L’antimilitarisme en situation coloniale. L’exemple de l’A‑OF de 1914 aux années 1930
p. 101-104
Texte intégral
1Dans Les damnés de la Terre, l’essayiste et psychiatre martiniquais Frantz Fanon énonçait peu de reproches aux militaires, ayant lui-même rejoint la France libre en 1943 et obtenu une bourse d’études par le général Salan. Si l’armée n’avait pas été exemplaire dans les colonies, les militaires comme les administrateurs n’étaient pas suffisamment nombreux pour dominer seuls les espaces coloniaux. Dans les années 1920, il y avait ainsi 17 responsables de l’administration coloniale pour 88 000 habitants en Côte-d’Ivoire. La France, comme l’ensemble des puissances coloniales, multiplia donc les intermédiaires, contre lesquels se concentrait la colère de Fanon.
2L’antimilitarisme dans les colonies demeure une question peu traitée, principalement par manque de sources. Pour autant, la Grande Guerre regorge d’actes d’insubordination qui relevaient davantage d’une opposition à la guerre qu’à l’armée. Les rares, mais néanmoins violentes, révoltes étaient plus dirigées contre les conditions de service et la solde que contre le système militaire. Le degré d’opposition suivait les campagnes de recrutement : plus il y avait d’hommes à recruter, plus les sociétés s’organisaient et mettaient en place une série de dispositifs pour y échapper, même si la campagne de 1918 menée par Blaise Diagne, alors député du Sénégal, ne provoqua pas les mêmes mouvements de révolte.
3Les discours antimilitaires demeuraient également rares, montrant que dans les colonies l’antimilitarisme par les actes l’emporta sur les discours. Le refus du service militaire, sans être constant, structurait en partie les sociétés villageoises. Par ailleurs, les historiens ont renoncé à opposer frontalement sociétés locales et autorités métropolitaines dans leur clé de lecture. Les ministères des Colonies et de la Guerre n’avaient ainsi pas les mêmes objectifs. Si ce dernier souhaitait utiliser les meilleurs hommes au sein de l’armée, y compris pour diriger d’autres hommes en tant que sous-officiers, le ministère des Colonies espérait les garder sur place afin de s’en servir comme intermédiaires. Puis, dans ces sociétés locales, si l’engagement pleinement motivé demeurait rare, il existait. Sur la période abordée, les révoltes eurent tendance à diminuer alors que les taux de réformés se maintinrent à un niveau élevé, soulignant que les sociétés concernées avaient réussi à composer avec ce service militaire. La réponse à cette opposition varia de la répression à l’adaptation aux sociétés locales.
L’antimilitarisme conjoncturel
4L’opposition à l’armée s’accentuait quand celle-ci mettait une pression trop forte sur la société locale pour le recrutement en porteurs et soldats. Le village se retrouvait alors privé de ses hommes les plus dynamiques pour une période souvent longue. Pour le recrutement, les administrateurs coloniaux fixaient des quotas aux chefs de village, qui avaient ensuite une totale liberté pour favoriser certains clans au profit d’autres, et se débarrasser de rivaux. À partir de 1915, les états-majors incorporèrent avec plus de contrainte, provoquant des révoltes.
5Le décret du 5 octobre 1915 appela au recrutement de 50 000 soldats en Afrique occidentale française. Les sociétés villageoises avaient déjà été fortement ponctionnées par le recrutement de porteurs pour les premiers combats contre l’Empire allemand. La révolte éclata en novembre 1915 et partit du village de Bona qui avait fourni 100 porteurs pour la guerre au Togo et devait désormais présenter 36 soldats, avant de s’étendre depuis la boucle de la rivière Volta Noire jusqu’au cercle de Ouagadougou et la rivière du Bani dans le Soudan français. Devenue une guerre impliquant l’ensemble des acteurs locaux, elle perdura jusqu’en juillet 1916. Le refus avait été immédiat face à cette nouvelle ponction et les femmes s’illustrèrent par leur contestation et l’organisation de la fuite des maris vers d’autres cercles ou des colonies britanniques. La révolte et la répression par l’armée coloniale durèrent de novembre 1915 à juillet 19161. Céleste Coulibaly parle ici de guerre en raison des moyens déployés. Pour autant, il n’y eut pas deux blocs, puisque plusieurs villages passèrent côté français au cours des affrontements, en fonction de leurs intérêts et de l’évolution du rapport de force. Les révoltés n’hésitèrent pas à raser ces villages en guise de représailles.
6Le recrutement de 1918, mené par Blaise Diagne, fut couronné par davantage de succès. Soixante-dix mille hommes répondirent à l’appel contre les 50 000 prévus. Diagne vint en personne dans plusieurs cercles en 1918 et par la négociation trouva une série de compromis qui permit le retour de nombreux hommes. Il laissa davantage faire les autorités locales. En multipliant les intermédiaires, l’autorité militaire française n’était plus celle qui venait chercher les hommes forts du village.
7La lassitude de la population venait également de l’effort colossal demandé pour le portage, qui obligeait les hommes à s’absenter contre une rémunération des plus modiques. Toutefois, cet antimilitarisme demeurait ponctuel et la révolte restait rare hors du temps de guerre, surtout après 1920. En revanche, les sociétés mirent en place des systèmes et des ruses permettant d’échapper au service avec davantage de discrétion et mettant en échec tout le système de recrutement.
L’antimilitarisme en temps de paix
8Jusqu’en 1919, le recrutement reposait sur le volontariat, mais ce terme recouvrait plutôt des arrangements dans le cadre local. Les autorités métropolitaines exigeaient un certain nombre d’hommes, peu importe la manière dont les cercles remplissaient ces quotas. Les hommes présentés étaient donc soit le fruit d’une négociation au sein du cadre villageois, soit le résultat d’un rapport de force.
9La première possibilité pour ne pas faire son service était de se faire réformer, et ici les imaginations s’avéraient débordantes. Les hommes ne se nourrissaient plus, les femmes leur donnaient des médicaments pour les affaiblir, les taux d’inaptitude furent aussi assez impressionnants pour l’ensemble de la période, puisqu’en Afrique occidentale française ils avoisinaient le plus souvent 70 %. Comme la limite en taille était d’1 m 66, les villageois présentaient des hommes légèrement inférieurs à ce seuil afin de les voir réformer. En octobre 1915, dans le cercle du Baoulé, les hommes prirent des médicaments et diminuèrent leur ration alimentaire afin d’être déclarés inaptes. Certains documents mentionnent également des pouces coupés, ce qui signifiait forcément être déclaré inapte. D’autres simulaient la myopie et la surdité2.
10La fuite vers d’autres cercles se présentait comme une autre alternative. Quand la commission de recrutement vint à Ouossou en 1916, en Côte-d’Ivoire, elle constata l’absence de 170 hommes. D’autres fuyaient vers les colonies britanniques, comme le Liberia. Les fuites prirent de telles proportions que les autorités britanniques le firent remonter aux Français. En Assinie, 18 900 réfugiés venus de Côte-d’Ivoire adressèrent une pétition aux autorités britanniques. Le ministre des Affaires étrangères, Arthur Balfour, réclama une amnistie pour ces hommes. La principale fuite demeurait cependant dans la brousse environnante, le temps que la commission ait terminé son passage. Si la désertion était possible, elle variait fortement d’une colonie à l’autre, puisqu’elle s’élevait de 5 % au Sénégal pendant la Grande Guerre contre 17,5 % en Guinée. Ces désertions avaient surtout lieu parmi les recrues qui savaient qu’elles allaient partir en Europe.
Réprimer et limiter l’antimilitarisme en A‑OF
11Les autorités militaires et administratives étaient bien conscientes du sous-encadrement administratif et devaient trouver d’autres moyens que la répression pour lutter contre les mouvements séditieux. Force est de constater que la plupart des effectifs demandés chaque année furent tenus, l’armée et l’administration coloniale parvinrent donc à composer avec ces attitudes antimilitaires. La pression sur les sociétés coloniales se maintint après la Grande Guerre puisqu’il fallait compenser les classes creuses. Les sociétés locales comprirent mal la mise en place du service militaire alors que la guerre était terminée. Pourtant, si les révoltes se raréfièrent, les autres phénomènes se maintenaient à un niveau élevé. Quelques révoltes eurent lieu dans les cercles voisins des colonies britanniques, dont le Nigeria et le Togo, où les populations n’étaient assujetties à aucune conscription. Pour limiter les oppositions, les autorités métropolitaines s’appuyèrent sur les associations d’anciens combattants. Une triple compensation fut également prévue pour les anciens soldats : une prime de démobilisation, la proposition d’emplois réservés comme gardien de parcs ou un avantage citoyen qui ne fut jamais octroyé.
12La méthode de recrutement changea avec le décret du 30 juillet 1919, qui fixa le nombre de soldats à recruter à partir de cette date et pour l’année 1920. Le gouverneur général Martial Merlin se plia aux demandes du ministère. La pratique s’enracina peu à peu, les fuites devinrent moins nombreuses et l’engagement fut également mis en valeur. Plus il y avait de volontaires, moins le nombre de conscrits à prélever était important. Dans certains villages de Côte-d’Ivoire, la prime versée aux familles des engagés volontaires de la part du village pouvait atteindre 1 000 francs, alors que la prime versée par l’armée française était de 100 francs la première année, puis 30 francs par année à partir de la deuxième. Le but était d’éviter que la commission de recrutement n’ait à venir dans le village. Les sociétés coloniales reposaient sur un cadre théorique fixé en métropole et une certaine flexibilité permise dans la pratique. Les commissions de recrutement évitaient ici de mettre la pression sur des sociétés jugées réfractaires ou des nomades comme les Peuls ou les Maures. Quelques efforts furent aussi fournis pour les conditions de service.
13Ces mesures n’entraînèrent pas pour autant une augmentation du nombre de volontaires. Donc, pour limiter le taux d’inaptes, les commissions de recrutement furent moins regardantes au prix d’une hausse de la médiocrité du recrutement. Un médecin général qui inspecta les nouvelles recrues en 1936 releva six cas d’insuffisance dentaire, un cas de hernie et même un artilleur qui n’avait pas la taille requise alors que ces hommes avaient été validés par les commissions de recrutement. Ce constat découlait de mesures de tolérance prises en 1935 : les candidats ayant des problèmes de vue pouvaient ainsi porter des lunettes pour l’examen d’acuité visuelle ; porter une prothèse dentaire pour le calcul du coefficient de mastication. Si la hernie fut maintenue parmi les causes d’ajournement, les pointes d’hernie en furent retirées3.
14Les sociétés coloniales ne furent donc pas fondamentalement antimilitaires et l’administration civile au quotidien était plus brutale que l’armée. L’antimilitarisme dans les colonies reflétait la complexité des sociétés coloniales et la part des arrangements. Les autorités, plus par contrainte que par souci du bien-être local, durent composer avec les réalités de chaque village. Comme à chaque fois dans la situation coloniale, le pluriel l’emporta sur tout schéma préconçu. Si l’armée fut brutale en certains endroits et à certains moments, ce ne fut en aucun cas une constante, elle avait tout intérêt à obtenir l’adhésion des intermédiaires et élites et à s’appuyer sur ces derniers pour imposer ses désirs.
Notes de bas de page
1Céleste Coulibaly, La guerre du Bani-Volta (1915-1916), Paris, L’Harmattan, 2017.
2Danièle Domergue-Cloarec, La Côte d’Ivoire et la Grande Guerre, Montpellier, PULM, 2018.
3Anthony Guyon, De l’indigène au soldat. Les tirailleurs sénégalais de 1919 à 1940. Approche anthropologique et prosopographique, thèse de doctorat sous la direction de Hubert Heyriès, université Montpellier 3, 2017.
Auteur
Anthony Guyon est agrégé, docteur en histoire et enseigne en lycée et à Sciences Po. Il est l’auteur de Les tirailleurs sénégalais. De l’indigène au soldat (de 1857 à nos jours) (Perrin, 2022) et coordonne le pôle Histoire de Nonfiction.fr
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