Introduction de la deuxième partie
p. 41-48
Texte intégral
1La Commune sonne l’avènement de l’antimilitarisme révolutionnaire. Mobilisés face à l’armée prussienne, les Parisiens s’organisent à nouveau en garde nationale. Cette milice civique – élisant et contrôlant ses officiers – fait renaître le « citoyen combattant1 » exerçant le plus directement possible sa souveraineté, par la prise d’armes elle-même. Tel est un des enjeux du 18 mars 1871 lorsque Thiers envoie des colonnes d’infanterie désarmer Paris de ses canons, forgés durant le siège par une souscription populaire. Contestant l’emprise militaire sur quelque chose d’irréductiblement politique, s’opposant de ce fait au monopole étatique de la violence, les quartiers populaires se soulèvent. À Montmartre, les soldats refusent de faire feu sur la foule ; se laissent désarmer, souvent par des femmes ; fraternisent, se mutinent ; mettent crosse en l’air, avant de retourner leurs armes et d’exécuter deux généraux : Clément-Thomas et Lecomte. Initialement défensif, empêcher la troupe de tirer, cet antimilitarisme devient offensif par la mort des officiers, ouvrant ainsi une brèche révolutionnaire.
2Cependant, aucun des acteurs de l’événement ne le formule en ces termes précis. L’antimilitarisme se déploie durant les soixante-douze jours de cette insurrection souveraine sans nécessiter d’être nommé, semblant relever d’une forme d’évidence. « La chose existait déjà, sinon le mot », certifie le préfet Lépine, évoquant « l’Année terrible » dans ses mémoires2. En revanche, la condamnation explicite du « militarisme » par la Commune s’affirme avec force à trois moments majeurs : lors de la Proclamation au peuple français du 19 avril ; lors de la chute de la colonne Vendôme, « symbole de force brute et de fausse gloire, une affirmation du militarisme », décidée en représailles au bombardement versaillais ; le 21 mai enfin, lors de la dernière proclamation du Comité de salut public, lorsque Delescluze attribue leurs défaites à une dérive militariste des communards eux-mêmes : « Assez de militarisme, plus d’états-majors galonnés et dorés sur toutes les coutures ! Place au peuple, aux combattants, aux bras nus ! L’heure de la guerre révolutionnaire a sonné3. » Pour ce vieux jacobin, dans la frénésie de la bataille de Paris, l’antimilitarisme, plus qu’une ultima ratio, culmine en une mystique où se déploient certains des motifs centraux de cette idéologie : haine des officiers et exécration de l’uniforme, apologie d’un peuple en armes invincible, aussi politiquement conscient que militairement inorganisé. Tout ceci puise dans les champs d’expérience des journées et des guerres révolutionnaires, de la Bastille à Valmy, et annonce aussi une nouvelle modernité militante. La Commune, ce « crépuscule » d’un cycle révolutionnaire – celui du citoyen insurgé qui, de 1792 à 1871, défend la république sociale un fusil à la main –, a immédiatement été proclamée par les vaincus « aurore » des révolutions à venir – ce qui a alimenté d’âpres débats politiques et historiographiques. Dans l’ordre de l’antimilitarisme, l’aurore est incontestable.
3Au sein de la constellation révolutionnaire, des anarchistes aux socialistes, qui s’affirme et s’organise sous la IIIe République, l’antimilitarisme est un élément central, un puissant facteur d’unité et de distinction. Si, durant un long xixe siècle s’achevant vers 1905, l’anticléricalisme est le plus petit dénominateur commun à l’ensemble des forces de gauche, il en est de même, pour les révolutionnaires, de l’engagement antimilitariste, structurant et impératif à la fin de ce siècle. Celui-ci est d’autant plus intense qu’il s’inscrit dans des temporalités enchevêtrées, souvent impérieuses, parfois vitales, notamment l’antimilitarisme défensif, celui des luttes sociales. Sous sa forme offensive, celui de la « lutte finale », il s’inscrit dans un horizon perçu comme à portée de main, au moins jusqu’aux années 1910. S’impose alors, du fait des rivalités entre puissances, un combat pacifiste qui entend faire la « guerre à la guerre ».
4L’antimilitarisme, comme idéologie et comme pratique, se construit et s’éprouve à l’aune de ces trois horizons. Il conviendra enfin d’évaluer sa diffusion sociale, au-delà des organisations militantes, sans céder à la facilité d’une histoire finaliste supposant la vanité de l’antimilitarisme révolutionnaire au regard de « l’union sacrée ».
Défensif, offensif, pacifiste : urgences et horizons
5L’antimilitarisme défensif semble une nécessité tant les luttes sont scandées par des fusillades mortelles au « champ de grève », tel le massacre de Fourmies. Le 1er mai 1891, neuf manifestant.e.s tombent sous les balles du 145e de ligne, l’armée étant le dernier recours du maintien de l’ordre républicain. Ce jour-là, l’antimilitarisme est en actes dès la manifestation quand la tête du cortège, où des femmes sont en première ligne, se porte au contact des soldats, les exhorte à fraterniser, tente de les désarmer. Le drame naît de ce corps à corps confus autour des fusils Lebel. Fourmies dit l’effroi, mais aussi, dans une certaine mesure, l’espérance antimilitariste, car plusieurs impacts hauts sont visibles sur les murs, montrant que certains conscrits ont tiré en l’air. Dans les interstices d’une ligne obéissante et meurtrière se nichent des écarts qui font écho à la première exigence antimilitariste : ne pas tirer sur ses semblables. Ainsi, l’attitude des soldats, pourtant pris en étau entre la discipline militaire et l’agression dont ils sont l’objet, est peut-être plus proche des attentes révolutionnaires que ce que le terrible bilan pourrait laisser croire de prime abord4.
6Cette espérance, et l’intensification de la propagande antimilitariste, s’accroissent avec le développement progressif d’une véritable armée de conscrits, par la loi de 1889 et surtout par celle de 1905, dite loi des « deux ans » – service court selon les normes du temps. Plus la République tisse son emprise sur le corps social, plus le soldat-citoyen obéissant devient une réalité, et plus les fusillades au « champ de grève » apparaissent horriblement fratricides, plus aussi, en retour, le « soldat conscient » et rebelle apparaît comme un possible. Mais quelle est la marge de manœuvre de conscrits enserrés dans un système d’autorité draconien, symbolisé par Biribi, « l’archipel punitif de l’armée française5 » remarquablement étudié par Dominique Kalifa ? Tirer en l’air est le seul usage subversif indécelable de l’arme en maintien de l’ordre. Tous les autres – jeter son fusil, le garder à l’épaule, le briser, mettre crosse en l’air – exposent dangereusement. La propagande antimilitariste, se concevant comme une forme de « gymnastique révolutionnaire », en appelle pourtant à de telles extrémités : « Le devoir des poltrons est de tirer en l’air, celui des hommes de cœur de refuser carrément de tirer sur leurs frères », clame Gustave Hervé dans Le Piou-piou de l’Yonne en 19016. En lutte sociale, face à la troupe, le cinquième couplet de L’Internationale s’impose. « Appliquons la grève aux armées […] crosse en l’air et rompons les rangs […] nos balles sont pour nos propres généraux. » Ce « couplet des généraux », le plus subversif, peut-être plus chanté encore que le premier couplet, dit la centralité de l’antimilitarisme le plus déterminé dans l’imaginaire révolutionnaire du temps.
7S’il est impossible de savoir combien de soldats ont furtivement tiré en l’air lors des luttes sociales, force est de constater que les attentes les plus fortes de l’antimilitarisme défensif n’adviennent qu’une fois : la mutinerie des hommes du 17e de ligne, lors de la révolte du Languedoc viticole en 1907. Loin de mener la bonhomme et fraternelle insoumission républicaine immédiatement popularisée par la chanson de Montéhus, les hommes du 17e renouent avec le citoyen combattant exerçant sa souveraineté par la prise d’armes, en une contestation du monopole de la violence. Décidant de rentrer chez eux, à Béziers, pour éventuellement protéger la population d’une violente répression – contre d’autres conscrits donc –, les mutins s’arment pour le combat, se répartissant 12 000 munitions. Sur la route, croisant une colonne légaliste commandée par un général, ils tirent plusieurs salves de semonce, forçant ainsi le chemin vers Béziers, entrant dans la ville à l’aube, crosse en l’air et au son de L’Internationale, accueillis par une foule en liesse. Ils ne se rendent que dans l’après-midi, en échange d’une punition légère. Les espérances militantes s’accomplissent d’autant plus pleinement que presque aucun des mutins n’était lié aux mouvements révolutionnaires, accréditant ainsi l’efficacité de la propagande antimilitariste. Cependant, la brèche ouverte par ces mutins se referme vite. Les années suivantes, acmé des luttes sociales, on ne compte que d’éparses et brèves insoumissions individuelles7.
8Pour leur part, les antimilitarismes offensif et pacifiste restent des horizons d’attente, certes inaccomplis, mais qui aident les révolutionnaires à interroger la modernité. L’insurrection était l’évidence révolutionnaire d’un premier xixe siècle achevé au mur des Fédérés. La part de la violence dans les révolutions à venir devient une énigme. Entre insoumission, fraternisation et armes retournées, l’antimilitarisme aide à penser ce recours à la force, notamment pour les grèves-généralistes, qui nuancent assez vite le strict légalisme de Fernand Pelloutier, qui estimait en 1895 que « croiser les bras » serait suffisant. S’établit ainsi une passerelle avec les nouveaux insurrectionnels groupés autour de La Guerre sociale, s’inspirant de la révolution russe de 1905 et d’autres insurrections lointaines. À partir de 1911, au temps de la montée des périls, l’antimilitarisme comme facteur d’unité révolutionnaire s’étend aux socialistes jaurésistes. En sa dimension pacifiste, il irrigue l’internationalisme, comme le souligne, entre autres, l’impressionnant congrès européen de Bâle en 1912. Par ailleurs, il permet de dénoncer la brutalité des guerres de conquête coloniale. En un temps où la gauche est largement indifférente à cette question, la dénonciation de la violence de l’armée coloniale, et particulièrement celle des officiers, est l’une des principales manifestations d’anticolonialisme. En 1899, Charles Péguy lie ensemble les différentes facettes de l’antimilitarisme : « Comme internationalistes français […] nous attaquons universellement toute armée, en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive, c’est-à-dire un outil de violence collective injuste ; et nous attaquons particulièrement l’armée française en ce qu’elle est un instrument de guerre offensive en Algérie, en Tunisie, en Tonkin, en Soudan et en Madagascar. » Et Péguy de conclure, au cœur de l’affaire Dreyfus : « L’armée, en ce qu’elle est […] un instrument de haine internationale, en ce qu’elle devient une école de haine civile8. »
9D’autres lient de façon plus subversive encore les différents engagements antimilitaristes, espérant que de la « guerre à la guerre » surgira un processus révolutionnaire. Peu à peu, l’antimilitarisme pacifiste – ou « antipatriotique » selon ses plus durs partisans – concentre la radicalité du mouvement révolutionnaire9, appelant au sabotage ou affirmant comme l’Association internationale antimilitariste (AIA) en 1907 : « Il vaut mieux tirer sur un général français que sur un soldat étranger. » Même Jaurès, au congrès de Bâle, concède qu’il faudra agir par tous les moyens nécessaires, « par l’action légale ou révolutionnaire ». Par cette euphémisation esquivant d’éventuelles poursuites pénales, il procède à la manière des antimilitaristes les plus déterminés, qui apparaissent ainsi, à l’heure de la marche à la guerre, comme des éléments avancés, plus que marginalisés, du mouvement social.
10Bref, un continuum lie tous ces horizons révolutionnaires – défensif, offensif, pacifiste, anticolonial –, ainsi exprimé en 1905 par « l’affiche rouge » de l’AIA, le plus retentissant brûlot antimilitariste du temps, et conçu comme tel par ses auteurs :
Quand on vous commandera de décharger vos fusils sur vos frères de misère – comme cela s’est produit à Châlon, à la Martinique, à Limoges – travailleurs, soldats de demain, vous n’hésiterez pas, vous n’obéirez pas. […] Vous tirerez, mais pas sur vos camarades. Vous tirerez sur les soudards galonnés qui oseront vous donner de pareils ordres.
Quand on vous enverra à la frontière défendre le coffre-fort des capitalistes contre d’autres travailleurs abusés comme vous l’êtes vous-mêmes, vous ne marcherez pas. Toute guerre est criminelle. À l’ordre de mobilisation, vous répondrez par la grève immédiate et par l’insurrection.
11Au terme d’un procès très médiatisé, 26 des 31 signataires – dont Pouget, Hervé, Almereyda, Yvetot – sont lourdement condamnés à un total cumulé de 36 années de prison10. Mais ce faisant, l’antimilitarisme se structure et sa vive critique de l’armée se déploie dans l’espace public.
Images édifiantes et organisations militantes
12Au-delà des mots d’ordre, de puissantes images, des récits édifiants donnent corps à l’antimilitarisme, déployant une large gamme d’indignation susceptible de toucher au-delà des seuls militants, qui, à l’aube du xxe siècle, se regroupent autour de titres de presse et d’organisations dédiés. L’antimilitarisme apparaît comme une évidence qui, longtemps, n’a guère besoin d’être nommée. En 1899, Péguy le définit, implicitement, comme une « campagne systématique contre toute l’armée ». Effectivement, l’essentiel du discours antimilitariste tient en une dénonciation totale de l’institution militaire. Au-delà des paroxysmes de violence déjà évoqués – brutalité coloniale et surtout tuerie au « champ de grève » – cette condamnation s’appuie principalement sur les scènes ordinaires de la vie de caserne sous la férule arbitraire d’officiers hautains et de sous-officiers brutaux, expérience sociale partagée par des conscrits de plus en plus nombreux. Là réside peut-être un antimilitarisme de basse intensité, « littéraire et bourgeois », concluait abruptement Raoul Girardet, l’assimilant à des romans écrits par des jeunes gens instruits, égoïstement épouvantés à l’idée de faire leur service militaire, sans pour autant remettre en cause la nécessité de l’armée11. Mais les premiers romans, Au port d’arme de Fèvre ou Le cavalier Miserey d’Hermant paraissent en 1887, avant la loi de 1889 sur l’extension du service militaire et se distinguent par la violence du propos : dans Au port d’arme, un conscrit est fusillé pour avoir tiré sur le sergent qui le brimait. Sous-offs de Descaves, vendu à 30 000 exemplaires en 1889, est une très violente critique qui vaut à son auteur un procès, gagné in extremis12. Si la dénonciation outrancière de l’armée est tolérée, la subversion est réprimée. Là est la distinction entre Sous-offs et « l’affiche rouge », entre la critique naturaliste et l’antimilitarisme révolutionnaire.
13Tous s’accordent cependant pour dire que la caserne est un lieu de dressage avilissant. Pour les révolutionnaires, elle est même déshumanisante, tout comme l’uniforme (fig. 1). « La caserne fait de nous une machine à obéir […] une machine à astiquer et à marcher au pas », peut-on lire dans le Nouveau manuel du soldat, qui ne voit dans l’uniforme qu’une « livrée sanglante, […] livrée de l’esclavage et du crime13 ». Tout ceci transforme en « machine à tuer », conclut Gustave Hervé14. C’est ainsi qu’un fantassin, supposé issu du monde ouvrier, est amené à tuer son semblable. Pour la cavalerie honnie, de fait souvent requise aux grèves par les préfets, c’est un peu différent. Assimilée aux campagnes cléricales, son ralliement semble improbable
Figure 1 - Carte postale antimilitariste faisant partie d’une lettre anonyme « individualiste » envoyée au maire de Villeneuve-Saint‑Georges, après la journée sanglante du 31 juillet 1908, AD 94, 2 I 7

14Dans les perspectives défensives ou offensives, seul le fusil échappe à cet opprobre frappant la culture matérielle militaire. Entre les mains d’un « soldat conscient », il peut redevenir un « fusil libérateur » ou un « fusil révolutionnaire15 », une arme retournée soulignant que cet antimilitarisme n’est pas la non-violence, que l’AIA condamne fermement comme « une résignation issue de l’esprit chrétien16 ». Les révolutionnaires ne se conçoivent pas comme désarmés et plaident pour une organisation proche de la garde nationale ou des milices suisses, esquissant ainsi la société future. Péguy appelle de ses vœux une « contre-armée ». Édouard Vaillant dépose inlassablement des projets de lois « pour la suppression de l’armée permanente par sa transformation progressive en milices nationales sédentaires17 », proposition reprise en mode mineur par Jaurès dans L’armée nouvelle en 1911.
15Reste-t-il une place pour un antimilitarisme modéré, bourgeois, républicain, pacifiste, ou même conservateur ? Si l’affaire Dreyfus interroge la possibilité d’un antimilitarisme républicain, l’espace est bien mince. Ce qui est certain c’est qu’il n’existe aucun antimilitarisme d’extrême droite, y compris au sein de la supposée « droite révolutionnaire », qui rêve de faire appel, non au soldat insoumis, mais à une armée plus autoritaire que jamais pour renverser le régime et le refonder précisément au son du clairon. Définitivement, l’antimilitarisme trace une ligne disant qui est révolutionnaire et qui ne l’est pas. Et lorsqu’en 1912, Gustave Hervé, l’un des plus déterminés d’entre tous, stupéfait ses camarades en prônant le « militarisme révolutionnaire » – la révolution par une armée ralliée en ordre de bataille, officiers inclus –, il est immédiatement marginalisé par ses anciens compagnons, abasourdis par cet oxymore aberrant.
16Au début du xxe siècle, l’antimilitarisme s’appuie sur une structuration croissante, caractéristique de l’entrée du mouvement social dans l’ère des organisations. En 1899, Gaston Dubois-Desaulle, ancien de Biribi et déserteur, fonde le Groupe de propagande antimilitariste de Paris, qui publie trois brochures : Crimes militaires, Assassins galonnés et Justice militaire. À partir de 1901, l’apparition et le développement rapide du mot « pacifisme » semblent pousser les antimilitaristes à se désigner plus explicitement comme tels. La Ligue antimilitariste est fondée en 1902, notamment par Yvetot et Libertad. En 1904 est créée l’AIA, à la suite du congrès antimilitariste d’Amsterdam. Au sein de la CGT, la lutte s’organise autour du « sou du soldat », très actif vers 1911-1912, qui s’efforce de maintenir les liens entre camarades incorporés et de continuer clandestinement la propagande. Est également publié le Nouveau manuel du soldat, bréviaire antimilitariste, tiré à presque 100 000 exemplaires en 1902, puis 185 000 en 190818. La presse socialiste organise aussi une solidarité antimilitariste qui apparaît ici encore comme un ferment d’unité. Le Conscrit – un numéro par an, tiré à 100 000 exemplaires en janvier à l’appel de la classe –, fondé en 1900 par les jeunes guesdistes, participe à l’unification socialiste avant de s’ouvrir à d’autres courants antimilitaristes. Plus la situation internationale est menaçante, plus cette lutte rassemble le mouvement social et expose sa force. Le 25 mai 1913, Jean Jaurès décide de déplacer la montée au mur des Fédérés, qui risque d’être interdite, en un lieu neutre pour honorer de concert la mémoire de la Commune et conjurer la guerre. Plus de 150 000 personnes montent au Pré-Saint-Gervais pour protester contre la loi des « trois ans », perçue à juste titre comme un inquiétant roulement de tambour. Cette mobilisation impressionnante dit l’intensité d’un antimilitarisme uni ce jour-là par la SFIO. L’extrême gauche, pour sa part, appelle à saboter la mobilisation par une subversion généralisée. Au même moment, des incidents éclatent dans des casernes, surtout dans l’Est du pays, menés par des conscrits outrés d’être obligés d’effectuer séance tenante une année de service supplémentaire. Mais le lien ne se fait pas entre ces contestations et l’antimilitarisme révolutionnaire. À l’étonnement et au soulagement des autorités, la CGT ne joue aucun rôle dans ces désobéissances de faible envergure et vite circonscrites19. Ici s’exprime peut-être un antimilitarisme diffus, de basse intensité, cantonné à la contestation éphémère de la caserne et de l’arbitraire. Maintenue abruptement sous les drapeaux, une classe d’âge ne s’est guère rebellée. La « loi des trois ans » souligne la ferme emprise républicaine et éclaire « l’union sacrée » d’août 1914, quand l’antimilitarisme révolutionnaire est « entré dans la nuit » (Jean Rabaut).
1914 : le crépuscule de l’antimilitarisme révolutionnaire
17Si l’échec de la « guerre à la guerre » et le triomphe de « l’Union sacrée » sont solidement balisés par de nombreux travaux que nous résumons sommairement ici, gardons-nous cependant, au regard des cloches de Bâle ou de Jaurès au Pré-Saint-Gervais, de « l’immense condescendance de la postérité » (E. P. Thompson), comme d’une lisse et finaliste histoire républicaine, ordonnée in fine par le consentement patriotique. Certes, en 1914, les renoncements sont patents : avant même la mort de Jaurès, la CGT renonce le 28 juin à porter seule une grève générale. Puis Léon Jouhaux se rallie à la mobilisation sur la tombe même du leader pacifiste. L’intransigeant Jules Guesde estime que la guerre oblige à une parenthèse dans la lutte des classes que la victoire refermera. Par en bas, au moment de la mobilisation, les refus sont presque inexistants : moins de 2 % d’insoumis, c’est-à-dire autant qu’en temps de paix, essentiellement des marginaux ou des délinquants plus que des militants. Le carnet B reste lettre morte et les quelques activistes, littéralement une poignée, qui restent envers et contre tous fidèles à l’antimilitarisme en payent le prix, tel Alphonse Dubord, une figure du Piou-piou de l’Yonne : refusant d’être mobilisé, il est condamné à trois ans de « Travaux publics » dans les bagnes militaires d’Algérie, où il est tué d’un coup de fusil dans le dos par un soldat en 1917, alors qu’il venait de voir sa peine suspendue20. Son destin tragique souligne à quel point l’antimilitarisme appelait en définitive à un engagement presque sacrificiel.
18La mort de Dubord pourrait laisser croire que la presque totalité des soldats est animée par une implacable « culture de guerre ». Dans une France par ailleurs longtemps rétive au militarisme21, cette mobilisation doit certes beaucoup à un sentiment d’appartenance nationale qui s’est enraciné plus vite que la conscience de classe internationaliste, y compris chez les révolutionnaires. Mais elle relève autant sinon plus de ce resserrement des liens entre la société et l’État, de l’emprise affermie de la république. Dans la mobilisation, le socialiste Léon Werth ne voit nulle trace de « volonté populaire », mais une « obéissance populaire22 ».
19Août 1914 balaye un antimilitarisme qui, au-delà des impératifs du « champ de grève » ou du concert glaçant des puissances, contestait cette emprise étatique en un rejet de la république démocratique et sociale, ce « questionnement libertaire de la démocratie » (Jacques Rougerie). En ce sens l’Union sacrée sonne aussi le glas d’une certaine mémoire vive de la Commune.
Notes de bas de page
1Louis Hincker, Citoyens-combattants à Paris (1848-1851), Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 2008.
2Louis Lépine, Mes souvenirs, Paris, Payot, 1929, p. 25. Je remercie ici vivement Laurent Bihl, qui a repéré cette phrase.
3Journal officiel de la Commune de Paris, 19 avril 1871, 17 mai 1871, 21 mai 1871.
4Éric Fournier, La critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires sous la IIIe République, Montreuil, Libertalia, 2019, p. 93-102.
5Dominique Kalifa, Biribi. Les bagnes coloniaux de l’armée française, Paris, Perrin, 2009.
6Gustave Hervé, « Aux conscrits », Le Piou-piou de l’Yonne, 1, 1901.
7Fournier, La critique des armes…, op. cit., p. 138-147.
8Charles Péguy, « Service militaire », La Revue blanche, 1er février 1899.
9Guillaume Davranche, Trop jeunes pour mourir. Ouvriers et révolutionnaires face à la guerre (1909-1914), Paris, L’insomniaque/Libertalia, 2014.
10Michel Cordillot, « L’antimilitarisme dans l’Yonne, mythe ou réalité ? L’Affiche rouge de février 1906 », dans Id. (dir.), « Plutôt l’insurrection que la guerre ! » L’antimilitarisme dans l’Yonne avant 1914, Auxerre, ADIAMOS-89 et SSHNY, 2005, p. 121‑-123.
11Girardet, La société militaire de 1815 à nos jours, op. cit., p. 160‑164.
12Rabaut, L’antimilitarisme en France, 1810-1975, op. cit., p. 29‑31.
13Fédération des bourses du travail de France et des colonies, Nouveau manuel du soldat : la patrie, l’armée, la guerre, Paris, Fédération des bourses du travail, 1902, p. 7, 10, 31.
14Hervé, « Aux conscrits », art. cité.
15AN F/7/12910 : Surveillance des menées antimilitaristes et procédures judiciaires (1905-1908), affiche antimilitariste « Bravo l’armée antimilitariste » (1907) ; AN F/7/13326 : Antimilitarisme et sabotage. Rapports d’ensemble (1912) ; La Guerre sociale, 15‑27 juillet 1908.
16Rabaut, L’antimilitarisme en France, 1810-1975, op cit., p. 72.
17Édouard Vaillant, Proposition de loi pour la suppression de l’armée permanente par sa transformation progressive en milices nationales sédentaires, présentée par M.M. Ed. Vaillant, E. Baudin, E. Chauvière, Watter… (7 décembre 1893), Paris, Motteroz, 1894 (rééditée en 1899 et 1904).
18Jean-Jacques Becker, Le carnet B, Paris, Klincksieck, 1973, p. 69.
19Gerd Krumeich, Armaments and Politics in France on the Eve of the First World War, Oxford, Berg Publishers, 1984, p. 94.
20http://maitron-en-ligne.univ-paris1.fr/spip.php?article156711, notice DUBORD Adolphe dit DERBAULT Adhéric [Dictionnaire des anarchistes] par Rolf Dupuy, version mise en ligne le 25 février 2014, dernière modification le 11 mars 2014.
21Mathieu Marly, Distinguer et soumettre. Une histoire sociale de l’armée française (1872-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2019.
22Cité par Arnaud-Dominique Houte, Histoire de la France contemporaine, t. 4, Le triomphe de la République, 1871-1914, Paris, Seuil, 2014, p. 395.
Auteur
Éric Fournier est maître de conférences habilité en histoire contemporaine, au centre d’histoire du xixe siècle, université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a notamment travaillé sur la Commune et sa mémoire dans Paris en ruines (2008) ou La Commune n’est pas morte (2013) ; sur les mouvements révolutionnaires et la violence politique, dans La cité du sang. Les bouchers de La Villette contre Dreyfus (2008) et La critique des armes. Une histoire d’objets révolutionnaires sous la IIIe République (2019).
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