Le « sous-off »
p. 59-63
Texte intégral
1Abruti, sadique, ivrogne, brutal, corrompu, le « sous-off » est une figure centrale de l’antimilitarisme en France à la fin du xixe siècle. L’irruption de ce personnage sur la scène littéraire et médiatique est à la mesure du mépris social qui entoure les bas-fonds de la hiérarchie militaire. En cela, le « sous-off » est à l’image d’une sensibilité antimilitariste largement partagée par les Français de la Belle Époque.
Le « sous-off » ou les bas‑fonds de la caserne
2Le personnage du « sous-off », à peine esquissé sous les monarchies censitaires, apparaît de manière récurrente dans les romans de mœurs militaires sous le Second Empire, du 101e régiment de Jules Noriac (1858) au 13e hussards d’Émile Gaboriau (1861). Mais il faut attendre les années 1880 pour voir le « sous-off » prendre ses traits définitifs. Dans les romans de comique troupier, il devient populaire sous les moustaches du sergent Roupoil (Charles Leroy, Le colonel Ramollot, 1884), du sergent Bitur (Christophe, Les facéties du sapeur Camenber, 1896) ou de l’adjudant Hemaboir (Jean Drault, Le soldat Chapuzot, 1890). L’adjudant Flick (Georges Courteline, Gaietés de l’escadron, 1886 ; Le train de 8 h 47, 1888), figure incontournable du « sous-off » Belle Époque, fait rire autant qu’il inquiète par son sadisme, prétexte à une critique féroce de la hiérarchie militaire1.
3Moins pittoresques, les romans de la seconde génération naturaliste décrivent la vie militaire sous l’angle du « paradigme décadentiste » qui caractérise le discours social à la fin du xixe siècle2. Le service militaire y est accusé de précipiter l’exode rural, de favoriser toutes les débauches, de l’alcoolisme aux sexualités interlopes sous la menace du péril vénérien. Dans ces romans, le « sous-off » incarne les vices militaires, à la fois bourreau des conscrits et première victime de la syphilis, de l’intempérance et du suicide3. Le sergent Favières imaginé par Lucien Descaves (Sous-offs, 1889) traverse la vie de caserne entre la médiocrité intellectuelle des gradés, les abus de pouvoir, la corruption, les bordels et l’absinthe avant d’échapper après quatre ans de service à la « petite vérole militaire » (fig. 4). C’est ce tableau particulièrement sombre et dégradant de la vie militaire qui vaut à Lucien Descaves un procès en cour d’assises pour « injures à l’armée » et « outrages aux bonnes mœurs ».
Figure 4 - Eugène Courboin, « Sous-offs par Lucien Descaves », Tresse et Stock, affiche publicitaire, 1890

4Tenu en 1890, ce procès est exceptionnel car il oppose, quelques années avant l’affaire Dreyfus, la liberté du roman naturaliste aux bonnes mœurs et à l’honneur de l’armée4. Exceptionnel, enfin, car le procès de Lucien Descaves, finalement acquitté, devient le procès des « sous-offs » devant l’opinion publique. Les avocats de l’écrivain convoquent les témoignages accablants de conscrits et fondent leur défense sur la véracité du roman, en appelant à la réforme morale des casernes. Ils sont bientôt suivis par la presse la plus conservatrice, qui s’inquiète de l’influence néfaste des « sous-offs » sur les jeunes conscrits. Le 13 avril 1890, le ministère de la Guerre diffuse une circulaire confidentielle appelant les chefs de corps à surveiller de près le comportement des petits gradés5. La presse militaire, en partie acquise au verdict de l’opinion publique, exige une plus grande surveillance des sous-officiers, selon les termes employés, quelques mois plus tard, par Hubert Lyautey dans « Le rôle social de l’officier » (Revue des Deux Mondes, 1891).
5Semblable au roman balzacien, Sous-offs offre une plongée dans les bas-fonds de la caserne pour les chefs militaires éloignés des chambrées et les élites sociales jusque-là préservées du devoir militaire6. À ce titre, le roman est un épouvantail pour la bourgeoise française dont les enfants – jusqu’aux séminaristes – vont bientôt rejoindre les casernes après la suppression des dispenses imposées par la loi du 15 juillet 1889.
Le « sous-off » ou l’inversion sociale de l’autorité
6Cette condamnation du « sous-off » n’est pas le seul résultat des conjonctures littéraires et politiques des années 1880. Elle est également la conséquence de l’ouverture des casernes à l’ensemble d’une classe d’âge : des hommes issus des métiers agricoles, de l’artisanat, de l’industrie, du petit commerce, des emplois publics aux jeunes bacheliers, désormais privés de dispenses. Parmi eux, les capitaines recrutent leurs subordonnés en privilégiant les plus instruits, mais sont contraints d’élargir la base sociale du recrutement aux fils de cultivateurs, d’artisans et d’ouvriers qui constituent la plus grande part des sous-officiers7. Par cette singularité du recrutement, l’armée devient l’une des rares institutions de la Belle Époque dans laquelle les domestiques de ferme peuvent commander à des étudiants en droit. Cette inversion sociale de l’autorité fournit au comique troupier quelques dialogues savoureux, abondamment repris par la presse :
Dans la cour du quartier :
Le sous-off : « À votre âge vous ne savez pas encore vous servir d’un balai ! Qu’est-ce que vous faites donc dans l’civil ? »
Le soldat : « Je suis avocat, sergent. »
Le sous-off : « Eh bien votre tribunal doit être propre8 ! »
7Lorsqu’ils témoignent ou s’essayent au roman, les bacheliers passés par la caserne ne manquent pas d’épingler les « sous-offs » aux manières brutales. Louis Lamarque, dans ses souvenirs de caserne, explique la brutalité des « sous-offs » par l’origine sociale des sous‑officiers :
En général, les sous-officiers sont des hommes qui, dans la vie civile, se trouvaient tout en bas de l’échelle sociale – il suffit de savoir lire et écrire pour devenir sous-officier – charretiers, gardeurs de bestiaux, garçons de ferme, domestiques. Jusqu’au régiment, ils ont toujours été commandés, il se trouve que là ils peuvent commander, ils ont quelques hommes sous eux ; alors ils se vengent de l’infériorité où ils ont toujours été tenus, ils abusent naturellement de leur autorité9.
8Cette dénonciation du « sous-off » est une conséquence de l’inversion sociale de l’autorité dans l’armée française, jugée au mieux incongrue, au pire inconvenante. En ce sens, elle rend compte des sensibilités d’un antimilitarisme littéraire ou bourgeois, pour reprendre la typologie naguère proposée par Raoul Girardet. Mais elle ne s’y réduit pas tant le mépris social des petits gradés est un sentiment largement partagé dans la société française au xixe siècle.
Le « sous-off » ou la figure du déclassement social
9Pour la moitié d’entre eux, les sous-officiers sont des « rengagés », c’est-à-dire qu’ils ont signé un contrat à la suite de leur période de service ou d’engagement au terme duquel ils restent quelques années supplémentaires sous les drapeaux. Ces sous-officiers rengagés concentrent les critiques et le mépris social bien au-delà des contempteurs lettrés du « sous-off ». Dans ses souvenirs du service militaire, Léon Werth témoigne de ce mépris :
Selon les théoriciens militaires, les sous-officiers rengagés, les « rempilés », étaient l’armature de l’armée. Mais la littérature en général et la presse d’extrême gauche leur refusaient toute vertu militaire ou civile. Et la tradition des chambrées était très sévère envers les sous-officiers qui rengageaient ou les soldats qui, devançant l’appel, s’engageaient pour un temps supérieur au temps normal de service, qui « en prenaient pour quatre ans10 ».
10Par le rallongement volontaire de son temps de service, le rengagé s’oppose aux valeurs des conscrits soudés par la résistance à la discipline et l’attente de la fin du service11. Il prend également la figure du déclassé social n’ayant d’autre choix que l’armée pour gagner son pain. La presse militaire dénonce ce mépris et rend compte des insultes proférées aux rengagés : « “T’as un poil dans la main ! Le four est tombé chez toi ! La terre est trop basse ! Eh ! Va donc vendu12” ! » Selon un préjugé répandu dans le monde agricole au xixe siècle, l’oisiveté reprochée au militaire rejoint le stigmate du déclassement social. Une note d’état-major en témoigne en 1912 : « Tu rengages parce que tu n’as pas de pain chez toi ; c’est l’injure adressée gratuitement à tout soldat qui manifeste le désir de rentrer au service13. »
11La profondeur du mépris social pour le rengagement est un héritage du remplacement, cette institution qui permettait d’acheter un homme pour être dispensé du service militaire, disposition supprimée par la loi du 27 juillet 1872. Dans la société française du xixe siècle, l’achat d’un remplaçant n’était pas un privilège réservé à la bourgeoisie urbaine et aux notables ruraux mais une pratique ouverte par un système d’assurances aux employés de la fonction publique et aux exploitants agricoles14. Dans les campagnes, acheter un remplaçant pour son fils revenait à affirmer un statut social lorsque le fait de se « vendre » pour la prime était un signe de déclassement qui touchait les journaliers, les domestiques et les artisans du textile menacés par la mécanisation du secteur.
12C’est précisément ce groupe qui manifeste à la fin du xixe siècle une tendance nette au rengagement. Mises bout à bout, les variables qui conduisent au rengagement des sous-officiers, calculées à partir d’un échantillon de plus de 3 300 sous-officiers, dessinent un type de sous-officier bien réel dans l’armée : les sous-officiers corses, occupant des emplois ruraux précaires et servant dans l’armée d’Afrique et les troupes coloniales15. Avatar le plus féroce du « sous-off », le rengagé corse cumule le déclassement social, la sauvagerie prêtée au tempérament insulaire et l’image du chaouch de Biribi, cet archipel disciplinaire des armées françaises dont la cruauté a nourri l’antimilitarisme anarchiste de la fin du xixe siècle16.
13Quelle est, en définitive, la part des sensibilités et des idéologies dans l’expression de cet antimilitarisme politique dont le « sous-off » est parfois l’objet ? À cette question il n’est sans doute pas de réponse tranchée car le mépris social et la dénonciation politique se mêlent dans les discours socialistes, anarchistes et dans une presse conservatrice toujours prête à craindre la contagion du mauvais exemple dans les bas-fonds de l’armée. Au milieu, le « sous-off » est là pour déplaire à tout le monde.
Notes de bas de page
1Sur la dimension politique du comique troupier, voir Jean-Philippe Lecomte, « Contestation par la dérision du service militaire et de la vie de caserne depuis 1885 », Hermès, 29, 2001, p. 67‑76.
2Marc Angenot, 1889. Un état du discours social, Québec, Éditions du Préambule, 1989.
3Ce taux de suicide plus élevé chez les sous-officiers n’est pas seulement une représentation mais un « fait social » relevé par Émile Durkheim dans son étude sur le suicide. Émile Durkheim, Le suicide. Étude de sociologie, Paris, Puf, 2013 [1897], p. 247‑253.
4Gisèle Sapiro, La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (xixe-xxie siècle), Paris, Seuil, 2011, p. 327‑525.
5Service historique de la Défense (Vincennes), 2 I 292, « circulaire personnelle et très confidentielle concernant les abus commis par les cadres inférieurs », 13 avril 1890.
6Dominique Kalifa Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire, Paris, Seuil, 2013.
7Mathieu Marly, Distinguer et soumettre. Une histoire sociale de l’armée française (1872-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
8Le Rire, 17 juin 1905 ; Gil Blas, 7 février 1906 ; Le Petit Parisien, 8 février 1906.
9Louis Lamarque, Un an de caserne, Paris, Stock, 1901, p. 73.
10Léon Werth, Caserne 1900, Paris, Viviane Hamy, 1993, p. 42.
11Odile Roynette, Bons pour le service. L’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000, p. 259‑270.
12Le Serre-File, Journal des sous-officiers de l’armée française, 16 mars 1890.
13Service historique de la Défense (Vincennes), 7 N 109, note pour la direction du contrôle, 2 mai 1912.
14Bernard Schnapper, Le remplacement militaire en France. Quelques aspects politiques, économiques et sociaux du recrutement au xixe siècle, Paris, SEPVEN, 1968.
15Marly, Distinguer et soumettre…, op. cit., p. 103‑110.
16Dominique Kalifa, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009.
Auteur
Mathieu Marly est responsable éditorial de l’encyclopédie EHNE (Sorbonne-Université), agrégé, docteur en histoire contemporaine et chercheur associé au laboratoire SIRICE.
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