L’expérience de la caserne
p. 53-57
Texte intégral
1Dans Petit soldat, Maupassant a décrit la tristesse silencieuse de deux conscrits bretons, « perdus dans leur capote trop large, trop longue, dont les manches couvraient leurs mains, gênés par la culotte rouge, trop vaste, qui les forçait à écarter les jambes pour aller vite », deux nostalgiques poursuivis par « un chagrin doux, un chagrin lent et pénétrant de bête en cage, qui se souvient1 ». Publiée le 13 avril 1885 dans Le Figaro, cette courte nouvelle traduisait la sensibilité accrue de la société française à l’égard des duretés d’un service militaire imposé, après 1872, à l’ensemble de la jeunesse masculine, sans que celle-ci l’ait désiré et sans que l’armée, détruite et humiliée après la défaite de 1871, n’ait eu ni le temps ni les moyens de transformer en profondeur les conditions de vie sous les drapeaux. Le mal-être peint par l’écrivain soulignait la gamme des émotions suscitées par une expérience, vécue différemment selon les appartenances sociales, culturelles et géographiques des recrues, mais génératrice d’une inquiétude et d’une suspicion largement répandues, que la notion – générique – d’antimilitarisme a recouvertes, sans en épuiser la complexité.
Face aux épreuves de la caserne
2Depuis le rétablissement de la conscription en France en mars 1818, l’attention portée au sort des hommes encasernés s’était considérablement accrue2, conduisant à une dénonciation des rigueurs de la condition militaire, aiguillonnée par le souci de préserver la santé des soldats3 et d’améliorer l’image de l’armée dans le corps social. Les craintes liées à la dépopulation du pays et à la dégénérescence de l’espèce, portées par un discours décadentiste, s’étaient conjuguées avant 1870 pour souligner l’urgence de réformes visant à mieux protéger les soldats des risques encourus au régiment, à les préserver de « la crise physiologique et morale4 » déclenchée par l’entrée dans le monde brutal et viril de la caserne.
3Après la défaite, l’essentiel des dispositifs pédagogiques employés pour « dégrossir » la recrue demeurèrent en l’état, la continuité l’emportant sur la rupture dans le contexte anxiogène d’une sortie de guerre marquée par la grande peur consécutive à la Commune. Soumettre le corps et plier la volonté du conscrit afin de l’habituer à une vie où il serait fondu dans la masse formaient l’objectif d’une institution dotée d’un rôle clé dans le redressement national. La durée du service actif – portée par la loi Niel à cinq ans en 1868 – avait été conservée après 1872, tant il paraissait indispensable de maintenir longuement sous les drapeaux une part importante du contingent, désignée par le sort pour porter l’essentiel de l’effort en cas de conflit. Ces « mauvais numéros » – le langage courant traduisait bien la répulsion associée à la vie de caserne – subissaient le « drill5 », la promiscuité de la chambrée, l’arbitraire des petits gradés et la brutalité des anciens, détenteurs d’une autorité informelle mais redoutable, avant de s’habituer aux exercices et aux tracas du quotidien. La crainte des mauvais traitements tenaillait beaucoup de jeunes conscrits livrés à l’arbitraire de leurs compagnons de chambrée. Des brimades, quelquefois féroces, mêlant injures et coups, intimidations et corvées à répétition, émaillaient les relations interpersonnelles, malgré les efforts déployés officiellement depuis octobre 1887 pour les éliminer. À cette violence diffuse, souvent invisible dans les archives car tolérée ou dissimulée par la hiérarchie, s’ajoutait le carcan d’une discipline impitoyable, imposant « une obéissance entière et une soumission de tous les instants6 », suffisamment dissuasive pour imposer un respect de façade quasi unanime7, mais accordé sans adhésion, entre prudence et crainte.
Le jeu ambigu du dégoût et de l’empathie
4La résignation semble avoir formé le fond du comportement commun, au-delà de différences sociales et culturelles dans le contingent, qui, à mesure que le service s’universalisa à partir de la loi de juillet 1889, devinrent plus sensibles. Avant cela, les rares bourgeois passés par la caserne avaient bénéficié du statut, protégé, d’engagé conditionnel d’un an, ridiculisé dans le comique troupier sous les traits de l’embusqué mal vu par les gradés8, ou bien étaient restés étrangers au régime généreux des dispenses, à l’instar de l’engagé volontaire Georges Darien, auteur de Biribi, roman militaire (1890), qui s’était heurté frontalement à l’institution militaire9.
5À la fin du xixe siècle, l’universalisation du service, qui s’accéléra après 1905, contribua à ouvrir très largement le spectre social de l’expérience de la caserne et à contraindre les jeunes Français les plus favorisés à se plier à l’obligation militaire pendant deux ans. Cet élargissement, loin d’amoindrir la veine d’un antimilitarisme littéraire et bourgeois plus ancien10, lui donna au contraire un nouvel élan. Restées dans l’espace de sa correspondance privée, les confidences d’Henri Fournier, le futur auteur du Grand Meaulnes, témoignent d’un rejet viscéral de l’homme éduqué et sensible pour la vie de caserne, exprimé le jour de son incorporation au 23e régiment de dragons, en cette formule laconique : « Encore 741 jours11. » Une semaine plus tard, les détails donnés à ses parents étaient d’une extrême sévérité : « Allons, il faut vivre là, se résigner à cela. […] Et “cela”, c’est le cirage perpétuel, le balayage indéfini, l’astiquage, la poussière, la crasse, l’inutilité. C’est l’inutilité obligatoire, incessante. De cinq heures du matin à dix heures du soir toujours quelqu’un sur les épaules, qui vous refuse le répit. La fatigue ne serait rien, la tyrannie non plus, c’est l’incessante imbécillité de la besogne12. » L’horreur de la promiscuité et des travaux domestiques auxquels étaient astreintes en priorité les recrues, jointe à l’amour-propre froissé du subordonné placé sous la dépendance d’hommes occupant souvent une position sociale inférieure dans la vie civile13, alimentaient un dégoût rentré, que le décompte des jours restant jusqu’à la libération permettait à la fois d’exprimer et de canaliser.
6Toutefois, l’expression spectaculaire de cette répulsion ne doit pas conduire à sous-estimer les bénéfices tirés de cette expérience, moins visibles dans les sources, mais peut-être plus largement répandus. Promu dans la société de la IIIe République comme un citoyen modèle, le soldat pouvait aussi nourrir de l’empathie à l’égard d’une institution où se forgeait une virilité convoitée, magnifiée par le port de l’uniforme, et où il était possible de rester momentanément à l’abri des duretés du monde du travail. Pour le syndicaliste Georges Dumoulin par exemple, son service accompli dans le Pas-de-Calais à la fin du xixe siècle ressembla plutôt, malgré l’ennui, à une parenthèse reposante, pendant laquelle il put bénéficier de soins médicaux, avant son retour à lamine14.
Réformes du service, résistances et inerties au début du xxe siècle
7Consciente des défis posés par l’intensification des interactions avec la société civile, l’armée accrut son attention au bien-être physiologique et moral des soldats, comme en témoigne la diminution de la mortalité générale, divisée par trois entre la fin des années 1860 (10,15 ‰) et 1913 (3,75 ‰), la quasi-extinction des formes graves de la nostalgie ou bien la raréfaction du suicide. Les bâtiments militaires, qui dans certaines régions frontalières étaient particulièrement vétustes (80 % des casernes du Nord – Pas-de-Calais avaient été construites avant le xixe siècle) furent adaptés aux normes d’hygiène et de confort en vigueur dans la société civile (installation de lavabos et de bains chauds à partir de 1880, création de réfectoires en 1889, organisation de foyers pour les soldats à partir de 1902 ou encore alimentation en eau de source), avec des difficultés néanmoins constantes pour garantir la salubrité et rendre moins répulsifs des espaces où s’entassaient les corps, les armes et, dans les unités de cavalerie et d’artillerie, les animaux. Au début du xxe siècle, dans les nouvelles casernes construites à la périphérie des villes, le contact des soldats avec des bâtiments conçus pour répondre aux exigences de salubrité inconnues de beaucoup d’entre eux dans la vie civile15 a peut-être contribué à faciliter leur intégration à la vie militaire.
8D’autre part, le souci d’un contrôle plus étroit de l’arbitraire et des abus de pouvoir, facilité par l’arrivée dans les casernes d’une génération de sous-officiers et d’officiers plus instruits, se marqua par une condamnation rigoureuse, et peut-être plus systématique, des sévices les plus graves, comme le montre le registre des punitions de soixante jours de prison – le maximum – infligées dans le 1er corps d’armée en 1912 : 14,6 % d’entre elles étaient consécutives à des brimades, qualifiées pour certaines d’entre elles d’« ignobles », signe d’une répulsion sans ambiguïté16. Dans le contexte de l’affaire Dreyfus, une gamme de moyens juridiques fut introduite afin de réguler et d’économiser les peines infligées par la justice militaire17. Le conseil de guerre de Tours, par exemple, accorda les circonstances atténuantes dans 89 % des cas en 190318, permettant d’atténuer sensiblement la rigueur de la répression.
9Néanmoins, des résistances manifestes à la modernisation freinèrent l’élan réformiste des républicains, soucieux de promouvoir la « relation morale19 » et une plus grande clémence, dans un contexte de diffusion d’un antimilitarisme promu par les socialistes et les syndicalistes révolutionnaires20, et exacerbé par des affaires sensationnelles comme celle du « drapeau dans le fumier », impliquant Gustave Hervé en 190121. La réforme du service intérieur, arrachée par le général Gallieni au printemps 1910, dans le but de limiter l’autoritarisme et de promouvoir le libre arbitre22, fut en grande partie effacée entre 1911 et 1914, à mesure que la menace d’un nouveau conflit européen réactivait la peur de la défaillance sur le champ de bataille, stigmate de la guerre perdue en 1871. Ainsi, alors que la loi dite des Trois Ans adoptée en 1913 contribuait à l’exacerbation de l’hostilité à l’égard de l’armée23, la victoire des conservateurs venait paralyser l’évolution libérale promue par une République prise en tenailles entre son idéal émancipateur et sa mission protectrice.
Notes de bas de page
1Guy de Maupassant, Contes et nouvelles, t. 2, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1979, p. 485 et 487.
2Odile Roynette, Bons pour le service. La caserne à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2017 [2000], p. 36‑89.
3Anne Rasmussen, « Expérimenter la santé des grands nombres. Les hygiénistes militaires et l’armée française, 1850-1914 », Le Mouvement social, 257, 2016/4, p. 71‑91.
4Michel Lévy, Traité d’hygiène publique et privée, 5e éd., Paris, J.-B. Baillière, t. 2, 1869, p. 819.
5Terme issu de l’anglais, le « drill » désigne la répétition continue des mêmes gestes pour incorporer les techniques corporelles et créer des automatismes.
6Selon les termes du règlement sur le service intérieur du 2 novembre 1833, restés inchangés jusqu’à la Première Guerre mondiale.
7Odile Roynette, op. cit., p. 438‑450.
8Voir Georges Courteline, « Un début », Le train de 8 h 47 précédé de Les gaîtés de l’escadron, Paris, Payot & Rivages, 2014, p. 205‑219.
9Engagé volontaire en mars 1881, Darien passa 33 mois dans un bataillon disciplinaire en Tunisie comme « incorrigible » de juin 1883 à mars 1886.
10Voir Raoul Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, Paris, Perrin, 1998 [1953], p. 160.
11Lettres d’Alain-Fournier à sa famille 1898-1914, Paris, Éditions Émile-Paul frères, 1949, p. 218, lettre du 2 octobre 1907.
12Ibid., p. 218‑219, lettre du 10 octobre 1907.
13Voir, dans cet ouvrage, la notice de Mathieu Marly, « Les “sous-offs” », p. 59.
14Georges Dumoulin, Carnets de route. Quarante ans de vie militante, Lille, Éditions de L’Avenir, 1938.
15François Dallemagne, Les casernes françaises, Paris, Picard, 1990, p. 204‑210.
16Service historique de la Défense, 2 I 307, relevé des punitions graves, 1er corps d’armée, 1912‑1913.
17Odile Roynette, « Les conseils de guerre en temps de paix : entre réforme et suppression (1898-1928) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire, 73, janvier-mars 2002, p. 51‑66.
18Boris Battais, La justice militaire en temps de paix. L’activité judiciaire du conseil de guerre de Tours (1875-1913), thèse de doctorat d’histoire sous la direction de Yves Denéchère, université d’Angers, 2015, vol. 1, p. 235.
19Emmanuel Saint-Fuscien, À vos ordres ? La relation d’autorité dans l’armée française de la Grande Guerre, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011, p. 23‑50.
20Paul B. Miller, From Revolutionaries to Citizens: Antimititarism in France, 1870-1914, Durham, Duke University Press, 2002.
21Gilles Heuré, Gustave Hervé, itinéraire d’un provocateur. De l’antipatriotisme au pétainisme, Paris, La Découverte, 1997, p. 25‑49.
22Odile Roynette, « L’impossible émergence d’une culture de la confiance dans l’armée française avant 1914 », Mil neuf cent. Revue d’histoire intellectuelle, 33, 2015, p. 31‑50.
23Gerd Krumeich, Armaments and Politics in France on the Eve of the First World War: the Introduction of the three-year Conscription 1913-1914, Leamington Spa, Berg, 1984.
Auteur
Odile Roynette est professeure d’histoire contemporaine à l’université Bourgogne et chercheuse associée au CESPRA (EHESS). Elle est spécialiste de l’histoire sociale et culturelle des mondes militaires (milieu xixe‑milieu xxe siècle) et a notamment publié Bons pour le service. La caserne à la fin du xixe siècle (Belin, [2000] 2017), Les mots des tranchées. L’invention d’une langue de guerre (1914-1919) (Armand Colin, 2010) et Un long tourment. Louis-Ferdinand Céline entre deux guerres (1914-1945) (Les Belles Lettres, 2015).
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