Gustave Hervé
p. 73-74
Texte intégral
1Fils de sous-officier, fils de ses œuvres, agrégé, révoqué, incarcéré, historien, journaliste, socialiste, antimilitariste, anticolonialiste, insurrectionnaliste, puis « militariste révolutionnaire », chantre de « l’Union sacrée », pétainiste enfin : Gustave Hervé (1871-1944) porte à son point le plus haut certains parcours avant de rompre lui-même les fils d’une biographie qui, sinon, aurait immanquablement paru exemplaire, tant au regard de la supposée méritocratie républicaine d’abord, que de l’engagement révolutionnaire ensuite.
2Lorsque son père, maître marinier à l’arsenal de Brest, meurt, Hervé, aîné d’une fratrie de quatre enfants, n’a que 10 ans1. Devenu boursier, il monte à Paris baccalauréat en poche, admis au lycée Henri IV. Agrégé d’histoire en 1897, il est affecté au lycée de Rodez, où il fréquente les milieux dreyfusards – premier engagement politique connu et premier contact possible avec l’antimilitarisme. Nommé à Sens en 1899, il rallie le socialisme allemaniste, majoritaire dans l’Yonne.
3L’antimilitarisme icaunais préexiste à l’engagement d’Hervé, mais celui-ci le porte à son point le plus haut et lui donne une visibilité nationale. En 1901, dans Le Travailleur socialiste de l’Yonne, il signe sous le pseudonyme « un sans-patrie » un article provocateur : « Le drapeau de Wagram » appelle dans chaque caserne, le jour de l’anniversaire de cette bataille, le colonel en grande tenue à planter le drapeau du régiment « dans toutes les ordures et le fumier de la caserne […] pour déshonorer […] le militarisme et les guerres de conquête ». Le scandale est immense, Hervé démasqué. Le Gaulois le traite « d’émeutier égaré dans les rangs de l’université ». Mais c’est pour un autre article dans Le Piou-piou de l’Yonne, appelant plus directement à l’insoumission, et partant à l’action révolutionnaire, qu’il est inculpé. Défendu par Aristide Briand, il est acquitté par la justice, mais révoqué par l’administration.
4Devenu un intraitable propagandiste, Hervé s’expose dangereusement. Il est condamné à quatre ans de prison pour « l’affiche rouge » de 1905 et ne cesse ensuite d’être régulièrement incarcéré à la Santé, à la Conciergerie ou à Clairvaux, ce qui ne l’empêche guère de continuer à signer des articles intraitables, sous des pseudonymes transparents – « un sans-patrie » toujours, ou plus dédaigneux encore de la répression républicaine : « R.V. » – qui deviennent familiers aux lecteurs de La Guerre sociale, hebdomadaire qu’il fonde en 1906.
5La Guerre sociale confirme l’aisance d’Hervé en régime médiatique. Il acquiert, entre 1906 et 1911 – acmé des luttes sociales – une position centrale, son journal, tiré à quelques 60 000 exemplaires, devenant un espace de rencontre entre les éléments les plus déterminés des différents groupes révolutionnaires. La Guerre sociale se veut l’organe de ceux qui assument l’illégalisme de « la grève générale violente », qui préfèrent « l’insurrection permanente » au « dévoiement électoral », peut-on lire dans les numéros inauguraux. Au congrès socialiste de 1909, Hervé prend la tête de la « fraction insurrectionnaliste », s’affirmant plus proche de « l’action directe » syndicaliste-révolutionnaire que du réformisme, fidèle en cela à l’allemanisme de sa jeunesse. Vivement combattues par Jaurès lui-même, ses motions recueillent presque 10 % des voix. La Guerre sociale prône également l’autodéfense populaire, « revolver au poing » contre la police, Hervé faisant l’apologie du « citoyen Browning », figure étrange, sorte de rejeu diffus du « citoyen-combattant » insurgé. L’antimilitarisme le plus intraitable est le premier engagement du journal, qui, par exemple, vante les mutins du 17e comme étant « fusils chargés, prêts à l’insurrection complète ». La Guerre sociale compte plusieurs contributeurs influents, tel Almereyda ; est également à l’avant-garde de l’anticolonialisme ; ouvre aussi ses colonnes à la féministe Madeleine Pelletier.
6Vers 1910, alors que la CGT met dorénavant en garde contre le « romantisme révolutionnaire » et que l’influence de Jaurès s’accroît, Hervé, devenant quelque peu isolé, pousse l’antimilitarisme offensif jusqu’à l’aporie. L’insurrection par les armes retournées devra, écrit-il en janvier 1911, également rallier des officiers d’artillerie pour régler le tir. Son obsession pour les armes l’entraîne peu à peu vers le « militarisme révolutionnaire », qu’il présente en meeting salle Wagram, le 25 septembre 1912, ce jour où « Hervé dit adieu à l’hervéisme » (Gilles Heuré). « Pour ma part, je voudrais que les moyens légaux suffisent, mais si une révolution devient nécessaire, elle ne se fera que par l’armée et avec l’armée », clame-t-il. Les anarchistes présents en nombre déclenchent alors une violente bagarre. Hervé a beau expliquer qu’il est maintenant favorable à L’armée nouvelle de Jaurès, ce que certains socialistes voient d’un bon œil, son revirement « militariste » le marginalise immédiatement. Un article assassin de La Bataille syndicaliste le réduit ainsi à sa fascination pathétique pour les prises d’armes2.
7Nonobstant la constance de ses autres engagements, notamment anticolonialistes, La Guerre sociale, devenue inaudible, vivote. En 1914, Hervé se rallie immédiatement à « l’Union sacrée ». En 1915, La Guerre sociale est renommé La Victoire dans l’indifférence générale.
Notes de bas de page
1Pour les informations biographiques générales, se référer à Gilles Heuré, Gustave Hervé. Itinéraire d’un provocateur. De l’antipatriotisme au pétainisme, Paris, La Découverte, 1997 ; http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article73157, notice HERVÉ Gustave, Alexandre, Victor. par Justinien Raymond, Madeleine Rebérioux, version mise en ligne le 5 août 2009, dernière modification le 3 février 2019.
2Lebreton, « Militarisme révolutionnaire », La Bataille syndicaliste, 2 octobre 1912.
Auteur
Éric Fournier est maître de conférences habilité en histoire contemporaine, au centre d’histoire du xixe siècle, université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a notamment travaillé sur la Commune et sa mémoire dans Paris en ruines (2008) ou La Commune n’est pas morte (2013) ; sur les mouvements révolutionnaires et la violence politique, dans La cité du sang. Les bouchers de La Villette contre Dreyfus (2008) et La critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires sous la IIIe République (2019).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« La modernité dure longtemps »
Penser les discordances des temps avec Christophe Charle
François Jarrige et Julien Vincent (dir.)
2020
Faire société
La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900
Thomas David et Alix Heiniger
2019
Les Russes en France en 1814
Des faits, des imaginaires et des mémoires
Marie-Pierre Rey (dir.)
2019
Dictionnaire historique de la comparaison
Nicolas Delalande, Béatrice Joyeux-Prunel, Pierre Singaravélou et al. (dir.)
2020
Sororité et colonialisme
Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962)
Pascale Barthélémy
2022
Des histoires, des images
Mélanges offerts à Myriam Tsikounas
Sébastien Le Pajolec et Bertrand Tillier (dir.)
2021
À bas l’armée !
L’antimilitarisme en France du XIXe siècle à nos jours
Éric Fournier et Arnaud-Dominique Houte (dir.)
2023