L’affaire d’Argoungou (1901‑1910) : lutte des classes, antimilitarisme et anticolonialisme
p. 77-80
Texte intégral
1Étonnante par sa durée, l’affaire d’Argoungou est tout à fait inhabituelle par son évolution. Elle commence en 1901 avec l’arrestation de trois soldats dans la sphère d’influence française en Afrique, non loin du Niger, à Argoungou : accusés d’être des déserteurs de l’armée française, trois hommes sont suspectés d’avoir tué un capitaine britannique dans « la Nigéria1 » septentrionale. Du fait de la proximité des crises de Fachoda et de la mission Voulet-Chanoine, la question est immédiatement propulsée au rang d’affaire coloniale. Elle s’achève près de dix ans plus tard, quand le colonel Péroz, l’officier qui a donné l’ordre d’arrêter les trois hommes, décède. Dans l’intervalle, il n’a pas cessé de se battre contre les accusations d’emprisonnement abusif portées par les trois soldats déserteurs, anciens sous-officiers français2. Par des rebondissements successifs, ce qui n’était qu’une affaire coloniale se transforme au fil du temps en une question de justice militaire puis une affaire pénale sur fond de climat antimilitariste et anticolonialiste grandissant. C’est donc sous la forme d’une valse à trois temps qu’il faut envisager cette affaire. Elle montre parfaitement que le terreau premier de l’antimilitarisme se trouve dans l’armée elle-même, dans une rivalité de classe, non dite, entre officiers et sous-officiers, y compris entre ceux qui sont sortis du rang.
L’affaire d’Argoungou, une affaire coloniale
2En janvier 1899, trois soldats du 5e régiment d’infanterie de marine, les soldats Abel Beudard, Joseph Buret et Pierre Desamblanc, en garnison à Cherbourg, désertent de l’armée française. Après un court séjour à Anvers, ils gagnent Liverpool, d’où ils s’embarquent pour l’Afrique occidentale. Ayant débarqués vers le milieu de mai à Accra, dans la Gold Coast, à la recherche de la fortune, ils sollicitent des Britanniques l’autorisation de s’établir dans le pays afin d’y faire du commerce. Quelque temps après, Buret et Desamblanc remontent la Volta Blanche, traversent le Dahomey et reviennent à Lagos, où ils sont engagés par une compagnie belge pour une nouvelle expédition.
3Dans les premiers mois d’avril, dans le nord de la Nigeria, dans la région de Sokoto, accusés d’avoir volé un troupeau de bœufs aux populations locales de Yesga, ils sont obligés de fuir la région. Devant les risques de désordres, les autorités britanniques demandent au capitaine Keyes de retrouver ces Blancs, de les désarmer et de rendre le bétail. La rencontre, en juin 1901, se passe mal. À la suite d’une violente altercation, Buret, selon l’agence Reuter, de Londres, ou Desamblanc, d’après Le Grauhic, tue le capitaine Keyes. Les déserteurs fuient la zone britannique pour se réfugier dans la zone française.
4Mais ils sont aussitôt arrêtés par la troupe du poste de Filingué commandée par le capitaine Cornu, qui traite les hommes et leurs boys indigènes comme des détenus de droit commun3. Jugeant que cette affaire ne relève pas de l’armée, les responsables militaires locaux – le colonel Péroz, commandant en chef du IIIe Territoire militaire – se montrent soucieux d’éviter un nouveau Fachoda. Ils décident de remettre les trois hommes aux autorités britanniques. Les croyant belges, ils ne prennent pas en compte leur probable qualité de sujets nationaux, pas plus que le traité du 14 août 1876, qui règle les questions d’extradition entre Français et Anglais en Afrique. Remis en septembre 1901 au capitaine Mac Lachlau, à Girie sur le Niger, et de là conduits en canot à Jebba, les trois explorateurs commerçants sont condamnés à mort par une cour de justice anglaise.
Justice militaire versus Droits de l’homme
5L’affaire rebondit en septembre 1901 quand le ministre des Colonies, Albert Decrais, apprend la condamnation à mort des trois Français. Aussitôt, il reproche au colonel commandant le IIIe Territoire d’avoir remis des prisonniers français aux Anglais sans en référer à Paris. Pour sa défense, Péroz fait valoir l’indistinction des frontières, l’absence de documents prouvant la nationalité des trois hommes, l’impossibilité de disposer d’archives au sein du IIIe Territoire militaire nouvellement créé et enfin la durée, fort longue, de circulation de l’information entre le Soudan intérieur et Paris (deux à trois mois aller-retour). Sacrifiant un officier sur l’autel des négociations de l’Entente cordiale, le ministre demande au gouverneur général, Victor Lanrezac, de remettre le colonel Péroz à la disposition de son arme. Officiellement, Péroz est lâché par son institution pour n’avoir pas respecté les règles du traité du 14 août 1876 ; plus discrètement, on lui reproche son initiative, estimant qu’elle a aggravé les difficultés au lieu de les amoindrir.
6Pendant ce temps, les trois Français ont été condamnés à mort par le tribunal de Yebba. La peine, qui doit être appliquée le 4 novembre 1901, ne vaut que pour deux d’entre eux – Buret et Desamblanc –, car le troisième, Abel Beudard, est décédé de la fièvre en prison. Sur fond d’une immense campagne de presse qui alerte l’opinion publique française, Henri Coulon, président de la Ligue pour la défense de la liberté individuelle, et Gustave Babin, rédacteur de L’Illustration, lancent l’affaire ; ils sont suivis par l’opinion française et des auteurs tels que Charles Morice, Henry Maret, Urbain Gohier, Georges Clemenceau. Des négociations s’engagent entre les ministères des Affaires étrangères de part et d’autre de la Manche pour suspendre l’extradition, puis organiser un jugement à Saint-Louis du Sénégal, afin de régler la question du meurtre du capitaine britannique. Dans la presse, l’affaire est déjà jugée : il s’agit d’une erreur judiciaire, les accusés étant victimes d’une administration tatillonne.
7Chemin faisant, les anciens sous-officiers, désormais emprisonnés dans une prison dakaroise, trouvent judicieux de se rapprocher de la Ligue des droits de l’homme. Francis de Pressensé décide de mener le combat, qu’il rapproche d’autres affaires qui lui semblent du même type. Bientôt, l’affaire d’Argoungou devient une version parente de l’affaire du Piou-piou de l’Yonne4. Sans jamais que la désertion et le meurtre du capitaine anglais ne soient contestés, la Ligue des droits de l’homme réussit à faire valoir l’idée que l’affaire constitue une erreur judiciaire. La présence des deux hommes n’étant plus nécessaire à Dakar, leur santé s’altérant, ils sont transférés en France et conduits au fort du Hâ, à Bordeaux, en septembre 1903. Sur fond d’activité intense de la Ligue pour la défense de la liberté individuelle, les deux hommes sont présentés comme des victimes et des « innocents ». En octobre 1903, ils sont libérés de leur prison.
L’affaire Buret-Desamblanc : une revanche de classe ?
8En 1905, l’affaire rebondit5. Guy Péron publie chez Juven, Trois Français livrés aux Anglais. L’auteur est journaliste ; il a couvert l’affaire en 1903 pour le Gil Blas en se contentant de réunir le tissu accusatoire des années 1901-1903, forgé sur la base des échanges entretenus avec Desamblanc, qui se prévaut désormais d’un titre « d’explorateur ». L’ouvrage sert surtout de support à une accusation supplémentaire, le père de l’un des trois hommes, M. Desamblanc, capitaine en retraite, estime que le colonel Péroz a « vendu » les trois jeunes Français aux Anglais. Aussitôt, Péroz décide de porter l’affaire devant la cour d’assises de la Seine et de poursuivre M. Desamblanc et la maison Juven pour laver son honneur. Mal lui en prend. Dans un contexte antimilitariste croissant, sur fond d’une affaire Dreyfus qui rebondit, Francis de Pressensé reprend lui aussi le combat. Dans L’Aurore du 16 avril 1905, les trois hommes apparaissent comme des sous-officiers fondés à déserter, car « lassés de la vie de caserne et rêvant d’aventures lointaines ». Ils ont tué l’officier anglais en état de légitime défense ; ce sont donc des innocentes victimes de l’incurie de l’administration.
9Discrète et silencieuse, sur fond d’affaire des fiches, l’armée n’intervient pas pour défendre cet officier chéri de l’institution au temps où il représentait l’un des rares cas d’officiers supérieurs entrés par le rang6. L’instruction prend fin au printemps 1906 avec un non-lieu. À cette date, Péroz a été placé à la retraite. En raison de ses nombreuses campagnes, sa santé est compromise, mais son moral est aussi au plus bas. Peinant à vivre convenablement de sa retraite, il multiplie les collaborations dans la presse coloniale, notamment La Dépêche coloniale, pour arrondir ses fins de mois. Mais quoique proche de Gallieni et des principaux responsables du monde colonial, il n’est plus en odeur de sainteté auprès de tout une frange de la population, qui ne voit désormais dans les officiers coloniaux que des sabreurs, des brutes épaisses imbues de leur pouvoir hiérarchique. La plupart ignorent cependant que Péroz est un homme du peuple, un officier entré par le rang, dont la carrière a commencé comme celle de Buret et Desamblanc.
10Une fois libérés de toute accusation par un non-lieu en avril 1906, Buret et Desamblanc décident de faire payer à cet officier supérieur leur emprisonnement. Devant le tribunal civil de la Seine, ils l’attaquent, réclamant chacun 100 000 francs de dommages-intérêts au titre de leur emprisonnement, ajoutant même une demande de 100 000 francs pour Mme Grandin, veuve Beudard, mère de Beudard. La presse, désormais totalement acquise, les présente comme d’honorables commerçants et même des « directeurs d’une mission d’exploration en Afrique centrale pour le compte d’une compagnie belge » injustement livrés par l’autorité militaire française à la prison britannique. Du côté de l’armée, on voit tout simplement cette nouvelle affaire comme une opération bassement matérielle, une vengeance entre sous-officiers et officiers rendue possible par le contexte antimilitariste. Le procès dure encore deux ans, au terme duquel le tribunal se déclare incompétent, estimant que le lieutenant-colonel a agi en vertu de son pouvoir administratif. Ce dernier décède à son domicile le 26 janvier 1910 à l’âge de 52 ans, miné par ses derniers combats judiciaires.
11Ainsi, les étapes successives de l’affaire d’Argoungou ont forgé un imaginaire commun aux détracteurs du colonialisme et du militarisme. Matérialisation d’un antimilitarisme croissant, signe d’un rejet de l’institution militaire se reportant sur la personne de Péroz, cette affaire participe, avec les affaires de Fachoda ou de Voulet-Chanoine, de la construction d’un anticolonialisme nouveau. Il n’est plus seulement fondé sur des principes moraux ou religieux, sur la critique de la formule de la « mission civilisatrice » que tout le monde reconnaît comme dépassée, mais bien sur un rejet du projet d’expansion coloniale, car on juge les personnels nommés aux colonies insuffisants ou défaillants. Cet anticolonialisme d’un genre nouveau trouvera son principal critique dans la prose de Vigné d’Octon tout en alimentant en retour une pensée antimilitariste en métropole.
Notes de bas de page
1Nous conservons le féminin au nom du pays ainsi qu’il apparaît dans les archives.
2La reconstitution de l’affaire s’appuie sur les archives du fonds Gouraud (PA AP 399) déposées à La Courneuve (le colonel Gouraud [1867-1946] succède à Péroz à la tête du IIIe Territoire et suit de très près son affaire, en lien avec Paris), et sur l’article de Robert Cornevin, « L’affaire d’Argoungou », Revue française d’histoire d’Outre-Mer, 228, 1975, t. LXII, p. 510‑515.
3Les témoignages convergent pour souligner qu’ils sont maltraités par le capitaine Cornu, par ailleurs peu apprécié par son chef, qui écrit à Gouraud : « Je reçois la nouvelle invraisemblable de la capture de 3 Européens déserteurs […]. Ce crétin de Cornu en nous donnant cette information oublie de quelle nationalité sont ces déserteurs […]. Quant à 3 sous-officiers déserteurs, ça me paraît inadmissible […] jolie affaire sur les bras. » Ministère des Affaires étrangères, fonds Gouraud, PA AP 339, C13-D5, lettre du 21 juillet 1901.
4Affaire « d’outrage à l’armée et de provocations à la désobéissance des militaires », qui se termine en novembre 1903 par un acquittement général.
5Guy Péron, Trois Français livrés aux Anglais, Paris, F. Juven, 1905.
6Il avait été en 1888 l’officier d’ordonnance du ministre de la Marine ; avait été l’un des premiers à approcher le grand chef noir Samory Touré, puis s’était distingué par la suite par ses nombreuses publications sur le Soudan et le Niger.
Auteur
Julie d’Andurain est agrégée, docteure en histoire de Paris-Sorbonne, professeure d’histoire contemporaine à l’université de Lorraine, membre de la Société française d’histoire des outre-mers et de l’Académie des sciences d’outre-mer. Spécialiste du fait militaire, elle s’intéresse aux interactions entre les officiers et le monde politique particulièrement dans le champ des études impériales. Elle a publié, entre autres, Colonialisme ou impérialisme, le parti colonial en pensée et en action (Hémisphère, 2017) ; Le général Gouraud, un destin hors du commun, de l’Afrique au Levant (Perrin, 2022).
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