« Ah, que j’aime les militaires j’aime »… L’antimilitarisme sous l’angle satirique
p. 65-68
Texte intégral
1« Les militaires constituent certainement avec les prêtres la classe la plus attaquée sous la IIIe République. Mais ces attaques sont récentes et ne s’appuient pas sur une véritable tradition1. » Ce constat de Jacques Lethève est déjà très ancien (1961). À l’aurore des études iconographiques, l’antimilitarisme fait partie des principaux thèmes identifiés par les chercheurs au sein du corpus satirique, à l’instar de l’anticléricalisme, de l’antisémitisme ou de la critique des corps constitués. Alors que ces derniers aspects ont tous été l’objet d’investigations plus poussées, enrichissant peu à peu l’historiographie spécifique du comique visuel, il est curieux que l’antimilitarisme ait été laissé à l’écart.
2À la fin des années 1870, les républicains se trouvent confrontés à un certain nombre de problèmes : critiquer le régime précédent sans y inclure l’armée de la défaite, promouvoir une « armée civique » héritée du souvenir de « La Patrie en danger » de 1792 sans trop tomber dans l’antimilitarisme des socialistes révolutionnaires, des anarchistes ou des communards de retour d’exil, se sortir de l’épisode boulangiste sans y inclure une hiérarchie militaire encore majoritairement aristocrate.
3Le satiriste Caran d’Ache, par exemple, s’il dénigre les armées étrangères, exalte par l’image le souvenir mythifié de l’armée napoléonienne. Willette peut tout à la fois vitupérer contre Galliffet, qu’il baptise « Marquis Talons-Rouges » en mémoire de la Semaine sanglante de 1871, et peindre le type du « bon militaire » à travers le tableau de son propre père, livraison non satirique qu’il présente au Salon en 1887. Marquée par le boulangisme, la période 1886-1889 voit ainsi s’exprimer plusieurs visions contradictoires, la réforme de la conscription et son extension aux curés, renforçant même un certain militarisme des militants républicains, plus remontés encore contre l’Église que contre l’Armée, les deux n’allant pas forcément de pair comme chez les anarchistes. En tout état de cause, l’antimilitarisme de la période 1881-1914 ne peut se comprendre que dans cette dimension de deuil collectif issu de la défaite de 1870, que l’image satirique de presse n’aborde alors que très rarement.
4C’est à partir du début des années 1890 que l’antimilitarisme graphique commence à fleurir, avec des évocations de la Semaine sanglante ou l’intensification des violences répressives envers le mouvement social, particulièrement à l’occasion des 1er Mai. Une telle rupture ne se limite pas à l’image, mais s’articule avec la montée d’une littérature acerbe et militante qui se distingue de plus en plus du traditionnel comique troupier, relégué au rang de divertissement2. Pèsent aussi la sortie du boulangisme, la tragédie de Fourmies (1891), l’affaire Dreyfus, qui va permettre de viser particulièrement les officiers – et derrière eux une part de la noblesse rescapée. L’expédition de Madagascar (1895) également, qui exploite bien davantage la thématique de l’homme de troupe sacrifié que l’épisode tonkinois, quelques années auparavant. On peut sommairement dresser une typologie des représentations de l’antimilitarisme dans le dessin de presse en distinguant trois catégories.
Le dénigrement humoristique
5Dans le sillage d’Offenbach, le dessinateur Draner (de son vrai nom Jules Renard) égaie les pages de l’Empire finissant et de la jeune République de savoureuses compositions consacrées aux « types militaires ». En 1876, il publie avec Adrien Huart La nouvelle vie militaire, où les postures les plus pittoresques raillent l’univers que découvrent désormais les recrues du nouveau service militaire national issu de la loi Cissey de 1872. Outre les critiques habituelles d’alcoolisme ou d’autoritarisme, l’intérêt est de voir l’artiste entreprendre une déclinaison humoristique sur le corps guerrier… Gonflé outrageusement, cambré par des corsets à faire pâlir les demi-mondaines ou perché sur des jambes en arceaux, le militaire est attaqué dans la culture même de son arme première : son corps. Grosses ou vieilles badernes trahissent, par leur pitoyable condition physique, un carriérisme synonyme d’incompétence dans le contexte douloureux du souvenir de 1870. Les poses avantageuses dénoncent la fougue du bretteur de temps de paix, terrorisant les ménages bourgeois des villes de garnison. Mais c’est sans doute l’effémination qui est la plus caustique, compte tenu de l’hyper-virilisation parcourant le microcosme militaire.
6À l’inverse, certaines couvertures de feuilles comme Le Sifflet, signées Cottin3, font écho à Draner quand ce dernier décrit l’humiliation des corps exposés nus au verdict du « Conseil de révision », ridicules devant la scrutation collective, surtout lorsque se présentent de jeunes bossus ou contrefaits. N’oublions pas que ces images se situent dans un contexte social de temps long où les saccages corporels se multiplient, à travers les blessés de guerre, les victimes d’accidents agricoles ou les héritiers des maladies de taudis4. Les images se multiplient également, prolongeant la mode d’une littérature qui s’attaque aux « gaietés de l’escadron » (Courteline) pour se radicaliser peu à peu5. Trente ans plus tard, les scènes de la vie de caserne de L’Assiette au beurre ne sont pas plus tendres, entre un univers de latrine, des sentinelles mortes gelées dans leurs guérites et des sous-officiers inhumains. « Huit désertions et trois suicides en six mois !, s’étonne ce galonné sous la plume de Jossot. Ils n’ont pourtant pas à se plaindre de l’ordinaire6 ! »
La critique du militaire comme « ennemi intérieur », menaçant la République ou le peuple
7Dans le sillage de l’affaire Dreyfus, la critique des officiers s’inscrit dans une dénonciation plus ambitieuse, celle de l’armée comme une caste aristocratique nourrissant toujours le dessein d’un retour à l’ancien régime – aux anciens régimes, pourrait-on dire par ces temps post-bonapartistes. « Minces de trognes ! », s’exclame Jossot tandis que L’Assiette au beurre multiplie, quelques années plus tard, les collections de portraits satiriques, en particulier par Galantara. Mise bout à bout, une telle compilation apparaît comme une « contre-galerie » à l’iconisation de la hiérarchie militaire opérée par la presse antidreyfusarde.
8Le talent de Léandre dans les couvertures du Rire est à confronter aux images de la grande presse quotidienne, considérée comme de plus haute tenue que les périodiques humoristiques. Cela permet de répéter que la guerre iconographique de la « décennie Dreyfus » (1894-1904) ne se limite pas aux images croisées des titres satiriques entre eux, mais participe d’une violence bien plus ample et complexe, qui contamine l’ensemble de la presse par un jeu de réflexions multiples enchâssées presque sans fin, particulièrement entre 1898 et 1899.
9L’entrée au gouvernement du général de Galliffet réactive en outre une veine iconographique mémorielle en faveur de la Commune qui semblait en relative extinction, malgré les efforts de Steinlen et de Willette pour la garder vivante. Ce rappel douloureux d’une armée accusée d’avoir perpétré les meurtres de milliers de civils en quelques jours trouve une audience particulière dans le contexte de la répression récente des grèves de Fourmies (1891) ou de l’incroyable quadrillage préventif de la gendarmerie à Carmaux en octobre 1895. Cette antienne de l’armée comme « ennemi intérieur » de la République connaît un franc succès lors de la décennie suivante, avec le durcissement des charges antiémeutes. L’antimilitarisme permet d’identifier une ligne de cohérence entre la dimension politique inscrite dans l’affaire Dreyfus et la question sociale, trop souvent disjointes dans les synthèses produites sur la France de la fin du xixe siècle. Mais les images les plus fortes concernent la violence de l’armée hors des frontières hexagonales.
La dénonciation des violences militaires extérieures
10La première forme de violence mise en accusation par le dessin de presse est la cruauté inhérente aux guerres coloniales (fig. 3). Maroc, Dahomey, Madagascar, Tonkin… Les images s’égrènent, l’iconographie est bien connue au fil des pages historiennes qu’elle illustre ou des manuels scolaires… Trop peut-être au regard de la diffusion et de l’impact réel qu’elle eut à l’époque. Plastiquement, les œuvres demeurent saisissantes, comme le « Terre à galons », ce numéro spécial de L’Assiette au beurre exécuté par Aristide Delannoy7, auquel fait pendant le « Civilisons le Maroc » de Bernard Naudin8. Enfants embrochés, femmes violées, les accusations par le trait atteignent des audaces qui seraient impossibles de nos jours, alors que la violence est loin d’avoir reculé. Pour autant, elles touchent un public « averti », et leur exposition en kiosque demeure mal connue.
Figure 3 - Aristide Delannoy, « Général d’Amade », Les Hommes du jour, no 12, 1908

11Le problème est le même pour la brutalité des bagnes coloniaux, même si l’on peut penser que l’exhibition des supplices joue un rôle dissuasif susceptible de ne point tant déplaire aux élites conservatrices. Les attaques contre les exécutions et les impérities de la justice militaire deviennent récurrentes dans Le Père Peinard ou Le Piou-piou de l’Yonne, jusqu’à faire l’objet de reprises récurrentes sous forme de cartes postales pour une perpétuation militante des images produites par voie de presse. Dans un contexte social tendu à son maximum à partir de 1906, le but avoué est d’amener la troupe à mettre « crosse en l’air ».
12L’antimilitarisme est donc loin d’être univoque, comme le rappelait Raoul Girardet, qui en identifie trois vagues consécutives : une forme littéraire et bourgeoise au cours des années 1880, puis un courant pacifiste que chevauche un antimilitarisme ouvrier plus radical, à l’orée du siècle. L’analyse que nous avons proposée dans les lignes qui précèdent ne récuse en rien la pertinence de ce découpage chronologique, mais propose d’appréhender une dilution de ces courants culturels en des temporalités enchâssées, d’une identification et d’une interférence plus complexes.
13Comme pour l’anticléricalisme, il existe donc plusieurs formes d’antimilitarisme. Ainsi la question se pose de savoir si la vision humoristique de la vie de caserne relève réellement de l’antimilitarisme : est-elle une acculturation à la « période militaire », obligatoire par la banalisation humoristique des contraintes (sévices ?) qui y sont exercées ? Ou propage-t-elle à partir de la décennie 1870 une lancinante mélodie négative ridiculisant la vie militaire à destination d’un public certainement peu touché par la vitupération militante contre les officiers9 ? De même on peut noter un durcissement iconographique tout au long des premières années républicaines, sous l’influence de l’affaire Dreyfus ou de la brutalité des répressions de cortèges sociaux. Mais ce sentiment négatif peut amplement coexister avec une forme de patriotisme consensuel qui appelle à la revanche sur l’Allemagne et exalte pour partie les budgets militaires et la conscription. L’antimilitarisme visuel demeure donc un chantier ambitieux, encore peu pratiqué par les historiens du prisme satirique.
Notes de bas de page
1Jacques Lethève, La caricature sous la IIIe République, Paris, Armand Colin, 1986 [1961], p. 82.
2Odile Roynette-Gland, « Le comique troupier au xixe siècle : une culture du rire », Romantisme, 161/3, Paris, Armand Colin, 2013, p. 50.
3Il s’agit ici de la feuille républicaine fondée en 1872 par Arthur Lévy, sur le modèle des publications de François Polo comme L’Éclipse. Moins connu et surtout beaucoup moins acerbe qu’André Gill, le dessinateur Eugène Cottin se trace une place effacée dans le microcosme des satiristes fin de siècle, qui le mène tout de même au Chat noir.
4Voir à ce sujet Laurent Bihl, « Rire d’une énormité, rire d’une difformité. La stigmatisation de la défaillance physique à travers la presse satirique de la Belle Époque », dans Frédéric Chauvaud, Marie-José Grihom (dir.), Corps défaillants. Vivre et imaginer le corporel. Histoire et actualité, Paris, Imago, 2018.
5Voir Christian Charron, L’antimilitarisme et son expression littéraire à la fin du xixe siècle en France. 1886-1902, thèse de doctorat sous la direction de Simon Jeune, université Bordeaux III, 1977. Je remercie Michel Dixmier de m’avoir prêté son exemplaire de ce volumineux travail, malheureusement non publié.
6Gustave Jossot, « Fixe ! », L’Assiette au beurre, 25 janvier 1902.
7Aristide Delannoy, « Terre à galons », L’Assiette au beurre, 14 mars 1908.
8Bernard Naudin, « Civilisons le Maroc ! », L’Assiette au beurre, 31 août 1907.
9Sur les sous-officiers, voir l’article de Mathieu Marly.
Auteur
Laurent Bihl est historien des médias et de la caricature. Il est maître de conférences à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne et membre de la composante ISOR du CRH 19. Il a récemment dirigé l’ouvrage collectif La caricature… Et si c’était sérieux ? (Nouveau Monde éditions, 2e édition 2020), et a co-dirigé (avec Bertrand Tillier) le no 50 de la revue Sociétés&Représentation, « Une image ne sert-elle qu’à illustrer ? » (Éditions de la Sorbonne, décembre 2020). Sa thèse, « La grande mascarade parisienne. Production, diffusion et réception des images satiriques dans la presse périodique illustrée parisienne entre 1881 et 1914 », est à paraître chez Nouveau Monde éditions.
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