Du Roi d’Yvetot à L’Internationale. Une préhistoire de l’antimilitarisme chansonnier
p. 35-37
Texte intégral
1Au lendemain de Waterloo, la diffusion chansonnière connaît d’importants développements. Favorisée par l’augmentation des mouvements de population, qu’ils soient liés aux migrations du travail, encore essentiellement saisonnières, au retour des soldats de l’Empire ou, dès la loi Gouvion Saint-Cyr de 1818, au rétablissement de la conscription militaire, elle s’appuie également sur la multiplication de petits livrets reproduisant des paroles de chansons que diffusent de nombreux chanteurs ambulants et qui constituent une part importante – sans doute le tiers – des imprimés divers qui emplissent les balles des colporteurs. Toutes ces chansons sont des créations récentes, presque toujours écrites pour être chantées sur un « air connu ». Les thèmes de ces chansons sont divers : chansons d’amour, chansons à boire, chansons édifiantes, chansons grivoises… mais également des titres traitant de l’actualité et s’inscrivant, peu ou prou, dans les débats partisans qui traversent la société. Ces refrains, dans leur grande majorité, parce qu’ils s’apparentent à la satire, se situent dans l’opposition au pouvoir en place et n’hésitent pas à se moquer abondamment des puissants… Ce qui suscite, en retour, la plus grande vigilance des autorités, qui cherchent, sans grand succès, à en contrôler la production et la diffusion1.
2Pourtant, pendant la Restauration et la monarchie de Juillet, alors que le nombre de couplets mis en circulation connaît une forte augmentation, la chanson antimilitariste est quasi inexistante. Le patriotisme, le culte de la gloire et du combattant, la diffusion de la légende impériale, la mémoire de l’an ii… contribuent au contraire à une sacralisation du soldat prêt à tous les sacrifices pour défendre la nation. Le critiquer, se moquer de lui, équivaudrait à s’en prendre au peuple lui-même, considéré comme le public naturel des chansonniers. La chanson militaire à la gloire des soldats français domine donc largement, écrase même quantitativement, les quelques titres antimilitaristes qui apparaissent marginalement, à la fin des années 1840, pendant la Seconde République et sous le Second Empire. Certes, dès 1813, le libéral Pierre-Jean Béranger2, bénéficiant déjà d’une très grande renommée, propose Le roi d’Yvetot, une chanson qui connaît un vif succès en mettant en scène un bon petit roi, qui promet la paix et la tranquillité, vit en bonne entente avec « ses voisins » et s’avère être un bien piètre soldat ; des traits de caractère qui le rendent fort sympathique et sèment autant de pierres dans le jardin de Napoléon. Mais dès l’année suivante, par exemple avec Les deux grenadiers ou Les Gaulois et les Francs¸ le plus célèbre des chansonniers retrouve des accents martiaux pour célébrer la mémoire des soldats de l’Empire ou appeler à la résistance contre l’invasion du territoire national par les armées alliées. De même, les titres pacifistes écrits sous le règne de Louis XVIII, par des chansonniers royalistes, voire ultras, qui condamnent la politique guerrière de Napoléon dans des vers aux tonalités épicuriennes, ne peuvent évidemment pas être considérés comme antimilitaristes. Pas plus que ces titres qui nous parlent de la tristesse du jeune homme venant de tirer un mauvais numéro et étant ainsi astreint à six ans de conscription : sa réaction est toujours présentée comme strictement individuelle, le chagrin suscité par l’éloignement de ses proches, et n’aboutit jamais à une contestation de l’armée. De surcroît, ces couplets ne pèsent pas bien lourd à côté de la masse de ceux qui, à force de nous expliquer les mille et une raisons qui devraient rendre heureux le jeune homme désigné par le sort pour effectuer le service militaire, finissent par nous convaincre de la profonde hostilité suscitée par cette institution. Les rapports de police et de gendarmerie proposent pourtant de nombreux comptes-rendus de manifestations du mécontentement des populations lors du tirage au sort, manifestations où les cris sont régulièrement accompagnés de chansons. Mais les refrains alors entendus semblent avoir appartenu au répertoire d’opposition, pouvant s’en prendre explicitement à des autorités locales, sans pour autant contester l’armée comme institution.
3Ce n’est qu’à la fin de la monarchie de Juillet que des chansonniers, goguettiers proches des milieux fouriéristes ou saint-simoniens, font entendre quelques refrains ouvertement antimilitaristes. Ainsi, en 1847, Louis Festeau propose Le réfractaire3 et, deux ans plus tard, L’obéissance passive, dialogue entre un sergent instructeur et le tambour Larifla4. Dans la première de ces deux chansons il se fait l’avocat de la fraternité universelle, condamne tout esprit de conquête, compare la conscription à un enchaînement et défend le déserteur qui veut rester fidèle à ses convictions ; dans la seconde, non seulement il dénonce la guerre comme un fléau, mais présente également l’armée comme une machine à transformer des citoyens libres en esclaves, abrutis par la discipline et destinés à satisfaire les ambitions de tyrans rêvant de conquêtes et de répression. Victor Rabineau, quant à lui, écrit, en octobre 1848, une chanson qui rejette « la gloire militaire, tous ses lauriers sont arrosés de pleurs5 ». Les thèmes traditionnels de la chanson antimilitariste qui se développe sous la IIIe République voient ici le jour.
4Pourtant, les chansonniers de 1848 restent profondément marqués par la tradition patriotique républicaine, présente y compris dans plusieurs chansons des auteurs que nous venons de citer. Même lorsque la troupe est utilisée comme force de répression, en juin 1848 ou en décembre 1851, elle est relativement épargnée par les couplets écrits à la gloire des « martyrs » de ces insurrections. Dans ces textes, toujours rédigés après l’événement, on cherche à créer de l’empathie pour les victimes de la répression, notamment pour demander leur amnistie, mais on ne s’en prend que très rarement à l’armée elle-même. Ni le sergent de ville, ni le gendarme ne sont les sujets de pareilles attentions, ce qui confirme bien que l’armée est encore perçue, à gauche, comme une institution populaire : une représentation du peuple en armes défendant le bien commun.
5Á partir de 1849, la république du parti de l’Ordre ayant interdit les spectacles chantants dans les débits de boissons dépourvus d’une autorisation préalable – ce qui signifie la disparition des goguettes populaires –, la production chansonnière va se cristalliser dans un nouveau lieu : le café‑concert.
6Parmi les nombreux – et très surveillés – titres composés dans ces salles, il n’est pas rare d’en trouver qui témoignent du désespoir des jeunes gens malchanceux lors du tirage au sort. Peu de ces refrains arrivent cependant à franchir la barrière de la censure. Parmi eux, notons ces couplets entendus à l’Alcazar en juillet 1869 nous parlant de tous ceux qui rêvent d’avoir un remplaçant : le condamné à mort mené à l’échafaud et, bien sûr, le conscrit tremblant de peur sous le feu6 ; ou ceux-ci, interprétés en 1863 salle Barthélemy, attirant la sympathie des auditeurs sur le « pauvre déserteur », condamné à mort pour avoir abandonné son poste et pour lequel on demande la grâce : « Arrêtez commandant, au nom de l’empereur7. »
7Les textes les plus clairement antimilitaristes, écrits pendant le Second Empire, sont l’œuvre d’auteurs révolutionnaires, ils ne peuvent donc circuler que sous le manteau et ne sont publiés qu’après la chute du régime. C’est le cas, par exemple, d’une chanson de Paul Avenel dans laquelle il définit l’armée comme une institution où l’on « crétinise les fils de nos paysans8 », dénonce le pouvoir abrutissant de « saint Chauvin » et accuse les soldats de s’être vendus au régime : « Pour les soldats, l’Empire c’est la paie, / Pour le pays c’est la fatalité9. » Eugène Pottier est certainement l’auteur le plus prolixe dans ce domaine. En 1852, il consacre un couplet de son Défilé de l’Empire aux notables de l’armée, accusés de trahison et assimilés aux privilégiés. En 1857, il écrit une chanson pacifiste où il fait l’éloge des principes humanitaires, qu’il oppose au « régime cellulaire de la nationalité10 ». En 1867, il se lamente de ne pouvoir se promener à Fontainebleau sans rencontrer des soldats et demande ironiquement que l’on déplace la forêt loin de la caserne afin de préserver la tranquillité des badauds11. Et, après 1871, le cinquième couplet de son Internationale promet de fusiller « nos propres généraux12 ».
Notes de bas de page
1Philippe Darriulat, La muse du peuple. Chansons politiques et sociales, 1815-1871, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010.
2Sophie-Anne Leterrier, Béranger. Des chansons pour un peuple citoyen, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.
3Cité par Edmond Thomas, Voix d’en bas : la poésie ouvrière du xixe siècle, Paris, Maspero, 1979.
4Le Républicain lyrique, journal des chanteurs, politique, comique et satirique, rédigé par nos meilleurs chansonniers, 12, juin 1849.
5Victor Rabineau, « La Gloire militaire », dans ibid., 4, octobre 1848.
6Un remplaçant, de Courtès, Archives nationales, F18 1555, d. juillet-août 1867.
7L’estafette, d’A. Porte, 1863, Archives nationales, F18 1552.
8Paul Avenel, « Te deum », dans Chants et chansons politiques, 2e éd., Paris, Guérin, 1872.
9« L’Empire c’est la paix », dans Eugène Pottier, Chants révolutionnaires. Préface de Henri Rochefort, Paris, Dentu, 1887.
10« La guerre », dans ibid., p. 29.
11« Caserne et forêt », dans ibid., p. 65.
12« L’Internationale », dans ibid., p. 13.
Auteur
Philippe Darriulat est professeur d’histoire à Sciences Po Lille et membre de l’IRHIS-UMR 8529. Ses travaux portent sur l’histoire politique, culturelle et des processus de politisation au xixe siècle et notamment sur l’importance de la circulation chansonnière.
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