Le conseil de révision
p. 25-28
Texte intégral
1Répétés chaque année dans les 3 000 cantons du pays pour examiner les Français de 20 ans (soit 300 000 en 1851), les conseils de révision ont été l’un des principaux lieux de rencontre, au sens propre, entre l’État et la société, entre l’armée et la jeunesse, entre la médecine et les corps, durant les 160 ans qu’a duré l’institution, du décret du 26 août 1805 qui les établissait sous le nom de « conseil de recrutement », à la loi du 9 juillet 1965 qui les condamnait à terme (ils seront supprimés en 1970) en donnant le pas aux centres de sélection. Selon des formes qui, de façon étonnante, ont peu varié – sans doute parce que le dispositif étant passé « dans les mœurs », toute modification apparaissait risquée1 –, ce conseil a en effet exercé cette fonction de révision de la liste cantonale des conscrits et de sélection de ceux d’entre eux aptes à être incorporés, dans l’ordre du tirage au sort préalable et dans les limites du contingent à lever, à l’issue d’un examen d’abord administratif puis médical et sanitaire, sous le double regard des autorités et du public admis dans la salle.
2La scène est familière et prête à sourire. Sous la IIIe République, le spectacle de ces garçons nus, défilant à la queue leu leu pour ainsi dire, confrontés à la double tutelle de la hiérarchie militaire et du discours savant, a inspiré des cartes postales et des chansonnettes (Polin, L’anatomie du conscrit), propices aux effets de contraste entre la nudité des uns et la grande tenue des autres, l’ignorance crasse des premiers et la supériorité inquisitoriale des seconds. On ne saurait cependant réduire au registre du comique troupier cet événement local et pourtant éminemment national puisque c’est l’intégration dans la nation qui se joue sur les planches de la mairie du chef-lieu de canton. Le conseil s’opère sous les plis du tricolore et dans une débauche de cocardes fournies pour la circonstance par des marchands d’insignes. Réussir cette épreuve fait la fierté des parents et la joie des conscrits, ouvrant une séquence festive (bal, banquet, bar et bordel), préparée à l’avance (tombola, cagnotte) par la classe érigée en comité des fêtes.
3Cette imagerie a fourni une matière de choix à l’anthropologie, qui a vu dans le conseil de révision une étape clé dans la construction de la masculinité. Michel Bozon a mis en évidence l’appropriation par les populations de cette institution pour en faire le rite de passage des garçons à l’âge d’homme. Conçu pour s’assurer de la résistance des conscrits aux fatigues de l’armée, le conseil de révision a été interprété par les communautés locales comme un brevet de virilité, autorisant la première « cuite » et les relations sexuelles (« Bon pour le service, bon pour les filles »)2. L’approche a ceci de remarquable qu’elle fait ressortir l’historicisation d’un folklore, arraché au champ de la tradition et rendu à sa fonction : l’invention d’un rite de passage pour accepter la séparation entre les jeunes et leur communauté d’origine, en réponse et en compensation à cette innovation brutale de la Révolution qu’a été la conscription. Cette inscription dans l’histoire s’impose d’autant plus que, par ailleurs, les révolutions de 1830 et 1848, loin d’affaiblir le conseil de révision, ont développé la conscience nationale des jeunes gens en leur offrant une initiation précoce aux règles politiques et une forme de participation, via la figure du citoyen-soldat, avant même qu’ils aient été en droit ou en âge de voter3.
4Puisque la signification sociale et l’acceptation du conseil de révision résultent d’un processus, cet accommodement n’avait donc rien d’évident au début du xixe siècle. Or cette dernière période est moins étudiée, en dehors de l’exploitation des formidables données anthropologiques fournies par les conseils. Les protestations contre ce « rapt légal de la jeunesse masculine », selon l’expression devenue usuelle, se manifestaient-elles lors du conseil de révision ? Il faut alors rappeler sa spécificité initiale. En effet, si son fonctionnement a peu changé en lui-même, la transformation du recrutement, pesant pour une longue période (sept ans), sur une portion seulement d’une classe d’âge (un tiers au début du Premier Empire), en un service personnel (pas de remplacement), universel (pas de dispense) et obligatoire (pas de tirage au sort), a fini par donner corps au principe annoncé par la loi Jourdan-Delbrel du 5 septembre 1798 : « Tout Français est soldat et se doit à la défense de sa patrie4. » Avant les lois Cissey (1872), Freycinet (1889) et Berteaux (1905), les conseils de révision avaient donc aussi pour tâche de vérifier sur justificatifs la validité des exemptions. Ce filtre introduisait un biais social dans la mesure où les bénéficiaires (la liste a varié ; citons : grands prix des écoles d’art, bacheliers, séminaristes, etc.), dispensés par conséquent de l’examen médical, appartenaient en général (car il y a aussi les frères de militaire mort en service ou les soutiens de famille) à des couches plus élevées que le gros des conscrits. Voilà qui redoublait le sens d’épreuve sociale de ce conseil bourgeois (composé initialement, sous la présidence du préfet, du commandant du département et du major d’un régiment, assistés, à titre consultatif, par le capitaine de recrutement et plusieurs officiers de santé, puis réunissant, après 1818, le préfet, un conseiller de préfecture, un conseiller général, un membre du conseil d’arrondissement, un officier supérieur, un sous-intendant militaire, le commandant du bureau de recrutement, un médecin militaire ou à défaut civil), scrutant, palpant, commentant le corps de paysans, artisans, ouvriers.
5Faut-il insister sur la distance sociale et culturelle voire sur le mépris de classe auquel pouvaient donner lieu la mesure des corps (la barre, constatée par la toise officielle, est à 1 m 54), l’inventaire des maladies et des pathologies dues au manque d’hygiène, à l’incurie en cas de fracture ou à la malnutrition ? Le relevé des maux récurrents (claudication, goitres, fistule lacrymale, haleine infecte, maladie de peau) est ensuite relayé par les topographies et statistiques médicales, favorisant à terme la prise de conscience de la vulnérabilité des conscrits exposés au déracinement et à la brutalité de l’initiation en caserne5. En cas de doute sur la véracité de la surdité ou de la myopie invoquées, le conseil pousse à la faute l’éventuel simulateur en un rapport de forces léonin, puisque les autorités, fortes de leur expérience et de leur savoir, s’emploient à déjouer les ruses de jeunes paysans à la fois roués et naïfs, ayant recours non seulement à de faux certificats médicaux mais aussi à des poudres et potions, et jusqu’à l’auto-mutilation (dents cassées, première phalange de l’index droit sectionnée) pour être déclarés impropres au maniement des armes, au risque de finir dans un bataillon disciplinaire ou devant le tribunal.
6Refus de quitter les siens et sa terre natale, appréhension face à l’armée et à un rythme de vie radicalement différent : les préfets ont traduit ces réactions de rejet et leurs déterminants selon une grille civilisationnelle et misé sur le développement et le désenclavement du territoire pour que s’opère la « nationalisation » ou la « naturalisation » de la conscription. Les conseils de révision ont-ils été une caisse de résonance de ces sentiments de peur et d’injustice ? C’est seulement à la charnière de 1813-1814, alors que le pouvoir napoléonien se délite et que s’emballe pourtant la machine conscriptionnelle, que des révoltes ont éclaté au moment du tirage ou du conseil dans des cantons du Nord, de l’Ouest ou du Midi gagnés par une opposition assumée au régime. En temps normal, l’obéissance prévaut. S’agit-il d’un effet de sources, celui de rapports qui, tout en reprenant les poncifs sur la cacophonie d’une sortie de conseil, entre pleurs et cris de joie, soulignent la soumission aux lois ? La présence de la force publique aide à canaliser la déconvenue, ironise le journaliste Amédée Achard, mais le verdict sans appel du conseil a ainsi participé à la civilisation des mœurs : « Ordinairement le nouveau soldat décharge toute sa colère sur son chapeau, qu’il aplatit à coups de poings6. »
7Le risque de désordre est réel mais tient à d’autres causes. En convoquant les conscrits de tout un canton, et ceux-ci se rendent au chef-lieu accompagnés de leurs proches, les autorités ouvrent une brèche dans le système préventif des libertés publiques puisqu’il s’ensuit des attroupements aux abords du conseil. L’arrivée convergente des jeunes de communes différentes favorise les bagarres comme en Bretagne, entre localités chouannes et communes pataudes, ou entre bretonnants et gallots, à l’exemple du canton mixte de Saint-Jean-de-Brevelay, fameux pour ses rixes entre les gars de Bignan et ceux de Guehenno. L’affaire prend un tour plus fâcheux lorsque le pouvoir est pris pour cible. À Barenton, le 2 juin 1851, un conscrit appelé devant le conseil de révision et connu pour son républicanisme – le procureur de Mortain parle de son affiliation « à un groupe d’anarchistes » – répand l’agitation si bien que le préfet demande son arrestation et provoque ce faisant une rébellion générale7. Inversement, l’affluence assure à l’autorité une forte audience pour marquer les esprits : n’est-ce pas après le conseil de révision qu’a lieu, le 18 juin 1852, à Bédarieux, l’hommage aux trois gendarmes tués six mois plus tôt ?
8Le sens du conseil de révision tient à cette proximité toute ponctuelle des populations avec le pouvoir. S’il a été érigé en rite de passage à partir du second xixe siècle, la période antérieure en fait surtout un rituel d’État. Cette dimension n’a pas disparu par la suite, mais le raccourcissement des distances, le désenclavement des horizons, la densification et la capillarité nouvelle des services de l’État ont banalisé et diminué la portée du déplacement du cortège officiel. Le cérémonial auquel veillent les notabilités du cru (fanfare, haie d’honneur) exprime autre chose que la fierté locale, car c’est le rendez-vous annuel avec l’État qu’il s’agit de soigner. Assurément, le conseil de révision est l’un des lieux qui ont fait la nation, au sens de Pierre Nora, en ce qu’il permet de rejouer chaque année, au niveau des gros bourgs, les relations de pouvoir sur lesquels repose le pays : le canton présente sa jeunesse, les représentants de l’État-nation centralisateur en prélèvent leur part, les édiles locaux font assaut d’hospitalité, l’autorité en profite pour parfaire sa connaissance du terrain et recueillir les pétitions ; bref, pour se livrer à un exercice de police administrative à ciel ouvert. En définitive, le recrutement n’est qu’une composante d’une transaction politique. Le bon déroulement du conseil sert d’autres enjeux8. Ce n’est ni le lieu ni le moment de manifester le rejet de la conscription, ce qui nuirait aux intérêts du « pays », et, de fait, jusqu’au départ pour le régiment, d’autres occasions se présenteront pour se dérober au devoir militaire.
Notes de bas de page
1Marc-Étienne-Frédéric Vatar des Aubiers, Manuel des préfets et des sous-préfets, Paris, P. Dupont, 1852 [1846], « XXXII : Du conseil de révision », p. 122.
2Michel Bozon, Les conscrits, Paris, Berger-Levrault, 1981.
3Anne-Marie Sohn, « Nation et apprentissage de la masculinité. L’exemple des jeunes Français au xixe siècle », Mélanges de la Casa de Velázquez, 42/2, 2012, p. 143‑160.
4Annie Crépin, Histoire de la conscription, Paris, Gallimard, 2009.
5Annie Crépin, Odile Roynette, « Jeunes hommes, jeunesse et service militaire au xixe siècle », dans Ludivine Bantigny, Ivan Jablonka (dir.), Jeunesse oblige. Histoire des jeunes en France (xixe-xxie siècle), Paris, Puf, 2009, p. 79.
6Amédée Achard, « Les Conseils de révision », Les Français peints par eux-mêmes, t. 9, Paris, L. Curmer, 1841, p. 397.
7Correspondance du ministre de la Justice, AN, BB30 392B.
8Le conseil se prête aux récits mettant en scène le contact des préfets avec les populations (Pierre Karila-Cohen, Monsieur le Préfet. Incarner l’État dans la France du xixe siècle, Seyssel, Champ Vallon, 2021, p. 92).
Auteur
Aurélien Lignereux est professeur des universités à Sciences Po Grenoble-UGA. Après avoir soutenu sa thèse de doctorat sur l’implantation de la gendarmerie dans la France du premier xixe siècle, son rôle dans l’application des politiques conscriptionnelles et les rébellions à son encontre (La France rébellionnaire. Les résistances à la gendarmerie, 1800-1859), il a élargi ses travaux aux polices dans l’Europe napoléonienne, aux formes de la domination impériale et aux résistances à l’œuvre (L’Empire de la paix. De la Révolution à Napoléon : quand la France réunissait l’Europe).
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