L’affaire Dreyfus : un antimilitarisme républicain ?
p. 75-76
Texte intégral
1Lieutenant-colonel Du Paty de Clam, général Mercier, général Billot, général de Boisdeffre, général Gonse, général de Pellieux, commandant Ravary : à l’exception des « experts en écriture », tous les noms ciblés par le célèbre « J’accuse… ! » d’Émile Zola sont des militaires. Et pour cause, puisque le capitaine Dreyfus a été injustement condamné pour espionnage par un conseil de guerre, en 1894, cette « sentence inique » étant réitérée à l’été 1899. Même si ce sont des civils qui attisent les braises du nationalisme et de l’antisémitisme, beaucoup d’officiers s’acharnent contre Dreyfus, par haine, aveuglement ou esprit de corps. Ce phénomène est connu1, mais on s’est moins intéressé à son corollaire : dans quelle mesure les errements de l’armée ont-ils pu nourrir, en retour, un antimilitarisme spécifique ?
2Une génération après l’élan patriotique de la guerre franco-prussienne, les républicains ont perdu une part de leur ferveur militaire, échaudés par les soubresauts difficilement maîtrisés du boulangisme, qui réveillent le spectre du coup d’État. Si les réformes de la conscription renforcent le caractère démocratique d’une armée de citoyens-soldats, beaucoup s’inquiètent des idées cléricales et monarchistes de la haute hiérarchie militaire. Entre la République et ses élites militaires, il existait déjà un « dissentiment », déplore le colonel Mayer en 1899, mais l’Affaire creuse une « fissure » : « La France a plus ou moins perdu la foi dans son armée2. »
3La rupture est revendiquée par un journaliste de L’Aurore à la plume féroce : Urbain Gohier épluche les annuaires de l’armée pour dénoncer la surreprésentation de la noblesse. Rappelant le désastre de 1870, il s’en prend à ces « généraux de débâcles », « fuyards et capitulards ». Ces idées sont rassemblées dans un pamphlet, L’armée contre la nation, qui répète la critique naturaliste de la vie militaire : « L’armée est l’école de tous les vices crapuleux3. » Le succès est au rendez-vous, renforcé par la publicité d’un procès gagné.
4Apportant son soutien à Urbain Gohier, Jean Jaurès écrit : « Nous ne cesserons de dénoncer l’institution militaire d’aujourd’hui. Nous ne cesserons de réclamer une grande et profonde réforme qui protège la République contre l’oligarchie réactionnaire des généraux conspirateurs et qui protège les soldats contre la barbarie d’un code suranné, contre le poison de la caserne, contre un système d’éducation militaire abêtissant et absurde4. » Au même moment, Jaurès accepte pourtant de rééditer un article qui fait du régiment « une grande école républicaine » : qu’il soit l’ennemi du militarisme ne l’empêche pas d’être ami de l’armée5.
5La plupart des dreyfusards prennent leurs distances avec l’antimilitarisme d’Urbain Gohier, et ce d’autant plus que le polémiste esseulé affiche bientôt des obsessions antisémites et royalistes6. Cette rupture obéit à un choix tactique (ne pas effrayer les modérés) et à un désaccord de fond dont Joseph Reinach se fait l’interprète, en fidèle disciple de Gambetta, quand il affirme son attachement sincère au monde militaire : « Toutes ces batailles que nous livrons depuis trois années, ne les avons-nous pas livrées aussi pour l’armée, pour son véritable honneur, parce que nous la voulons pure de toute compromission, de toute souillure et parce qu’elle a été toujours notre espoir suprême et notre suprême pensée7 ? » C’est dans cette perspective que l’on met en avant les soutiens militaires de la révision du procès, à commencer, bien sûr, par le colonel Picquart.
6Pour les dreyfusards, il n’est donc pas question de contester l’armée en tant que telle, mais de soutenir sa réforme afin de mieux l’ancrer dans une République plus démocratique. Cela ne passe pas par une épuration, en dépit de tentatives controversées de peser sur les tableaux d’avancement, mais par des aménagements destinés à humaniser la discipline militaire et à rapprocher l’armée de la nation : la réduction à deux ans du service obligatoire va dans ce sens. Très inégalement appliquées, ces initiatives ne répondent pas aux attentes des socialistes, qui rêvent d’une « armée nouvelle » libérée des vestiges autoritaristes de l’armée de métier. Elles restent trop limitées pour la Ligue des droits de l’homme, qui mène campagne pour l’abolition des conseils de guerre, sous l’impulsion de Francis de Pressensé, mais celui-ci ne parvient pas à convaincre Clemenceau, l’ancien dreyfusard devenu ministre refusant de bousculer l’institution militaire8.
7De l’affaire Dreyfus, il subsiste ainsi une sensibilité antimilitariste, une méfiance diffuse, qui explique en partie la prudence des pouvoirs civils face aux prétentions des autorités militaires. Si ces préjugés contribuent aux succès de l’antimilitarisme révolutionnaire, ils n’en ont pas la radicalité et n’ont jamais remis en cause l’institution militaire.
Notes de bas de page
1Jean-Jacques Becker, « Histoire et armée. L’apport de l’affaire Dreyfus », Cahiers trimestriels Jaurès, 1995, p. 35‑41 ; Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée », dans Pierre Birnbaum (dir.), La France de l’Affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1994, p. 226‑250 ; Olivier Forcade, Éric Duhamel, Philippe Vial (dir.), Militaires en République, 1870-1962. Les officiers, le pouvoir et la vie publique en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
2Cité dans Vincent Duclert (dir.), Le colonel Mayer. Un visionnaire en République, Paris, Armand Colin, 2007, p. 218.
3Urbain Gohier, L’armée contre la nation, Paris, Éditions de la Revue Blanche, 1898.
4« Impossibilité », La Petite République, 27 octobre 1899.
5Maurice Agulhon, « Jaurès et la défense nationale », Histoire vagabonde III, Paris, Gallimard, 1996, p. 120.
6Bertrand Joly, Histoire politique de l’affaire Dreyfus, Paris, Fayard, 2014, p. 214 ; Philippe Oriol, L’histoire de l’affaire Dreyfus de 1894 à nos jours, Paris, Les Belles Lettres, 2014, p. 605.
7« Assez ! », Le Siècle, 21 janvier 1900 ; Joseph Reinach, Histoire de l’affaire Dreyfus, Paris, Fasquelle, 1908, t. 6, p. 68‑72.
8Odile Roynette, « Les conseils de guerre en temps de paix : entre réforme et suppression (1898-1928) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 73, janvier-mars 2002, p. 51‑66.
Auteur
Arnaud-Dominique Houte est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université, membre du Centre d’histoire du xixe siècle. Il a notamment publié Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol (xixe‑xxe) (Gallimard, 2021) et Les peurs de la Belle Époque. Crimes, attentats, catastrophes et autres périls (Tallandier, 2022).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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