Le déserteur
p. 31-34
Texte intégral
1L’histoire de la conscription au xixe siècle, marquée en 1818 par l’adoption de la loi Gouvion Saint-Cyr, qui reste globalement en vigueur jusqu’au début de la IIIe République, repose sur le faible nombre des conscrits et sur la longueur de leur engagement. En rupture avec les grandes levées de la fin de l’ère napoléonienne, ce système aurait permis une acceptation renforcée de la conscription, comme le relevait Pierre Larousse à la fin des années 1860 : « Administré avec équité et modération, le nouveau mode de recrutement entra peu à peu dans les mœurs. Le nombre des insoumis, qui, à chacune des levées impériales, se comptait par milliers, tomba au chiffre intime de 200 à 300 par levées de 80 000 à 100 000 hommes1. » C’est aussi le constat que fait Annie Crépin dans son Histoire de la conscription2, et sous le Second Empire, l’effectif des déserteurs et des insoumis passant de France en Espagne dépasse en effet rarement les quelques dizaines par an.
2Malgré la faiblesse de ces effectifs, l’analyse des cas d’insoumis et de déserteurs passés en Espagne sous le Second Empire3 fait émerger plusieurs pistes de réflexion qui interrogent le triptyque de la modernité politique éclairé par l’installation de la conscription : emprise croissante de l’État administrateur, construction nationale, lien entre citoyenneté et armée4. Du point de vue des États, la gestion des déserteurs fait l’objet à cette époque d’un traitement standardisé et coordonné à l’échelon international : les déserteurs, dûment repérés et enregistrés auprès des autorités du pays d’accueil, sont autorisés à y demeurer et à y travailler ; en revanche, leur retour en France est conditionné à une soumission qui les conduirait à retourner sous les drapeaux. Une telle tolérance souligne combien l’insoumission et la désertion constituent alors un problème résiduel pour la France, au point que le statut de déserteur apparaît comme enviable dans le paysage des circulations transfrontalières clandestines. En effet, contrairement au réfugié politique, contrôlé et interné loin de la frontière5, et au criminel de droit commun, menacé d’extradition, le déserteur peut vivre librement à l’étranger. La construction de ces catégories juridiques est d’ailleurs comprise et subvertie par les acteurs : plusieurs déserteurs ne le sont en fait pas, et tentent de se faire passer pour tels pour tirer parti de ce statut.
3Les déserteurs sont souvent des hommes jeunes, issus des catégories populaires, qui quittent leur caserne située loin de leur région d’origine pour passer dans un pays auquel ils ne connaissent rien. Déserter signifie donc pour eux acquérir auprès des populations frontalières des savoirs et des techniques pour traverser la frontière de façon clandestine : bien souvent, on déserte parce qu’on est en garnison près d’une frontière. La proximité du pays voisin et l’existence de réseaux de circulation illégaux sont deux facteurs déterminants qui soulignent aussi la capacité de ces acteurs des catégories populaires à recourir à des stratégies d’évitement de l’État assez élaborées, mais aussi les limites de l’État-nation en construction dans le contrôle de son territoire et de sa population.
4Ce constat est encore plus frappant dans les rares cas d’insoumission identifiables dans les sources. Quelques habitants des régions frontalières de l’Espagne continuent de refuser de servir sous les drapeaux et préfèrent passer dans le pays voisin plutôt que d’être incorporés à la troupe. Leur quasi-absence dans les sources tient pour partie au recul du phénomène dans la société française au xixe siècle, alors que les Pyrénées avaient été un des principaux foyers de l’insoumission à l’époque napoléonienne6. Néanmoins, elle révèle aussi leur capacité à tout simplement disparaître des radars de l’État, à passer dans le pays voisin et à s’y faire oublier, au point que certains insoumis arrêtés le sont parfois après des années voire des décennies. Issus de sociétés de frontière habituées à une organisation socio-économique transfrontalière, ils n’ont guère de difficultés à passer la frontière et à se fondre dans le paysage.
5Pourquoi déserte-t-on sous le Second Empire ? En quoi l’histoire de la désertion croise-t-elle celle de l’antimilitarisme ? Les motivations alléguées par les déserteurs face aux autorités ressortissent dans bien des cas à des motifs triviaux, liés à leur situation personnelle, à leur désir de voir du pays, à leur volonté de se rendre en Espagne où la construction des chemins de fer offre de nombreux emplois ; en somme, ils présentent des raisons dépourvues de toute dimension politique. Difficile de juger de la sincérité de ces déclarations, qui sont faites devant les autorités espagnoles et qui peuvent influencer le traitement du dossier7. Néanmoins, l’antimilitarisme n’apparaît pas, à cette époque, comme un mouvement massif et structuré, comme une forme de protestation collective contre l’institution militaire et ses valeurs.
6Est-ce assez pour dissocier strictement désertion et antimilitarisme ? Plusieurs indices incitent à la prudence. Les ruptures qu’induit l’acte de déserter dans les trajectoires biographiques des acteurs sont importantes, s’agissant d’individus issus des catégories populaires. Dans certains cas, la désertion marque le début de pérégrinations transnationales d’ampleur, à travers plusieurs espaces nationaux et coloniaux du bassin méditerranéen. Les parcours soulignent ainsi que l’opposition au service dans l’armée signifie des changements profonds dans l’existence des individus. Nombre d’entre eux se trouvent alors mis en contact avec d’autres fugitifs, en particulier des militants politiques en exil cherchant à renverser les pouvoirs en place. La désertion devient alors un lieu de politisation populaire. La proportion d’insoumis et de déserteurs impliqués dans les tentatives de coups de main armés et de soulèvements qui jalonnent l’histoire de la frontière franco-espagnole tout au long du siècle et visent à déstabiliser les pouvoirs français et espagnol est remarquable8. Sans qu’il y ait là d’antimilitarisme au sens strict, il y a bien entrelacement entre désertion, expérience de l’étranger et politique.
7Plus encore, des motivations plus nettement antimilitaristes émergent à bas bruit des témoignages des déserteurs et des insoumis. Certains quittent ainsi leur poste par refus de la guerre et des expéditions militaires. Si les engagements guerriers de la France du Second Empire sont limités9, la guerre de Crimée et la guerre d’indépendance italienne, la deuxième guerre de l’opium, l’expédition du Mexique ou la campagne de Cochinchine conduisent certains à refuser d’y participer par rejet de la guerre. Plus explicitement, certains expriment même leur rejet de l’institution militaire, leur refus de servir la France, leur antimilitarisme en somme – même si le mot n’existe pas encore, même s’il n’est sans doute pas pensé comme tel par les acteurs, et même si cet antimilitarisme reste éminemment individuel.
8C’est sans doute plus d’un antimilitarisme à bas bruit qu’il s’agit, un antimilitarisme de l’évitement et de l’indifférence aux cadres de l’État-nation. Le choix de quitter l’armée dans laquelle on effectue un service obligatoire, considéré comme un attribut de la citoyenneté et un acte de patriotisme, constitue en soi une rupture avec l’esprit qui préside à la conscription. Le phénomène est particulièrement visible chez les insoumis issus des populations pyrénéennes de la frontière. Ils expriment dans leurs interrogatoires une forme d’antimilitarisme par défaut, un antimilitarisme indifférent à la chose militaire, parce que ces acteurs ne se sentent pas intégrés à l’État-nation dans le cadre duquel cette armée existe, ou à tout le moins pas suffisamment pour faire de la participation à la conscription un attribut de leur citoyenneté française10. Dans le prolongement de phénomènes qui remontent à l’époque moderne, l’insoumission du xixe siècle se teinterait ainsi d’antimilitarisme parce qu’elle s’opposerait de fait à la construction de l’État-nation moderne qui caractérise ce moment.
9Le xixe siècle voit enfin naître, dans les catégories populaires, un véritable antimilitarisme à partir de l’expérience du service militaire. Les trois motifs principalement avancés par les déserteurs pour expliquer leur geste sont le dégoût du service, les difficultés dans les relations avec les supérieurs et la peur des sanctions. Une lecture dépolitisée de ces raisons est possible. Elles traduisent pourtant aussi des actes politiques de refus de la discipline et des cadres de l’armée. Si le refus de servir dans l’armée est assurément une motivation antimilitariste bien ancrée chez certains déserteurs avant même leur incorporation, chez la plupart, c’est bien l’expérience de la caserne qui les pousse à rompre avec l’armée et à refuser de continuer à servir, quand bien même cela implique de quitter son pays pour vivre à l’étranger. La dureté des chefs militaires et les humiliations subies par les conscrits reviennent de façon lancinante et rappellent que les analyses proposées par Odile Roynette pour l’époque du service militaire universel sont valables pour le temps de la conscription11.
10Dès lors, il convient de conclure à la porosité de la frontière entre déterminants individuels de la désertion et motivations politiques de refus de l’ordre institué par l’armée. De nouvelles recherches, à partir d’autres archives et d’autres terrains, sont souhaitables pour approfondir la réflexion et affermir les conclusions. Pour autant, on assiste bien à la naissance de l’antimilitarisme au cœur même de l’institution, ce qui incite à voir dans l’expérience du service militaire une expérience par en bas de politisation antimilitariste, ainsi que de mise en tension, même limitée et marginale, de la construction de l’État-nation et de sa diffusion au sein de la population.
Notes de bas de page
1Pierre Larousse, Grand Dictionnaire Universel Larousse, Paris, Administration du grand Dictionnaire universel, 1869, t. 4, p. 971.
2Annie Crépin, Histoire de la conscription, Paris, Gallimard, 2009.
3Archivo Histórico Nacional, Archivo del Ministerio de Asuntos Exteriores y de Cooperación, H 2873 et H 2874.
4Annie Crépin, La conscription en débat ou le triple apprentissage de la nation, de la citoyenneté, de la République, 1789-1889, Arras, Artois presses université, 1998.
5Delphine Diaz, Un asile pour tous les peuples ? Exilés et réfugiés étrangers dans la France du premier xixe siècle, Paris, Armand Colin, 2014 ; sur le cas espagnol, Alexandre Dupont, « Las tormentas del 48. Exil républicain en Espagne, circulations et recompositions dans les années 1850 », dans Éric Anceau (dir.), Les acteurs européens du printemps des peuples, Paris, Presses de Sorbonne Université, à paraître.
6Jean-François Soulet, Les Pyrénées au xixe siècle, Toulouse, Eché, 1987.
7James C. Scott, La domination ou les arts de la résistance, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
8Pour la fin du siècle, Eduardo González Calleja, La razón de la fuerza. Orden público, subversión y violencia política en la España de la Restauración (1874-1917), Madrid, CSIC, 1998.
9Yves Bruley, La diplomatie du Sphinx. Napoléon III et sa politique internationale, Paris, CLD éditions, 2013.
10Sur la construction du sentiment national dans la région pyrénéenne, voir la thèse récente de Benjamin Duinat, Autour de « la ligne divisoire ». L’espace frontalier du Pays Basque à l’âge des États-nations (1780-1920), Patrick Cabanel, Javier Moreno Luzón (dir.), EPHE/Universidad Complutense de Madrid, 2021.
11Odile Roynette, « Bons pour le service », l’expérience de la caserne en France à la fin du xixe siècle, Paris, Belin, 2000.
Auteur
Alexandre Dupont est maître de conférences en histoire contemporaine à l’université de Strasbourg. Il a publié en 2020 Une internationale blanche. Histoire d’une mobilisation royaliste entre France et Espagne dans les années 1870, ouvrage tiré de sa thèse de doctorat. Il poursuit actuellement des recherches sur les réseaux royalistes et catholiques en Europe et en Amérique, sur le royalisme populaire et les résistances au libéralisme et sur les frontières en Europe au xixe siècle comme espaces de circulations, de contestations et de construction politiques.
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