Les cloches de Bâle. Scénographie singulière, échelle européenne
p. 81-85
Texte intégral
1Dans la longue histoire des congrès socialistes, celui de Bâle de novembre 1912 occupe une place spécifique1. Il s’agit, en effet, de la dernière grande réunion de la IIe Internationale, avant le déclenchement de la guerre en 1914. Sa préparation et sa convocation tiennent à des conditions particulières ; contrairement à d’autres rassemblements, elle n’était pas prévue de longue date. En effet, lors du congrès de Copenhague en 1910, il avait été acté que ce serait à Vienne, en 19132, que devait se tenir le prochain congrès. Mais la situation dans les Balkans change la donne : la première guerre balkanique oblige les socialistes à se réunir au plus vite. Déjà, un an plus tôt, la crise marocaine entre la France et l’Allemagne avait menacé d’embraser le continent entier.
2Dans ce contexte, le Bureau socialiste international (le « BSI », fondé en 1900 pour coordonner plus efficacement l’action des différents partis socialistes à travers le monde), réuni à Bruxelles le 29 octobre 1912, décide de convoquer une grande manifestation d’opposition à la guerre : « C’est pour donner à la protestation et à l’action contre la guerre le plus d’unité possible et d’efficacité que le Bureau socialiste international a décidé la convocation dans le plus bref délai d’un Congrès international extraordinaire3. » La date est fixée aux 24 et 25 novembre. Au carrefour de l’Europe, la ville de Bâle est choisie. La municipalité accepte et choisit de solliciter les autorités ecclésiastiques pour accueillir une manifestation préalable au congrès. Elles acceptent, par sympathie pour la cause de la paix. La cathédrale accueillera donc les délégués de l’Internationale.
3Se mobiliser contre la guerre est devenu depuis quelques années un des principaux objectifs de l’Internationale. Et, malgré le drame qui se joue dans les Balkans, les « antimilitaristes » (le « pacifisme » étant jugé suspect et trop « bourgeois » par l’écrasante majorité des socialistes) semblent avoir le vent en poupe. 1912, c’est l’année où Karl Liebknecht, figure de l’aile gauche de la social-démocratie allemande, député depuis 1908 au Landtag de Prusse, entre au Reichstag ; une entrée symbolique, qui a lieu à l’issue d’un scrutin qui place le Parti social-démocrate allemand (SPD) en tête des suffrages, avec près d’un tiers des voix. Ailleurs, la progression est moins impressionnante, mais aucun gouvernement des grandes puissances européennes ne peut se permettre d’ignorer cette force montante. À Bâle, le Britannique Keir-Hardie évoque les représentants de « 45 millions de membres des classes ouvrières4 ». Dans cet ensemble, tout le monde ne se revendique pas haut et fort d’un antimilitarisme militant comme Liebknecht : d’autres misent sur une régulation des États, veulent réformer l’armée et demeurent bien à distance des plus radicaux. Bâle va être l’occasion de mesurer ces différences.
Une démonstration de force
4Moins qu’un nouveau congrès de l’Internationale avec des délégués discutant de telle ou telle position sur une multitude de sujets, Bâle est avant tout l’occasion de montrer la « culture de la manifestation » du socialisme organisé5. En effet, à l’arrivée des délégations, d’importants cortèges de plusieurs nationalités se forment. Ils défilent dans toute la ville, donnant à voir les forces importantes des différents partis socialistes. La traversée des rues de Bâle se termine par un grand rassemblement pour la paix dans la cathédrale, monument dont la « sévérité luthérienne » décrite par les sources correspond à merveille à l’état d’esprit de ceux qui se pensent comme les représentants authentiques et légitimes du prolétariat. À la fin du défilé, les cloches de Bâle résonnent ; elles entrent dans l’histoire. Le compte-rendu du BSI évoque ainsi l’épisode : « À l’arrivée du cortège devant la cathédrale, les cloches se mirent à sonner, retentissantes, comme pour un service solennel, et pendant que les drapeaux rouges de l’Internationale entraient lentement dans la nef, l’orgue entonna l’Hymne à la paix de Beethoven. Ce fut un moment saisissant dont les camarades présents se souviendront toute leur vie6. »
5Plusieurs dirigeants socialistes de premier plan y prononcent des discours devant des milliers d’auditeurs. Celui qui retient le plus l’attention du compte-rendu du BSI – et qui contribuera largement à la légende de Bâle – est l’exposé enthousiaste de Jean Jaurès. C’est lui qui évoque avec le plus de force la scène : « Nous avons été reçus dans cette église au son des cloches qui me parut, tout à l’heure, comme un appel à la réconciliation générale7. »
« Pour une action contre la guerre »
6Le congrès en tant que tel se tient dans la salle de la Burgvotei de Bâle. Un seul point est mis à l’ordre du jour : « La situation internationale et l’entente pour une action contre la guerre ». Il réunit 555 délégués représentant 21 nations d’Europe. La scénographie est particulièrement travaillée ; le compte-rendu de la séance inaugurale insiste sur cet aspect : « Au fronton de la scène se déroule une large banderole portant les devises : “Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !” et “Guerre à la guerre !” Aux galeries de la salle, les drapeaux rouges des organisations ouvrières suisses. Des portraits de Marx, Engels et Lassalle ornent les murs8. » Elle s’ouvre par une évocation des congrès de la Ire Internationale suisse des années 1860, qui réunissait bien moins de monde ; un souvenir permettant de mesurer les progrès réalisés depuis. Puis l’analogie avec le rôle historique de la ville est développée : « De 1431 à 1448, donc pendant presque autant d’années que vos délégués disposent d’heures ici, un concile était réuni à Bâle. […] il ne réussit pas à mettre de l’ordre dans le chaos dans lequel vivait le monde chrétien d’alors. Puisse votre Congrès réussir9. » On insiste encore sur « l’usage de notre vénérable cathédrale ».
7Une fois le débat ouvert, tous les échanges évoquent l’opposition à la guerre et la façon dont il faut la structurer. Les grands leaders internationaux multiplient les appels internationalistes : Jaurès pour la France, Hugo Haase pour l’Allemagne, Keir Hardie pour la Grande-Bretagne. Les plus à gauche, comme Clara Zetkin ou Rosa Luxemburg, prononcent des discours encore plus enflammés, envisageant le recours à la grève générale pour empêcher un conflit mondial. L’enthousiasme de nombreux délégués est manifeste ; ils ont l’impression – et les grandes manifestations qui suivront immédiatement le congrès les conforteront dans ce sentiment – que l’histoire leur appartient. Bâle est une éclatante preuve de la force irrésistible du socialisme organisé. Alexandra Kollontaï, militante russe et future actrice de premier plan de la révolution bolchevique, en rend compte dans une lettre à un ami de la manière suivante : « Cette vieille cathédrale, la voix merveilleuse de Jaurès, l’admirable tête chenue de mon bien-aimé Keir-Hardie, les orgues, les chants révolutionnaires, les meetings… Je suis encore ivre de ce que je viens de vivre10. »
Ambiguïtés et postérités
8Au bout du compte, une résolution – qui avait été préparée en amont par les membres du BSI présents à Bâle le 23 – est votée à l’unanimité. La lutte contre la guerre y est évoquée avec force et lyrisme, mais pourtant « c’est le silence le plus total sur les moyens concrets à utiliser dans la lutte contre la guerre11 ». En effet, comme l’écrit le dirigeant socialiste français Jean Longuet l’année suivante, il s’agissait avant tout de mettre en scène « une éclatante démonstration de l’unité du mouvement socialiste contre la guerre, une harmonieuse manifestation de la puissance de l’Internationale12 ». Une tonalité ferme donc, mais sur les moyens d’action on en reste à des principes plutôt généraux, reprenant les déclarations des congrès antérieurs, notamment celui de Stuttgart de 1907 : « Si une guerre menace d’éclater, c’est un devoir de la classe ouvrière dans les pays concernés […] de faire tous leurs efforts pour empêcher la guerre par tous les moyens qui leur paraîtront le mieux appropriés et qui varient naturellement selon l’acuité de la lutte des classes et la situation politique générale13. »
9Aussi, dans le détail, les avis divergent. Jaurès, loin d’être rallié à l’idée d’un arrêt total de la production pour empêcher la guerre, écrit, entre autres, un article quelques jours plus tard dans La Dépêche de Toulouse. Il évoque ce que feraient les socialistes en cas de guerre : « En vérité, il n’est pas possible de donner une réponse d’une certitude mécanique à cette question formidable. Il n’est pas possible de dire à l’avance : c’est par tel acte déterminé que dans l’heure trouble de la tempête les prolétaires feront sentir leur force14. » On est ici assez loin des revendications d’un Gustave Hervé ou d’un Karl Liebknecht. Ce dernier, par exemple, cherche dans les congrès du SPD à faire voter une motion défendant l’idée du déclenchement de la grève générale en cas de guerre, sans parvenir à réunir une majorité à sa cause.
10Si le discours de Jaurès dans l’antique cathédrale reste gravé dans les mémoires, Bâle occupe une place ambivalente dans l’histoire du socialisme. Le mouvement communiste en fera un moment précurseur de l’effondrement et de la « trahison » de l’Internationale en 1914 : à Bâle, les délégués les plus « à droite » ont empêché d’afficher clairement la grève générale comme moyen indispensable de lutte contre la guerre. Le romancier Louis Aragon, membre du PCF et une des plumes les plus en vue, consacrera au congrès un de ses romans parmi les plus célèbres, Les cloches de Bâle (1934). Alors en rupture avec le surréalisme et commençant à développer le « réalisme socialiste », l’écrivain met en scène dans son roman un Jaurès ambivalent, à la fois une « figure d’unité du monde socialiste, mais aussi […] l’auteur de choix plus hasardeux15 », enclin au compromis et trop peu critique du colonialisme. Et tout en décrivant la mobilisation et la volonté sincère de nombreux militants Aragon évoque avec gravité « les visages des traîtres qui devaient, dix-huit mois plus tard, livrer aux seigneurs de la guerre les prolétariats européens16 ». Regard caricatural ? Le propos d’Aragon est assurément marqué par la ligne du PCF : une dénonciation virulente et tous azimuts de la social-démocratie, quelques mois avant le tournant du « Front populaire ». Mais il révèle combien Bâle n’a pu pleinement entrer dans la légende militante : l’extraordinaire mobilisation européenne de 1912 et l’écho des cloches seront effacés à l’été 1914. Antimilitaristes et pacifistes radicaux lui préfèreront les réunions, pourtant bien plus confidentielles, de Zimmerwald (1915) et Kiental (1916), perçues comme les préludes glorieux des révolutions de 1917-1919, qui devaient durablement bouleverser les équilibres politiques et sociaux du vieux continent17.
Notes de bas de page
1Bernard Degen, Krieg dem Kriege! Der Basler Friedenskongress der sozialistischen Internationale von 1912, Bâle, Z‑Verlag, 1990.
2Repoussé à 1914, ce congrès ne se tiendra finalement jamais en raison du déclenchement de la guerre.
3Bureau socialiste international (éd.), Les congrès socialistes internationaux. Ordres du jour et résolutions, Genève, Minkoff reprint, vol. 3, 1976, p. 20.
4Congrès International extraordinaire, Bâle, 24‑25 novembre 1912, Genève, Minkoff Reprint, 1980, p. 32.
5Kevin Callahan, Demonstration Culture: European Socialism and the Second International, 1889–1914, Leicester, Troubadour Publishing Ltd, 2010.
6Congrès International extraordinaire, Bâle, op. cit., p. 30.
7Ibid., p. 36.
8Ibid., p. 27.
9Ibid., p. 28.
10Lettre d’Alexandra Kollontaï à T. L. Scepkina-Kupernik citée par Georges Haupt dans son introduction à : Congrès International extraordinaire, Bâle, 24‑25 novembre 1912, Genève, Minkoff Reprint, 1980, p. 9.
11Élisa Marcobelli, L’internationalisme à l’épreuve des crises. La Deuxième Internationale et les socialistes français, allemand et italiens (1889-1915), Nancy, L’Arbre bleu, 2020, p. 256.
12Jean Longuet, Le mouvement socialiste international, Paris, Aristide Quillet, 1913, p. 71.
13Ibid., p. 43.
14Cité par Georges Haupt, Le congrès manqué. L’Internationale à la veille de la Première Guerre mondiale. Études et documents, Paris, Maspero, 1965, p. 47.
15Marie-France Boireau, « Le Jaurès d’Aragon », Parlement[s], Revue d’histoire politique, 2/2016, p. 155.
16Louis Aragon, Les cloches de Bâle, Œuvres romanesques complètes, t. 1, Paris, Gallimard, (Bibliothèque de la Pléiade), 1997, p. 997.
17Bernard Degen, Julia Richers (dir.), Zimmerwald und Kiental. Weltgeschichte aufdem Dorfe, Zurich, Chronos Verlag, 2015.
Auteur
Jean-Numa Ducange est professeur d’histoire contemporaine à l’université de Rouen Normandie et membre junior de l’Institut universitaire de France. Il est spécialiste de l’histoire des gauches et du marxisme en France et dans les pays germanophones. Parmi ses dernières publications : La République ensanglantée. Berlin, Vienne : aux sources du nazisme (Armand Colin, 2022) ; Quand la gauche pensait la nation. Socialismes et nationalités à la Belle époque (Fayard, 2021, à paraître en chinois et anglais).
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