Le carnet B
p. 69-72
Texte intégral
1Au début du xxe siècle, la montée en puissance de l’antimilitarisme inquiète les autorités publiques, qui redoutent que s’ajoutent aux paroles les actes et les sabotages. Bien sûr, les suspects sont déjà dans le collimateur d’une surveillance politique qui se focalise sur les anarchistes, dont les dossiers s’alourdissent dans les préfectures. Sans renoncer à ces formes empiriques, l’État décide d’y ajouter un dispositif de fichage systématique : le « carnet B », dont le nom incarne pour longtemps la répression de l’antimilitarisme.
Surveiller et intimider
2C’est en 1886, dans un contexte de recrudescence des tensions internationales, que le général Boulanger, ministre de la Guerre, demande à la gendarmerie de recenser les étrangers (« carnet A ») et les individus suspectés d’espionnage, étrangers ou français (« carnet B »). À ce stade, le dossier relève de la sûreté extérieure, mais l’affaire se complique avec l’émergence d’un antimilitarisme plus radical. Aussi décide-t-on, par la circulaire du 30 janvier 1909, d’étendre le carnet B à tous les « Français dont l’attitude et les agissements peuvent être de nature à troubler l’ordre et à entraver le bon fonctionnement des services de mobilisation1 ».
3Le fichier change ainsi de nature. Sur 2 481 noms enregistrés en 1914, on compte moins d’un tiers de suspects d’espionnage (561 étrangers et 149 Français), principalement regroupés à la frontière, auxquels s’ajoutent 1 771 individus « dangereux pour l’ordre intérieur » (dont trois quarts de Français), concentrés dans les régions industrielles. La disparition des archives ne permet pas d’identifier le détail des inscrits, mais l’orientation du fichier ne fait pas de doute2. Sont d’abord fichés les « propagandistes par le fait », c’est-à-dire les anarchistes. À leurs côtés, les « partisans de l’action directe » sont issus du syndicalisme révolutionnaire, dont les cadres et militants constituent la cible privilégiée du carnet B. Enfin, les « antimilitaristes » viennent des marges du parti socialiste, à l’instar de Gustave Hervé, et perdent de leur radicalité à l’approche de la guerre. Moins dangereux aux yeux des autorités, ils sont parfois radiés du carnet – procédure complexe qui suppose l’accord du ministre de l’Intérieur.
4La décision d’inscription est prise par le préfet ou par l’autorité militaire à la suite d’échanges nourris : seuls doivent être fichés les individus « susceptibles de fomenter des désordres au cours de la période de mobilisation », rappelle le ministre de l’Intérieur en 1914. Plus ou moins bien respectée selon les départements, où les critères d’appréciation restent variables, cette prudence est à la mesure de l’intensité que l’on veut donner à la surveillance. Car ces listes doivent aboutir à des arrestations, que l’on prépare en actualisant les adresses des individus surveillés et en vérifiant la concordance des informations entre les quatre exemplaires du carnet (gendarmerie, état-major, préfecture, ministère de l’Intérieur). « Il y a lieu de se montrer très prudent et circonspect, surtout en ce qui concerne les Français », rappelle un officier de gendarmerie3, qui craint les maladresses de ses hommes, mal préparés à la collecte d’informations sensibles, scrupuleux scribes mais piètres espions. Qu’importe cependant si la surveillance est éventée : l’existence du carnet B doit intimider des inscrits qui sont conscients des enquêtes dont ils font l’objet.
5Car l’existence du fichier est publiquement révélée pendant l’hiver 1911-1912. C’est au cours du procès de Georges Dumoulin, figure de la CGT, qu’un magistrat cite des renseignements puisés dans le « carnet B ». Interpellé à la Chambre des députés, Alexandre Millerand admet « des mesures de surveillance prises contre les abominables fauteurs de l’antimilitarisme et du sabotage ». Et Maurice Allard dénonce, dans L’Humanité, « un registre de proscription » qui compterait plus de quinze mille noms4. Cette estimation très exagérée témoigne de l’inquiétude de l’extrême gauche. « On parlait beaucoup, dans les milieux syndicalistes, de l’application du carnet B ; on présumait que les arrestations allaient être nombreuses », se souvient Gaston Guiraud5. Et comment se rassurer quand La Guerre sociale annonce, l’année suivante, que les opposants seront internés dans des camps de concentration en cas de mobilisation6 ?
« J’ai déchiré le carnet B »
6« J’ai déchiré le carnet B, l’ensemble des mesures de police par lesquelles on parquait dans des camps de concentration 2 800 ouvriers pour des propos inconsidérés et lointains », se félicite a posteriori René Viviani. Outre qu’elle exagère (un peu) le nombre de fichés, cette déclaration mérite d’être nuancée7. Le 31 juillet 1914, l’inquiétude est à son comble, et l’application du carnet B est recommandée par le préfet de police, Célestin Hennion, et par le ministre de la Guerre, Adolphe Messimy (« Laissez-moi la guillotine et je vous garantis la victoire »). Convaincus de pouvoir rallier les syndicats à l’Union sacrée, le directeur de la Sûreté générale, Henri Richard, et le ministre de l’Intérieur, Louis Malvy, obtiennent cependant, dans l’après-midi, la suspension des « instructions strictes sur le carnet B ». Après d’ultimes débats et en l’absence de troubles, un second télégramme part à 1 h du matin : « Ayant toutes raisons de croire qu’il peut être fait confiance à tous inscrits au carnet B pour raisons politiques, ne procédez à aucune arrestation de personne appartenant à ces groupements. »
7Même si ces consignes n’ont pas toujours été suivies à la lettre8, elles ont contribué à rendre possible la quasi-unanimité nationale de l’été 1914. Parmi les inscrits au carnet, « il y en a qui ont la croix de guerre », se réjouit René Viviani, le 22 juillet 1917. Ce même jour s’exprime pourtant la voix discordante de Clemenceau, qui exploite la montée des rumeurs d’espionnage pour dénoncer la faiblesse supposée de Louis Malvy : « Je ne le condamne pas pour ne pas avoir fait fonctionner le carnet B au début de la guerre, mais il ne fallait pas le laisser dans un tiroir et jeter la clef dans la Seine. » Bien qu’injuste, l’accusation ternit l’image du ministre, poussé à la démission, puis jugé et condamné par la Haute Cour ; elle jette un doute rétrospectif sur le choix de ne pas faire appliquer le carnet B.
Survie et mutations du carnet B
8Le carnet B s’est en tout cas imposé dans l’imaginaire de la gauche, où il devient synonyme d’outil de proscription, mais le plus souvent employé au sens figuré, comme si la réalité du fichage était révolue. « À quand le rétablissement du carnet B ? », s’interroge Léon Blum en 1933 : « Au fond je ne suis pas sûr qu’il ne soit pas déjà remis à jour et que, bien entendu, je n’y figure9. »
9Maintenu et révisé par l’instruction secrète du 1er novembre 1922, le carnet B ne change pas pour ce qui concerne la surveillance des Français et étrangers « suspects d’espionnage », toujours minoritaires si l’on en juge par les documents conservés10. La plus copieuse catégorie des « Français dangereux pour l’ordre intérieur » s’ouvre, en revanche, à de nouvelles cibles. Si quelques vétérans de l’antimilitarisme restent inscrits, à l’image d’Ernest Jacob, marchand de vins maintenu au carnet « en raison de ses antécédents », « bien qu’il n’ait donné lieu à aucune remarque depuis la guerre11 », la quasi-totalité de ses compagnons de fichier, beaucoup d’hommes et quelques femmes, sont signalés pour leurs « idées extrémistes ». À l’exception de rares militants d’extrême droite, ce sont presque tous des membres du PCF et/ou de la CGTU.
10Ce rétrécissement de la cible s’explique par l’inquiétude qu’inspire la propagande « anti » des communistes, très actifs dans la lutte contre l’armée bourgeoise. Leurs liens avec l’Union soviétique excitent de surcroît les préventions du contre-espionnage, surtout au début des années 193012. Dans la pratique, le carnet B n’est toutefois plus qu’un outil parmi d’autres, et l’armée utilise sans doute plus volontiers les listes « PR » (propagande révolutionnaire), qui fichent les conscrits communistes et permettent de les surveiller de près13.
11Le carnet B s’enrichit surtout, dans les années 1930, d’un répertoire des « étrangers dangereux pour l’ordre intérieur ». Ce qui n’était au début qu’une liste des Italiens suspects s’est, en effet, élargi à tous les « indésirables étrangers » pour former un très copieux « carnet B spécial », qui fusionne en 1938 avec le carnet B, à l’heure où les autorités s’inquiètent des réfugiés politiques et des combattants de la guerre d’Espagne.
12Quand arrivent la mobilisation, la Seconde Guerre mondiale et la lutte contre « les individus dangereux pour la défense nationale ou pour la sécurité publique » (selon les mots du décret-loi du 18 novembre 1939), le carnet B ne semble pourtant guère utilisé. Peut-être parce qu’il était mal tenu14, sans doute parce qu’il n’était déjà plus qu’un outil secondaire et dépassé15 ? La question reste ouverte. En attendant son abrogation officielle (par la circulaire du 18 juillet 1947), le carnet B devient, en tout cas, un encombrant dossier que l’on hésite à détruire, à cacher, ou à céder aux nazis, la responsabilité retombant sur les autorités locales en l’absence d’instruction générale.
Notes de bas de page
1Jean-Jacques Becker, Le carnet B, les pouvoirs publics et l’antimilitarisme avant 1914, Paris, Klincksieck, 1973.
2Jean-Jacques Becker, Annie Kriegel, « Les inscrits au carnet B », Le Mouvement social, 1968/4, p. 109‑120.
3SHD-Gendarmerie, 39 E 46, note de service de l’arrondissement de Saint-Claude, 12 février 1909.
4Maurice Allard, « Le carnet B », L’Humanité, 14 mars 1912.
5Gaston Guiraud, « P’tite Gueule », Le Populaire, 18 septembre 1937.
6Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir ? Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), Paris, Libertalia, 2014, p. 353‑355. Voir aussi Annie Kriegel, Aux origines du communisme français, 1914-1920, Paris/La Haye, Mouton, 1964, p. 58.
7Jean-Yves Le Naour, L’affaire Malvy. Le Dreyfus de la Grande Guerre, Paris, Hachette, 2007, p. 64 et suiv.
8Romain Ducoulombier, Camarades. La naissance du parti communiste en France, Paris, Perrin, 2010, p. 86‑87.
9La Liberté, 4 mai 1933.
10Plusieurs listes partielles sont conservées aux archives de la préfecture de police (BA 203). Elles ont été analysées par Donald Baker, « The Surveillance of the Subversion in Interwar France. The Carnet B in the Seine, 1922-1940 », French Historical Studies, 1978/3, p. 486‑516. Voir aussi Jean-Pierre Deschodt, « La preuve par le carnet B », Les Cahiers du Centre de recherches historiques [En ligne], 45, 2010. S’y ajoute une partie du carnet B de l’Aube (SHD, GD 2007 ZM 1/360135) ; Karine Périssin-Faber, « Le registre de contrôle des inscrits au carnet B dans les fonds de la gendarmerie », dans Bertrand Fonck, Hélène Servant, Sophie Cœuré (dir.), Les « Fonds de Moscou », Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019, p. 169‑174.
11SHD, 2007 Z M1/360125, rapport de gendarmerie du 24 janvier 1930.
12Olivier Forcade, « Le carnet B, un outil politique du contre-espionnage sous la Troisième République », dans Sébastien Laurent (dir.), Politiques du renseignement, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2009.
13Georges Vidal, L’armée française et l’ennemi intérieur, 1917-1939. Enjeux stratégiques et culture politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015, p. 167.
14Le 20 janvier 1940, Charles Reibel signale, au Sénat, les « irrégularités » qui auraient rendu inexploitable le carnet B (Le Temps, 21 janvier 1940). Le fait est que les remises à jour s’accélèrent brusquement en 1939-1940 pour le carnet B de l’Aube, comme s’il fallait rattraper retards et négligences.
15Une circulaire de février 1940 exige de vérifier que les bénéficiaires d’affectations spéciales ne sont pas inscrits au carnet B. Si c’est le cas, elle précise toutefois qu’il faut vérifier le bien-fondé du fichage, qui peut ne plus être pertinent ; Guillaume Neveu, Surveiller et ficher. La veille sur l’ordre national de l’Entre-Deux-Guerres à travers les archives de renseignement politique de la Seine-Inférieure, thèse de doctorat en sociologie, sous la direction de Michalis Lianos, université de Rouen, 2018, p. 457.
Auteur
Arnaud-Dominique Houte est professeur d’histoire contemporaine à Sorbonne-Université, membre du Centre d’histoire du xixe siècle. Il a notamment publié Propriété défendue. La société française à l’épreuve du vol (xixe‑xxe) (Gallimard, 2021) et Les peurs de la Belle Époque. Crimes, attentats, catastrophes et autres périls (Tallandier, 2022).
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
« La modernité dure longtemps »
Penser les discordances des temps avec Christophe Charle
François Jarrige et Julien Vincent (dir.)
2020
Faire société
La philanthropie à Genève et ses réseaux transnationaux autour de 1900
Thomas David et Alix Heiniger
2019
Les Russes en France en 1814
Des faits, des imaginaires et des mémoires
Marie-Pierre Rey (dir.)
2019
Dictionnaire historique de la comparaison
Nicolas Delalande, Béatrice Joyeux-Prunel, Pierre Singaravélou et al. (dir.)
2020
Sororité et colonialisme
Françaises et Africaines au temps de la guerre froide (1944-1962)
Pascale Barthélémy
2022
Des histoires, des images
Mélanges offerts à Myriam Tsikounas
Sébastien Le Pajolec et Bertrand Tillier (dir.)
2021
À bas l’armée !
L’antimilitarisme en France du XIXe siècle à nos jours
Éric Fournier et Arnaud-Dominique Houte (dir.)
2023