Crosse en l’air
p. 49-52
Texte intégral
1Mettre la crosse en l’air semble relever de l’évidence tant cela apparaît immédiatement compréhensible, transparent même, en appelant à un geste simple qui transformerait l’arme en la chargeant d’un usage imprévu, fraternel et pacifique. Présenter son fusil crosse levée, et, surtout, canon pointé vers le bas, signifierait alors le refus manifeste d’obéir à l’ordre de faire feu. Mais ce n’est peut-être pas aussi simple. Réinsérées dans un long xixe siècle commençant en 1789, les crosses en l’air se révèlent longtemps insaisissables, incertaines et polysémiques, avant que leur sens ne se cristallise lors de la Commune. Devenue un geste iconique de l’imaginaire révolutionnaire, elle s’impose comme l’ultima ratio des antimilitaristes à l’aube du xxe siècle, avant de s’effacer rapidement, pourtant peu de temps après son avènement lors de la mutinerie des hommes du 17e en 1907.
2Les témoins des débuts de la Révolution peinent à dénommer ce geste neuf, improvisé, surprenant et guère signifiant en soi, furtivement présent lors de deux événements majeurs : la prise de la Bastille et le retour du roi de Varennes, entre appel à la reddition-fraternisation et expression d’une souveraineté populaire1. En 1792, le député jacobin Carra appelle les soldats coalisés à mettre crosse en l’air avant de se battre aux côtés des révolutionnaires. Bref, à la fin de la Ire République, tous les possibles ultérieurs de la crosse en l’air – apaisement, fraternisation, armes retournées et geste souverain – sont énoncés mais restent des détails peu signifiants, des lignes brisées qui ne se déploient pas. Car au temps des guerres napoléoniennes le geste semble disparaître presque totalement et ne ressurgit que très erratiquement sous la forme d’une punition militaire infamante, et physiquement épuisante. Ainsi, à Minsk, Davout fait défiler un régiment crosse en l’air pour l’humilier de sa débandade sous le feu ennemi. Cantonnée à une indignité militaire, la crosse en l’air semble avoir perdu son potentiel révolutionnaire.
3Contre toute attente, la crosse en l’air révolutionnaire fraternisante réapparaît lors de la deuxième insurrection des canuts lyonnais en 1834. Cette crosse en l’air-là s’affirme lors de la révolution de Février 1848. Dans plusieurs points de Paris, des soldats se rendent de cette façon, parfois se mutinent avant, et souvent fraternisent avec les insurgés. C’est une des allégories pensables du moment fraternitaire de 1848, mais elle échoue à s’imposer, reste une aspérité isolée, du reste absente des journées de Juin. Du côté de l’ordre, et de la culture militaire, le geste reste irrémédiablement infamant. Ces deux représentations antagonistes s’affrontent lors de la résistance au coup d’État du 2 décembre, quand les républicains de Béziers et de Crest (Drôme) avancent vers la troupe en mettant crosse en l’air, persuadés que la ligne fraternisera. Les soldats tirent sur ceux qui ont osé leur demander, à leurs yeux, d’opérer une reddition humiliante. Au mitan du siècle, la crosse en l’air est connue mais reste polysémique, sinon insaisissable, et donc dangereuse pour ceux qui la mobilisent.
4C’est comme rupture révolutionnaire, bien au-delà d’une simple neutralisation des armes, que le geste se cristallise en se brutalisant. Le 18 mars 1871, à Montmartre, les soldats du 88e de ligne refusent de tirer sur des femmes, des enfants et des gardes nationaux crosse en l’air. Il semblerait que la garde nationale ait agi crosse en l’air la première, puis que la ligne ait refusé de faire feu en gardant l’arme au pied, mettant sporadiquement crosse en l’air et surtout se laissant désarmer par les femmes. Certains récupèrent ensuite leurs armes pour défiler crosse haute vers l’hôtel de ville. Mais, ce jour-là, le geste ne se limite plus à une reddition-fraternisation festive à la manière de Février 1848. À la fin de l’après-midi, les généraux Clément-Thomas et Lecomte sont fusillés par des insurgés et des mutins retournant, avec retard, leurs armes contre leurs officiers. Ainsi, pour la première fois, les crosses en l’air n’accompagnent plus les insurrections, mais les déclenchent ; ne modèrent plus la violence, mais l’accroissent, interdisant à la brèche de se refermer. Elles se font basculement révolutionnaire. Se chargeant d’une visibilité et d’une efficacité inédites, cette crosse en l’air se diffuse très rapidement. Des soldats de Marseille et de Narbonne signifient ainsi leur ralliement aux Communes locales, tandis que les autorités arrêtent des individus vantant les mérites du geste au passage de troupes montant sur Paris. Ces incidents sont attestés dans l’Yonne, dans le Puy-de-Dôme, à Chartres et dans l’Isère, ainsi, dit Lissagaray, que dans plusieurs gares proches de la capitale. Dans Paris assiégé, des rumeurs, souvent relayées par Le cri du peuple de Vallès, font état de régiments entiers marchant crosse en l’air.
5Sous la IIIe République, la crosse en l’air s’enracine dans l’imaginaire révolutionnaire, portée par la mémoire vive de la Commune, par les récits de Lissagaray ou Benoît Malon, notamment. Le rôle des chansons est encore plus déterminant. En 1885, Souëtre publie Le chant d’un soldat socialiste, renommé Crosse en l’air en 1886, qui inspire probablement Pottier en 1887 lorsqu’il remanie le cinquième couplet de L’Internationale, devenu le « couplet des généraux » – « crosse en l’air […] nos balles sont pour nos propres généraux » –, assurément le plus subversif et peut-être le plus entonné en lutte sociale jusqu’en 19142.
6La crosse en l’air s’impose alors comme l’ultima ratio de l’antimilitarisme défensif, offensif et pacifiste. Forte de la plasticité de ses usages possibles, entre fraternisation et arme retournée, elle crée des liens, parfois ténus, entre les partisans de l’insurrection qui s’en va, les grèves-généralistes et même, fugitivement, certains socialistes jaurésistes. La crosse en l’air souligne la difficulté de se penser comme révolutionnaire et désarmé, même après la Semaine sanglante. Pour la constellation révolutionnaire l’adieu à l’insurrection n’est pas un adieu aux armes. La crosse en l’air, devenue iconique, l’emporte sur tous les autres usages subversifs possibles de l’arme. Jeter son fusil, le briser, le garder à l’épaule ne sauraient être que des pis-aller. Car, par ce « geste magnifique », le soldat rompt avec le dressage de la caserne pour devenir un « soldat conscient », « un soldat des égaux » (Souëtre). Néanmoins, une catégorie est résolument exclue de la dignité de la crosse en l’air : les troupes indigènes. Être un « soldat conscient » est manifestement réservé à l’homme blanc. La crosse en l’air souligne incidemment la faiblesse de l’anticolonialisme révolutionnaire.
7Devenir un « soldat conscient » nécessite un maniement précis du fusil et la crosse en l’air n’est pas une métaphore mais un appel à l’action. Les images, fortes de leur capacité à montrer les mouvements, deviennent au début du xxe siècle un des principaux vecteurs de diffusion d’un geste qui, à nouveau, se dérobe aux évidences et doit être minutieusement décrit, notamment par le dessinateur Jules Grandjouan, proche de La Guerre sociale, qui s’efforce parfois de décomposer la cinématique de la crosse en l’air levée et de l’arme retournée, en une véritable pédagogie extrêmement violente – Grandjouan dessinant régulièrement l’éventrement, baïonnette au canon et crosse haute, de l’ennemi à terre3.
8De 1872 à 1914, l’appel à mettre crosse en l’air reste lettre morte, sauf une seule fois, mais très spectaculairement, lors de la mutinerie des hommes du 17e de ligne en 1907. Ils renouent avec le citoyen combattant insurgé du premier xixe siècle et retournent en armes à Béziers pour, si les circonstances l’exigent, s’opposer à la répression étatique frappant le Languedoc en révolte. Au début de cette prise d’armes insurrectionnelle, la crosse en l’air est présente sans être déterminante, ni même très signifiante, en retrait par rapport aux autres usages subversif du fusil, notamment l’arme retournée lorsque les mutins tirent plusieurs salves vers un général envoyé à leur rencontre. Ce n’est qu’en arrivant à Béziers, accueillis par une foule en liesse, qu’ils défilent crosse en l’air, signifiant ainsi le sens de leur mutinerie : nous refusons de tirer sur nos proches4. Si le sens du geste est connu des soldats et de la population – les exhortations à mettre « crosse en l’air » résonnent dans tout le Languedoc en révolte –, le geste lui-même n’a décidemment rien d’évident et oblige à une improvisation manifeste. L’une des rares photographies de ce moment montre que les crosses en l’air effectives de ces mutins n’ont pas l’assurance uniforme de la crosse en l’air imaginée (fig. 2). Les soldats s’observent mutuellement, s’efforçant d’imiter ceux qui ont réussi à maintenir le lourd Lebel crosse haute, ce qui implique un placement précis des mains. Enfin, assis au premier plan, un conscrit, possiblement épuisé mais assurément fier de pouvoir poser crosse en l’air, quitte à appuyer le fusil au sol, négocie quelque peu avec le mythe mobilisateur5.
Figure 2 - « Béziers - Les mutins du 17e sur les allées Paul‑Riquet », carte postale, Impr. Laspeyres, 1907

9La crosse en l’air du 17e renoue avec son sens fraternitaire, gommant ainsi partiellement la violence de cette mutinerie et participant à une mémoire pacifiée de l’événement. Cette rébellion armée intègre certes l’imaginaire de la lutte sociale, et les cris de « Vive le 17e » font maintenant écho au « couplet des généraux ». Pourtant, plus personne ne met crosse en l’air après 1907, chant du cygne d’un geste manifestement compliqué, encombrant et dangereux pour celui qui le fait. Aucune crosse haute n’est perceptible pendant les troubles, limités, liés à la loi des « trois ans » en 1913. Plus flagrant encore, lors des mutineries de 1917, la crosse en l’air est totalement absente, comme exhortation ou comme geste effectif6. Dans l’entre-deux-guerres enfin, elle est en retrait de l’antimilitarisme communiste, superflue au temps de l’internationalisme kominternien. Du reste, la locution « crosse en l’air » est intraduisible et disparaît de ce fait des versions en langues étrangères de L’Internationale. Le « geste magnifique » est resté cantonné à l’imaginaire révolutionnaire français.
10L’histoire, finalement assez brève et erratique, de la crosse en l’air est animée d’une tension paradoxale : si son sens reste longtemps incertain, sinon confus, le geste n’est jamais insignifiant, étant d’emblée propre aux situations de brèche révolutionnaire. Il s’affirme ensuite comme le dernier argument de l’antimilitarisme révolutionnaire, tant ce geste espère que celui qui est sous l’uniforme demeure un citoyen libre et souverain, qui doit se tenir prêt à l’indiscipline et à l’humanité.
Notes de bas de page
1Pour les références relatives à la séquence 1789-1871, cette notice résume un de mes articles antérieurs : « “Crosse en l’air” : l’insaisissable motif d’une histoire effilochée (France, 1789-1871) », Romantisme, 174/4, 2016, p. 121‑131.
2Robert Brécy, Florilège de la chanson révolutionnaire. De 1789 au Front Populaire, Paris, IHS CGT, p. 87.
3Jules Grandjouan, « La Commune de 19?? », La Guerre sociale, 18‑24 mars 1908.
4Fournier, La critique des armes, op. cit., p. 138‑147.
5« Béziers-Les mutins du 17e sur les allées Paul-Riquet », carte postale, Impr. Laspeyres, 1907.
6André Loez, 14-18. Les refus de la guerre. Une histoire des mutins, Paris, Gallimard, 2010.
Auteur
Éric Fournier est maître de conférences habilité en histoire contemporaine, au centre d’histoire du xixe siècle, université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a notamment travaillé sur la Commune et sa mémoire dans Paris en ruines (2008) ou La Commune n’est pas morte (2013) ; sur les mouvements révolutionnaires et la violence politique, dans La cité du sang. Les bouchers de La Villette contre Dreyfus (2008) et La critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires sous la IIIe République (2019).
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