie), Toulon, Rochefort, Brest, Bizerte, la mer Baltique, Itea (Grèce), et Beyrouth.
4La Valse d’Odessa porta la révolte à travers le corps expéditionnaire français comme l’avait fait la Chanson de Craonne dans les tranchées mutinées de 191711. On prétend que les autorités offrirent une récompense de 100 000 francs et une démobilisation immédiate pour la dénonciation de son auteur, qui resta néanmoins inconnu. Les mutineries de 1919 furent en tout cas beaucoup plus que deux jours de folie, ainsi que le décrivit avec dédain le ministre de la Marine, Georges Leygues, à la Chambre des députés12. L’insubordination militaire dura de novembre 1918 à août 1919, impliquant des milliers de militaires et limitant la capacité du gouvernement à intervenir militairement au côté de la contre-révolution dans la guerre civile russe. Par la suite, une campagne finalement couronnée de succès revendiqua l’amnistie pour les mutins emprisonnés. Les événements se sont inscrits dans la mémoire collective, dans des romans, des pièces de théâtre, des mémoires et des histoires populaires, célébrant les héros de la mer Noire.
Notes de bas de page
1Matt Perry, Mutinous Memories: a Subjective History of French Military Protest in 1919, Manchester, Manchester University Press, 2019 ; Philippe Masson, La marine française et la mer Noire, 1918-1919, Paris, Publications de la Sorbonne, 1982.
2SHD, 7N393, télégramme, 24 novembre 1918 ; Patrick Facon, « Les mutineries dans les corps expéditionnaires français en Russie Septentrionale (décembre 1918-avril 1919) », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 1977, p. 463 ; L’Humanité, 21 août 1919.
3SHD, 7N800, note sur l’affaire du 58e d’infanterie.
4Archives départementales de Seine-Saint-Denis, fonds André Marty, 281J IV E2.22, lettre de François Mauence (Justice) à Marty, 31 août 1924.
5SHD, 7N393, télégramme 394-8, 2 mars 1919 ; SHD, 7N393, télégramme 601‑3, 4 mars 1919 ; SHD, 7N393, télégramme 2319 B3/3, 6 mars 1919.
6Philippe Masson, « The French Naval Mutinies of 1919 », dans Christopher M. Bell, Bruce A. Elleman (dir.), Naval Mutinies of the Twentieth Century: an International Perspective, Londres, Frank Cass, 2003, p. 119.
7SHD, SS Ed 30, rapport du capitaine de frégate Garnier au contre-amiral, 27 avril 1919.
8P. Masson, La marine française…, op. cit., p. 267. Bien qu’affirmant à tort qu’il n’y a pas eu de mort le 21 avril, on peut aussi se référer à Andrew Orr, « The Myth of the Black Sea Mutiny: Communist Propaganda, Soviet Influence and the Re-Remembering of the Mutiny », French History, 32/1, 2018, p. 91.
9SHD, SS Ed 30, rapport du lieutenant de vaisseau Vaublanc, 24 avril 1919.
10SHD, SS Ed 30, rapport de l’enseigne de vaisseau Durand au commandant du Mameluk, 7 mai 1919.
11Robert Brécy, Florilège de la chanson révolutionnaire. De 1789 au Front Populaire, Paris, L’Atelier, 1990, p. 247.
12Jacques Raphaël-Leygues, Jean-Luc Barré, Les mutins de la mer Noire, Paris, Plon, 1981, p. 63‑64, 220.
Auteur
Matt Perry est professeur d’histoire du travail à l’université de Newcastle. Son dernier livre est Mutinous Memories: a Subjective History of French Military Protest in 1919 (2019). Il a publié un article dans Le Mouvement Social 272.3 (2020) sur le même sujet. Son Memory of War in France, 1914-45: César Fauxbras, the Voice of the Lowly (2011) concerne le romancier, journaliste et ancien combattant César Fauxbras.
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