Introduction de la troisième partie
p. 89-96
Texte intégral
1La société française qui se mobilise à l’été 1914 est encore cette nation guerrière célébrée par Léon Gambetta et forgée à l’école de Jules Ferry. Un million et demi de morts et une génération plus tard, c’est un tout autre système de valeurs qui imprègne les soldats de l’an quarante, non moins vaillants, mais plus critiques et lucides sur les périls de la guerre. C’est une « crise de désacralisation de la patrie » qui se joue dans cet entre-deux-guerres qu’il vaudrait mieux rebaptiser « Entre-Deux-France », estime Olivier Loubes1, tant les ruptures sont profondes et durables.
2Inaudible, sinon défait, au début de la Première Guerre mondiale, l’antimilitarisme n’échappe évidemment pas au bouleversement. La critique du militarisme trouve un tout nouvel écho chez les anciens combattants et dans un pays globalement plus méfiant, moqueur ou hostile à l’encontre des képis et des galonnés. Cette sensibilité diffuse et largement partagée se distingue des convictions résolument pacifistes d’une frange plus étroite de la population, déterminée à lutter contre le retour de la guerre et, par conséquent, contre l’armée qui en est la condition sinon la cause. C’est une ligne différente, spectaculaire et subversive qu’adoptent les communistes, dont l’antimilitarisme s’inscrit dans une nouvelle perspective idéologique et géopolitique, sans pour autant réussir à rompre avec les traditions révolutionnaires d’avant guerre.
Résistances et résurgences de l’antimilitarisme par temps de guerre
31914, « le silence s’impose », écrit Pierre Monatte, figure du syndicalisme révolutionnaire et d’un antimilitarisme désormais difficile à exprimer. Parmi les anarchistes, beaucoup se rallient au « défensisme », c’est-à-dire à la guerre, comme l’explique le manifeste des Seize d’avril 1916, où figure la prestigieuse signature de Kropotkine. Qu’importe s’il s’agit d’une « violation des principes pacifistes et antimilitaristes », il faut d’abord affirmer « le principe primordial de résistance à l’oppression », justifie Marie Goldsmith. Combattre l’Allemagne, c’est affronter le « militarisme prussien », ajoute le Dr Pierrot, qui revendique même une cohérence militante : « Nous avons été antipatriotes et antimilitaristes avant, pendant et après la guerre2. » Insoumis d’avant guerre, Eugène Cotte accepte ainsi de lutter contre l’invasion allemande, même s’il persiste à haïr la guerre et l’armée3.
4Parmi ceux qui refusent ce changement de cap, une poignée fait le choix de l’insoumission, à l’image de Manuel Devaldès, qui se cache à Londres : « Si chacun avait fait comme moi, il n’y aurait pas eu de guerre4. » À la différence de ces réfractaires discrets, qui se mêlent au petit nombre fort peu politisé des insoumis et déserteurs5, Louis Lecoin clame haut et fort son refus de la guerre et de l’armée. À peine libéré de trois ans de prison pour propagande antimilitariste, en 1916, il déchire son ordre de mobilisation et rédige un tract pacifiste, « Imposons la paix », qui lui vaut un retour en détention. Il est difficile d’exprimer de telles idées dans un pays où sévissent censure et répression. Des factums antimilitaristes circulent à Paris au printemps 1915, mais leurs rédacteurs sont lourdement condamnés6, tout comme le sont Maurice Charron et Émile Armand, emprisonnés pour avoir incité au refus du service militaire7. Plus prudent, Sébastien Faure n’en subit pas moins les foudres de la censure dans son journal pacifiste, CQFD (Ce qu’il faut dire).
5Ralliés à l’Union sacrée, les socialistes laissent éclore une minorité critique, attachée aux options diplomatiques, tant bien que mal représentée aux conférences de Zimmerwald, Kiental et Stockholm. Cette frange prend de l’ampleur et le contrôle du parti à la fin de la guerre. Ancrés dans le consensus patriotique, ces dissidents ne s’en prennent toutefois pas à l’armée, à l’exception du député de l’Allier, Pierre Brizon. Ennemi juré du « militarisme », celui-ci vote contre les crédits de guerre et défend les mutins de 1917. Surveillé de près8, il fonde, début 1918, un « hebdomadaire de débourrage et de combat », La Vague, qui circule clandestinement dans l’armée9 et nourrit les élans de révolte.
6Il existe, en effet, une colère sourde contre les « mesquineries de caserne », les « vexations continuelles de galonnés », le « militarisme français10 ». La rancœur perce dans les lettres de poilus, en dépit de la censure. Mêlée à d’autres causes, elle produit une crise d’obéissance, qui culmine avec les mutineries de mai-juin 1917. « Ils ne veulent plus rien savoir », disent tous les témoins, sidérés par la brutalité des mots et des actes : des officiers giflés, un général aux étoiles arrachées, des cris répétés, « Assassins ! Buveurs de sang11 ! ». Que la plupart des mutins n’aient pas de projet politique, qu’ils reprennent ensuite leur place, contraints et forcés par une discipline de fer, c’est un fait. Ces éclats d’indiscipline n’en traduisent pas moins une sensibilité antimilitariste, qui circule activement dans le monde combattant : « Honte à la gloire militaire, honte aux armées, honte au métier de soldat ! », s’exclame ainsi le caporal Bertrand, guerrier héroïque et socialiste militant, figure du Feu d’Henri Barbusse. Rescapé de la censure et couronné par le Goncourt 1916, ce roman popularise l’esprit critique des poilus, dont l’antimilitarisme mêle, selon Antoine Prost12, « réactions instinctives et raisons mûrement réfléchies ».
7Ce sentiment persiste au sein des associations d’anciens combattants – surtout l’ARAC dont Barbusse est l’un des fondateurs –, qui entament, dès la fin de la guerre, un long combat pour obtenir la réhabilitation des fusillés pour l’exemple et la réforme du code de justice militaire. À défaut de promouvoir un antimilitarisme qui reste isolé et sulfureux, cantonné à de rares monuments aux morts militants, elles luttent efficacement contre les résurgences du militarisme, imposant par exemple la funèbre présence des mutilés en tête du « cortège de la victoire » du 14 juillet 1919 et veillant contre l’instrumentalisation patriotique des commémorations : « Les morts, morts pour que les corps d’armée et les généraux ad hoc ne soient plus qu’un mauvais souvenir, croyez-vous qu’ils jubileraient s’ils pouvaient voir les généraux postillonner sur leurs tombes ? », s’indigne ainsi César Fauxbras13.
Antimilitarisme et pacifisme après la « der des ders » ?
8Au lendemain de l’armistice, la hiérarchie peine à contenir des soldats pressés d’être libérés et furieux d’être soumis aux rigueurs désormais incongrues de la discipline militaire et au rythme trop progressif d’une démobilisation par classe d’âge. Dans une tension aggravée par le contexte politique et social des grèves14, on observe ainsi des gestes de défi, à l’image d’une manifestation de plusieurs milliers de soldats dans les rues de Chartres, le 1er juillet 191915. Ces actes isolés sont toutefois vite oubliés, à la différence des mutineries de la mer Noire d’avril 1919, quand se révoltent les marins envoyés combattre les bolcheviks. Les condamnations qui frappent une centaine d’entre eux suscitent la mise en place de puissants comités de défense et la mobilisation des communistes.
9Au début des années 1920, les milieux révolutionnaires tentent de mobiliser contre le départ des nouvelles classes appelées au service militaire, mais « l’objectivité oblige à reconnaître que cette agitation n’avait qu’un impact très relatif dans les couches populaires », avoue Nicolas Faucier, militant anarchiste, l’un des acteurs de ce combat16. Le faible écho de l’antimilitarisme s’explique sans doute par la reconfiguration des rapports entre le pays et son armée. L’heure est au raccourcissement du service militaire, qui passe de trois ans à dix-huit mois en 1923, avant de descendre à un an en 1928. Et les contestations les plus radicales prennent plutôt la forme de l’objection de conscience, déjà reconnue par d’autres États17. Cette tactique individualiste est d’abord jugée « antirévolutionnaire et égoïste » par Louis Lecoin ; elle serait un « antimilitarisme de tout repos », ironise même Pierre Mualdès, qui se moque des « réfractaires estampillés par le gouvernement18 ». À cette défiance initiale succède toutefois un soutien actif et structuré dans le cadre de ligues19. La bataille de la médiatisation passe par des grèves de la faim relayées par des comités de soutien, comme le montre l’exemple de Gérard Leretour : emprisonné une première fois en tant qu’insoumis, poussé à l’exil belge, ce militant de l’antimilitarisme décide de revenir se livrer à la justice militaire, en 1933, en diffusant une « lettre ouverte à tous les insoumis » et pour susciter des émules : « Un précédent est créé, aux pacifistes de l’exploiter20 ! »
10Ceux-ci sont-ils prêts à accepter la transgression de l’illégalité, au risque de subir le durcissement de la répression21 ? Le mouvement pacifiste n’avait pas disparu pendant la Première Guerre mondiale22, mais il s’est renforcé, renouvelé et surtout radicalisé. Issue d’une famille de soldats, veuve d’officier, Marianne Rauze explique ainsi que le rejet de la guerre impose nécessairement le refus des armées : « essai d’une doctrine et d’une philosophie de l’antimilitarisme », son livre de 1923, L’Anti-guerre, incarne l’émergence d’un pacifisme intégral23 qui s’organise notamment autour de l’Internationale des résistants à la guerre.
11Ce « pacifisme du refus » trouve un nouveau point d’appui chez les instituteurs du syndicat national, qui expriment, en 1933, leur « volonté de participer activement au désarmement moral », y compris par « l’abandon de la préparation militaire, le refus de participer aux manœuvres de masque contre les gaz », etc. Face au tollé, le ministre de l’Éducation nationale, Anatole de Monzie, lance un rappel aux « convenances nationales » et condamne cet « antimilitarisme scolaire » qui reste, de toute façon, minoritaire, tant le monde des instituteurs reste dominé par un « pacifisme civique » qui réprouve l’antipatriotisme24. Rares sont les ennemis déclarés de l’armée, même si leur nombre et leur audience s’accroissent. Beaucoup partagent, en revanche, un certain malaise quand on leur demande de participer activement à l’effort de défense. Jeune instituteur et futur historien, Pierre Goubert se fait ainsi exclure, à sa « grande joie25 », de la préparation militaire supérieure (PMS) dont l’existence même est vivement contestée, pétition à l’appui, par les élèves de l’École normale supérieure26.
L’antimilitarisme des communistes
12« Très consciemment, je conchie l’armée française dans sa totalité », écrit Louis Aragon dans son Traité du style publié en 1928. Cette même année, le mot « antimilitarisme » fait son entrée dans le dictionnaire Larousse, défini comme un « sentiment de révolte contre les institutions militaires d’un pays ». Si le mot s’impose, c’est bien parce que le parti communiste en fait une priorité stratégique27. Déjà dans les « 21 conditions » rendues publiques en 1920, Lénine évoque la « nécessité absolue de mener une propagande et une agitation systématique et persévérante parmi les troupes ». Mais cet objectif reste secondaire, associé à une volonté plus générale de perturber l’appareil d’État : « La lutte antimilitariste est une forme de notre lutte générale contre le système capitaliste ; elle est la forme extrême de la lutte des classes. » Bien distincte des refus individuels de l’armée, qui ne sont que des « manifestations d’égoïsme contre-révolutionnaire », et du « pacifisme trompeur qui émousse la combativité du prolétariat28 », elle participe d’une logique subversive qui s’exprime lors de l’occupation de la Ruhr et culmine en 1925 avec la guerre du Rif, convoquant le souvenir des mutineries et l’espoir d’une fraternisation : « Aidez les soldats qui veulent se tourner contre leurs chefs pour fraterniser avec les rifains qu’ils ont ordre d’assassiner », entend-on dans les meetings communistes29.
13Ce qui change aussi en 1925, à l’initiative du Komintern davantage qu’en réaction à la guerre du Rif, ce n’est pas la radicalité du propos, mais la réorientation d’un antimilitarisme qui veut désormais privilégier la défense de l’Union soviétique et de l’Armée rouge (fig. 5). Ainsi que le dénonce Albert Sarraut, ministre de l’Intérieur, dans un discours remarqué, « il ne s’agit plus d’une idéologie pacifiste tendant à la suppression des guerres par la suppression des armées, comme l’était l’ancien antimilitarisme. On ne dit plus aux soldats : n’allez pas à la caserne, désertez, soyez insoumis. On leur dit au contraire : Allez à la caserne pour apprendre à vous servir des armes qui vous seront nécessaires dans la guerre civile30 ». Renforçant la surveillance par le biais du carnet B et de listes de révolutionnaires (les « PR »), l’état-major et la police redoutent désormais une « action systématique de pénétration communiste dans l’armée, non pour la détruire, mais pour en faire la conquête31 ».
Figure 5 - La Caserne, no 85, avril 1930

14Qu’en est-il de cette stratégie du noyautage ? Organisé depuis le sommet du parti, le « travail anti » prend la forme d’une activité de propagande ciblée sur les conscrits. Aux articles publiés par L’Humanité s’ajoute une presse spécifique (La Caserne, Le Réserviste), diffusée clandestinement dans le monde militaire, où sa lecture est rigoureusement proscrite. Les militants communistes sont surtout chargés d’organiser des événements (journées d’action, vins d’adieu) et des « amicales », mais les succès restent très en deçà des attentes. Non seulement le « travail anti » ne serait pas assez pris au sérieux par les appareils locaux, mais il se diluerait dans un antimilitarisme trop flou : « Il est absolument indispensable que nous clarifiions les problèmes de lutte contre le pacifisme », explique ainsi Pierre Célor, en 1929 ; « Dans nos rangs encore, on reprend le mot d’ordre petit-bourgeois de désarmement32. » Mais comment y renoncer quand toute une frange du parti est historiquement née du refus de la guerre ? En élargissant l’action antimilitariste à la lutte contre la « défense passive », après 1932, le Parti réactive d’ailleurs cet imaginaire pacifiste.
15Autre facteur d’ambiguïté, la propagande communiste repose pour l’essentiel sur la critique de la vie de caserne, faisant ainsi écho à toute la littérature antimilitariste de la fin du xixe siècle. Les rigueurs de la discipline nourrissent les témoignages d’indignation, et La Caserne popularise un concours des « GDV » (gueules de vache), qui recense les pires chefaillons. On s’attaque aussi aux défaillances de l’intendance, notamment lors des épidémies de grippe : « Douze francs par jour pour nourrir un cheval d’officier, quatre francs pour nourrir un soldat », s’indigne L’Humanité, qui y voit l’explication d’une inquiétante surmortalité. Rien de tel en Union soviétique, précise Pierre Sémard : « Nous faisons immédiatement la différence avec la ratatouille servie dans les casernes de France, la différence avec les chambrées nues et malodorantes où les soldats gèlent l’hiver et cuisent l’été33. » De cette propagande répétée, les conscrits retiennent-ils l’éloge de l’Armée rouge ou la critique des garnisons françaises, rengaine familière sinon consensuelle ? En dépit de sa spécificité soviétophile, l’antimilitarisme du PCF reste inscrit dans une longue tradition.
L’antimilitarisme face au retour de la guerre
16Tout change cependant face aux nouvelles menaces et au retour des bruits de bottes. Signe des temps, le service militaire est rallongé, au printemps 1935, de un à deux ans, et si cette mesure suscite des protestations à gauche, la mobilisation n’a rien de comparable avec le combat mené, une génération plus tôt, contre les « trois ans » de 1913. Il faut dire que le parti communiste lui-même change brutalement de cap, lorsque Staline affirme « approuver pleinement la politique de défense nationale faite par la France » (15 mai 1935) : l’antimilitarisme est sacrifié au nom de l’antifascisme et des réorientations diplomatiques. Un tel revirement suscite inévitablement des malentendus et des réticences, mais les dirigeants communistes invoquent habilement le glorieux souvenir de 1792 et de la levée en masse, ferment d’une armée populaire et révolutionnaire. Cette reconstruction permet d’articuler le devoir de défense, désormais célébré, et la critique des mauvais officiers, héritiers de la noblesse et ennemis de la nation, partisans d’un PSF de « colonels en retraite34 » ou complices de la Cagoule.
17Au lendemain du défilé du 14 juillet 1936, Vaillant-Couturier, cofondateur de l’ARAC et figure de proue de l’antimilitarisme, se réjouit d’avoir vu « les travailleurs de Paris applaudir les soldats, leurs fils, leurs frères ». Un an plus tard, c’est escorté de deux compagnies de gardes mobiles qui lui rendent les honneurs militaires que cet ancien combattant plusieurs fois blessé au feu avant d’être plusieurs fois condamné pour antimilitarisme accomplit son dernier voyage jusqu’au Père-Lachaise : voilà qui traduit le changement d’époque35. Ce profond revirement choque une partie de la gauche pacifiste, notamment les anarchistes, qui protestent contre la « trahison des nationaux-communistes36 ». Instituteur et syndicaliste, Maurice Dommanget dénonce le ralliement à la Marseillaise, « chant de guerre et de militarisme, composé en vue de la guerre, dans un milieu de guerre, par un officier de carrière sorti de l’École militaire, chanté pour la première fois dans un salon rempli d’officiers37 ».
18Mais les hésitations et les déchirements s’amplifient avec la montée des tensions. Si la guerre d’Espagne suscite d’âpres débats, il reste possible – du moins sur le plan théorique – de distinguer la participation armée aux combats républicains, saluée au nom de l’engagement révolutionnaire, d’un enrôlement militaire classique, réprouvé. Cette casuistique ne résiste pas aux accords de Munich et au développement d’un « défensisme » partisan d’une nouvelle union sacrée contre l’Allemagne et la menace fasciste. Arc-boutés sur leurs convictions, espérant une dynamique révolutionnaire qui s’en prenne aux causes de l’impérialisme et de la guerre, les antimilitaristes les plus déterminés se mêlent aux pacifistes intégraux, qui refusent de « mourir pour Dantzig ». En dépit du durcissement sensible de la surveillance policière et de la répression, tracts et déclarations témoignent d’une mobilisation significative bien qu’éparpillée, dirigée contre la guerre plutôt que contre l’armée : « Vous ne devriez pas faire une nouvelle guerre, les généraux sont des salauds et des fumiers », s’écrie toutefois, entre autres exemples, un charpentier provençal38. Cette ligne est bientôt rejointe par le PCF, qui change à nouveau de cap – non sans de vives frictions internes – à la suite du pacte germano-soviétique (23 août 1939) : rejetant la « guerre impérialiste », les communistes retrouvent leur ancien répertoire, mais peinent à se faire entendre et comprendre, isolés et réprimés, impuissants à subvertir la mobilisation39.
19L’entrée en guerre résignée de septembre 1939 contraste avec l’allant patriotique d’août 1914, remarque Louis Lecoin : « En 1939, aucun emballement pour la guerre, non plus aucune réaction contre la guerre – une passivité absolue40 ! » Avec l’aide de Nicolas Faucier, qui refuse de satisfaire à ses obligations militaires, « pacifiste intégral, conséquent et inflexible », il rédige le tract « Paix immédiate » : « Que les armées, laissant la parole à la raison, déposent donc les armes. » Ratifié par une trentaine de pacifistes prestigieux (Giono, Alain, Déat, Jeanson), dont la plupart renient ensuite leur signature, le texte est diffusé à cent mille exemplaires et suscite immédiatement une enquête de la justice militaire, qui aboutit à l’incarcération de Louis Lecoin, finalement libéré en août 1941 dans le cadre d’une amnistie accordée aux pacifistes « qui n’avaient commis d’autre crime que d’être hostiles à la guerre voulue par les Anglais41 ».
20Que les antimilitaristes de la drôle de guerre doivent leur liberté au régime de Vichy, c’est un facteur de discrédit, dont souffrira leur postérité. C’est aussi un étrange paradoxe si l’on considère l’inspiration d’un État peuplé de vieux généraux et de valeurs militaristes : « Jamais une troupe vaincue ne défila autant et avec un tel panache », ironise Robert Paxton, à propos de cette armée d’armistice réduite à cent mille soldats, mais célébrée et érigée en fer de lance d’une régénération nationale également portée par les Chantiers de la Jeunesse42. Si cette mise en scène se veut virile et martiale, elle est plutôt perçue comme la résurrection d’un militarisme strictement disciplinaire, qui contraste avec l’apparente liberté de la Résistance. On sait que les gaullistes se moquent volontiers des giraudistes, qu’ils surnomment les « moustachis » et qu’ils assimilent aux vieux officiers défaits de 1940. Quant aux maquisards, ils acceptent de se calquer, pour partie, sur les modèles et pratiques de l’armée régulière, mais conservent une identité spécifique de réfractaires43.
21Si le pacifisme a beaucoup souffert d’une Seconde Guerre mondiale qui ne lui laissait guère de place, si l’antimilitarisme semble relégué dans le passé à l’heure où le parti communiste affiche sa politique de défense nationale, on ne peut donc pas dire pour autant que le militarisme sorte triomphant des années sombres de Vichy, ni même des débordements d’euphorie de la Libération. Et si Louis Lecoin, désormais retraité, écrit ses mémoires, cela ne veut pas dire qu’il ait renoncé à un combat idéologique dont les fondements restent intacts.
Notes de bas de page
1Olivier Loubes, L’école, l’identité, la nation. Histoire d’un entre-deux-France, 1914-1940, Paris, Belin, 2017.
2Cité par Jean Maitron, Le mouvement anarchiste en France de 1914 à nos jours, Paris, Maspéro, 1975, p. 19‑20. Sur cette ligne de conduite, voir aussi Marie-Louise Puech, Jules Puech, Saleté de guerre ! Correspondance, 1915-1916, Maisons-Lafitte, Ampelos, 2015.
3Eugène Cotte, Je n’irai pas ! Mémoires d’un insoumis, Paris, La Ville Brûle, 2016, p. 188.
4Cité par Jean Rabaut, L’antimilitarisme en France. Faits et documents (1810-1975), Paris, Hachette, 1975, p. 156.
5Même si ces refus de la guerre peuvent ensuite inspirer des interprétations antimilitaristes : André Chamson, Roux le bandit, Paris, Grasset, 1925 ; Julien Gonnet, Gonnet déserteur, Paris, Gallimard, 1934.
6« Factums antipatriotiques », Le Petit Parisien, 22 juillet 1915.
7Galit Haddad, 1914-1919. Ceux qui protestaient, Paris, Les Belles Lettres, 2012.
8AN, F7 15936/1, dossier de surveillance de Pierre Brizon.
9Charles Tillon, La révolte vient de loin, Paris, Julliard, 1969, p. 220.
10Thierry Bonzon, Jean-Louis Robert (éd.), Nous crions grâce. 154 lettres de pacifistes, juin-novembre 1916, Paris, Éditions Ouvrières, 1989, p. 18 et 29.
11André Loez, 14‑18, les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Paris, Gallimard, 2010, notamment p. 249 et suiv. et 377 ; Aurélien Lignereux, « Une décomposition de l’autorité : la crise française de l’obéissance au printemps 1917 », Genèses, 2011/1, p. 140‑149.
12Antoine Prost, Les anciens combattants et la société française, 1914-1940, Paris, Presses de la FNSP, 1977, p. 89‑98.
13César Fauxbras, « Lettre ouverte à M. le ministre de la Guerre sur l’incontinence oratoire dans la Grande Muette », L’Œuvre, 9 novembre 1935.
14« Aux camarades soldats ! », Le Populaire du Centre, 25 avril 1920.
15Bruno Cabanes, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français, 1918-1920, Paris, Seuil, 2004 ; Olivier Wieviorka, Histoire militaire de la France, t. 2, Paris, Perrin, 2018, p. 326.
16Nicolas Faucier, Pacifisme et antimilitarisme dans l’Entre-Deux-Guerres, Paris, Spartacus, 1983, p. 50.
17Jay Winter (dir.), La Première Guerre mondiale, t. 2, États, Paris, Fayard, 2013, p. 628.
18Cité par Maitron, op. cit., p. 38.
19Thomas Dumortier, « La Ligue des droits de l’homme et les objecteurs de conscience », dans Grégory Cingal (dir.), Retour de Moscou, Paris, La Découverte, 2004.
20Gérard Leretour, Soldat ? Jamais, 1re éd. 1933, rééd. Blajan, Solhanets, 2018, p. 133.
21Norman Ingram, « The Circulaire Chautemps, 1933. The Third Republic Discovers Conscientious Objection », French Historical Studies, 2, 1991, p. 387‑409.
22Rémi Fabre et al. (dir.), Les défenseurs de la paix. 1899-1917, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2018, p. 445.
23Marilyn J. Boxer, « Denouncing War Before, During and After. The Antimilitarist Passion of Marianne Rauze, Officer’s Wife, War Widow », French Historical Studies, 1, 2019, p. 101‑125.
24Loubes, op. cit., p. 248‑250.
25Pierre Goubert, Un parcours d’historien, Paris, Fayard, 1996, p. 96.
26Jean-François Sirinelli, Génération intellectuelle. Khâgneux et normaliens dans l’Entre-Deux-Guerres, Paris, Fayard, 1988, chap. 14.
27Georges Vidal, La grande illusion ? Le PCF et la défense nationale à l’époque du Front Populaire, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2006.
28AN F7 13973, « Plan de conférence antimilitariste », s. d. (1923).
29AD Oise, Mp 1916, rapport du commissaire spécial de Beauvais, 16 juin 1925.
30Discours d’Albert Sarraut à la Chambre des députés, 27 mai 1927.
31APP, BA 1716, note de la préfecture de police de Paris, août 1929.
32APP, BA 1716, note d’Étienne Digard (pseudonyme de Pierre Célor), 1929.
33Cité par Vidal, op. cit., p. 49.
34Jean-Paul Thomas, « Le PSF et le monde militaire », dans Olivier Forcade, Éric Duhamel, Philippe Vial (dir.), Les militaires, le pouvoir et la vie publique en France de 1871 à 1962, t. 3, Paris, Presses de la Sorbonne, 1999, p. 417‑429.
35Vidal, op. cit., p. 390.
36Nicolas Faucier, Le Libertaire, 9 juin 1938.
37Maurice Dommanget, « Marseillaise et Internationale », L’école émancipée, 28 juin 1936.
38Signalés aux procureurs de la République, de nombreux incidents font l’objet d’enquêtes, même si les poursuites restent peu nombreuses ; AN, BB18 7007 et 7012.
39Jean-Louis Crémieux-Brilhac, Les Français de l’an 40, Paris, Gallimard, 1990, p. 483 et suiv.
40Louis Lecoin, Le cours d’une vie, Paris, chez l’auteur, 1965, p. 168‑175.
41Selon le journal de Marcel Déat, pacifiste devenu collaborationniste, L’Œuvre, 24 août 1941.
42Wieviorka, Histoire militaire de la France, op. cit., p. 410.
43Raphaële Balu, « Les maquisards de France pendant la Seconde Guerre mondiale. Combattants irréguliers ou armée de la nation ? », 20&21. Revue d’histoire, 1, 2019, p. 81‑95.
Auteur
Arnaud-Dominique Houte est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université, membre du Centre d’histoire du xixe siècle. Il a notamment publié Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol (xixe‑xxe) (Gallimard, 2021) et Les peurs de la Belle Époque. Crimes, attentats, catastrophes et autres périls (Tallandier, 2022).
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