Introduction de la première partie
p. 15-23
Texte intégral
1Le fait est bien connu : dans la première moitié du xixe siècle, la gauche française était tout entière patriote. L’armée, issue de la Révolution, glorieuse sous l’Empire, et que le retour des Bourbons n’avait pas réussi à dénaturer, jouissait donc d’un prestige particulier parmi les libéraux avancés de la Restauration, puis, après les Trois Glorieuses, au sein du parti du mouvement au sens large, donc de la gauche dynastique jusqu’aux républicains les plus attachés au souvenir de la Convention. Elle incarnait la nation. Elle en portait les espoirs1.
2Or les années de la IIe République virent pour la première fois se manifester au sein de la démocratie socialiste, l’extrême gauche de l’époque, des opinions ouvertement hostiles à l’armée et aux militaires2. Au printemps 1849, parmi les brochures que la propagande démocratique diffusait dans le pays à des dizaines de milliers d’exemplaire et qu’elle parvenait même à introduire dans les casernes, il en était une, intitulée Le soldat loup-garou, qu’Alexandre Dumas dénonçait comme contenant « les plus abominables doctrines », comme « l’appel le plus odieux qu’on ait fait à l’insubordination3 ». On sait que c’est à cette époque que se répandit le mot d’ordre d’abolition des armées permanentes ; il y eut encore dans les rangs de la Montagne beaucoup d’autres manifestations de franche hostilité, voire de haine à l’égard de l’armée française.
3Bien avant le coup d’État militaire du 2 Décembre donc, avant que Hugo et d’autres exilés républicains incriminent l’obéissance passive, une partie de l’extrême gauche française peut être qualifiée, sans trop d’anachronisme, d’antimilitariste. Le mot n’existait pas encore : mais certains commençaient à utiliser « militarisme » et ils le faisaient toujours dans un sens nettement péjoratif (tout comme ils employaient un autre néologisme promis à un bel avenir, « cléricalisme »). Reste à savoir comment cette hostilité était née, de quoi elle se nourrissait, et quelles conceptions elle sous-entendait sur ce que devaient être les relations entre l’armée et la société.
L’hostilité à l’armée et aux militaires avant la révolution de Février
4Tout le monde n’aimait pas l’armée ni les militaires dans la France de la Restauration et de la monarchie de Juillet. Mais les manifestations de défiance, voire d’hostilité, restaient assez discrètes et ne provenaient pas des milieux où l’antimilitarisme prospéra dans la deuxième moitié du siècle.
5C’est dans des milieux bourgeois et libéraux que la défiance apparaissait le plus nettement. Celle-ci ne se nourrit pas de l’expérience du service ou de la caserne, parce que, comme on le sait, la conscription universelle a été abolie à la chute de l’Empire. La loi Gouvion Saint-Cyr (1818) a bien prévu le tirage au sort du contingent nécessaire chaque année, pour un service interminable (en principe sept ans). Mais il est bien spécifié qu’en cas de tirage d’un mauvais numéro, le remplacement est possible. Il suffit de trouver, moyennant finances, un pauvre hère ou un soldat endurci pour faire le service à sa place. Concrètement, cela signifie qu’en France, dans les familles bourgeoises, aucun jeune homme, étudiant ou non, ne doit redouter d’être contraint à la vie de garnison et au port de l’uniforme. Si certains en ont le goût, ils le peuvent, bien entendu ; mais il est clair que la carrière d’officier tente plus les rejetons de souche aristocratique que ceux de la bourgeoisie. Il en va de même partout en Europe, à une seule exception près, qui soulève une horreur presque universelle : la Prusse, qualifiée de « vaste caserne » entre autres parce qu’il n’y est pas facile d’échapper au service, même quand on vient d’une bonne famille bourgeoise.
6La bourgeoisie libérale n’avait pas forcément bon souvenir de l’Empire, cette période de despotisme, où n’importe quel traîneur de sabre inculte pouvait prétendre à plus de considération et d’honneurs qu’un honnête commerçant ou qu’un savant juriste. Il y avait d’ailleurs eu à la scène des gens pour ridiculiser les soldats fanfarons, et ils avaient connu un certain succès : l’un d’eux était Doyen, animateur pendant des décennies d’un théâtre bourgeois situé au 12 de la rue Transnonain. En attendant que cette rue et cette maison ne parviennent à une triste célébrité, il y avait bien d’autres motifs de heurts entre civils et militaires. Faute de pouvoir dépouiller la presse des départements, relisons par exemple les mémoires de la comtesse Dash, qui suivit son mari officier de cavalerie de garnison en garnison : les conflits entre officiers (souvent nobles) d’un côté, et ceux qu’ils appelaient « pékins », étudiants ou jeunes bourgeois de l’autre, n’étaient pas rares, affaires de femmes ou différends politiques, qui risquaient de s’achever sur le pré4.
7Attachés aux libertés publiques, soucieux du développement pacifique des affaires, une partie des intellectuels libéraux de la Restauration ne manquaient pas une occasion d’exalter une vertu des temps nouveaux, le « courage civil ». Ils n’aimaient pas beaucoup les militaires, mais ils ne pouvaient guère le clamer haut et fort : après le retour des Bourbons « dans les fourgons de l’ennemi », puis après Waterloo, les malheurs des demi-soldes et l’exaltation des vertus de « l’ancienne armée » constituaient un des thèmes favoris des journaux de l’opposition libérale ; et d’anciens généraux comme le général Foy jouissaient dans l’opinion d’une grande popularité.
8Venons-en maintenant aux milieux populaires. À la campagne, où vivait alors la majorité de la population française, l’hostilité à l’armée et à la conscription était à peu près générale. Cela s’explique fort bien : pour une famille paysanne, qu’un fils tire un mauvais numéro est une catastrophe, qui privera la ferme pour sept ans d’une force de travail essentielle, sur laquelle on comptait évidemment. Seuls les plus riches pouvaient envisager l’achat d’un remplaçant, et ils le faisaient surtout pour leur aîné et héritier ; sauf à envisager l’insoumission (toutes les régions ne s’y prêtaient pas) ou à se faire sauter la dernière phalange de l’index droit (celui qui presse la gâchette) la plupart des jeunes paysans devaient donc quitter famille, village et fiancée : ils ne le faisaient pas de gaîté de cœur. Ajoutons encore ce fait moins connu, mais qui devait conforter la paysannerie, au moins celle des régions méridionales (à la fois largement épargnées par les invasions de 1814 et 1815 et très lourdement imposées en temps ordinaire), dans l’idée que les soldats n’étaient somme toute que des bons à rien : l’usage encore en vigueur d’imposer des garnisaires comme moyen de contraindre une famille ou un village à payer les impôts en souffrance5. Enfin, l’armée était de temps en temps appelée à réprimer des troubles dans les campagnes, parfois avec une grande brutalité (en janvier 1840, dix-sept tués à Foix lors d’une émeute sur un marché).
9Dans les villes, ou du moins dans la capitale, la situation était assez différente. Il y avait un nombreux public populaire ou petit-bourgeois prêt, non pas tellement à acclamer l’armée (parce qu’elle ne paradait pas très souvent) mais à l’applaudir sur scène. Dans le Paris de la Restauration et surtout de la monarchie de Juillet, les pièces à thème militaire (Le pont de Logrono ou la prise du Trocadéro en 1824 ; La République, L’Empire et les Cent-jours, 1830 ; Austerlitz, 1837 ; Mazagran, bulletin de l’armée d’Afrique, 1840 ; etc.) rencontraient un très grand succès ; il s’agissait d’un genre à part entière, qui se déployait notamment au Cirque olympique, parce que la disposition des lieux permettait le déploiement de charges de cavalerie et force effets spéciaux. Les figurants qui devaient endosser un uniforme étranger touchaient une sorte de prime pour compenser la honte qu’ils en éprouvaient et bien entendu les horions qu’ils recevaient sur scène, étant promis à une déroute inéluctable6.
10L’hostilité à la conscription était sans doute moindre en ville que dans les campagnes. Sous l’Empire, la conscription avait favorisé le plein emploi, et la hausse des salaires ; depuis, son poids s’était allégé puisqu’il y avait tirage au sort. Cela ne signifiait pas qu’un mauvais numéro était accueilli avec enthousiasme (les jeunes gens qui pouvaient se prévaloir d’un ancêtre étranger n’hésitaient pas à le faire pour échapper au service) ; mais ce n’était pas une catastrophe. Pour un certain nombre d’ouvriers, les tailleurs et les cordonniers, cela signifiait simplement qu’ils continueraient d’exercer leur métier, mais au sein de bataillons affectés à la confection d’équipements militaires, en étant nourris et logés ; pour d’autres, non qualifiés, c’était l’assurance d’échapper un temps au chômage, et peut-être de voir du pays. Quoi qu’il en soit, la seule situation où un mauvais numéro aurait été vraiment dramatique, celle des soutiens de famille, était un cas d’exemption. Il y avait donc peu de motifs particuliers de tension entre soldats et ouvriers, d’autant que bon nombre avaient fait leur service ; on savait également que les citadins les plus misérables étaient admis à la soupe matinale des casernes, voire au partage des restes des cantines militaires. Ajoutons encore qu’à la différence de ce qui se faisait en province, l’armée était très rarement utilisée face aux coalitions ouvrières ; ce ne fut le cas que lors des grandes grèves de 1840, d’ailleurs sans effusion de sang ni brutalité.
11Il existait certes au sein de la population parisienne des individus que la vue d’un uniforme mettait en fureur (surtout quand ils avaient bu). C’est assez logique, car tout porteur d’un quelconque uniforme pouvait à cette époque opérer une arrestation, justifiée ou non : autant les sergents de ville que les gardes de Paris, les gardes nationaux, les militaires voire les pompiers. Mais cette hostilité envers les agents de l’autorité n’avait aucune pointe spéciale contre les militaires. Curieusement, cela est resté vrai même pendant la révolution de 1830 et les quelques années d’émeutes, voire d’insurrection, qui suivirent. La haine des combattants de Juillet ne va pas aux régiments de ligne, dont on a bien vu qu’ils combattaient à contrecœur, et dont les transfuges n’étaient pas si rares. Elle concerne les unités de la garde royale, et surtout les gardes suisses, détestés. Quant aux insurgés de Juin 1832, ils haïssent bien davantage les gardes nationaux, surtout ceux de banlieue (« On est laid à Nanterre », chante Gavroche, « et bête à Palaiseau »), que la troupe et les officiers de la ligne.
12Le massacre d’une douzaine de paisibles habitants de la rue Transnonain (15 avril 1834) aurait pu changer la donne7. Mais les Parisiens semblent l’avoir considéré comme une épouvantable bavure, commise par un régiment sulfureux, le 35e de ligne ; et c’est au général Bugeaud, non à l’armée en tant que telle, qu’ils en imputaient la responsabilité. Les Lyonnais, eux, avaient davantage souffert en ce mois d’avril 1834, puisque pendant la « sanglante semaine » avaient été massacrées des dizaines de personnes, dont à Vaise des femmes, des enfants et des vieillards, sans compter les blessés de l’insurrection achevés dans l’église des Cordeliers. Dès cette époque, beaucoup de canuts détestaient les militaires, et les plus résolus des militants lyonnais savaient qu’en cas de révolution, il fallait immédiatement armer le peuple, occuper les forts et neutraliser la garnison, ou du moins mettre la hiérarchie hors d’état de nuire. Ce qu’ils firent dès le 25 février 1848, aux premières nouvelles de la capitale. Par la suite, et pendant tout le printemps, les officiers supérieurs eurent fort à faire pour conserver un semblant d’autorité dans des régiments efficacement travaillés par les révolutionnaires8…
Après Juin, le « régime du sabre »
13Si donc les Lyonnais savaient depuis longtemps à quoi s’en tenir sur l’armée, les officiers et la discipline (en 1834 quinze soldats passés à l’insurrection avaient été fusillés aussitôt capturés), il n’en allait pas de même des ouvriers parisiens. Certes, ils s’étaient à nouveau affrontés à la troupe, et il y avait eu la fusillade du boulevard des Capucines ; mais beaucoup voulaient croire une fois encore qu’à la différence d’une garde municipale détestée et qui le savait, l’armée ne s’était battue qu’à contrecœur. Même s’ils préféraient que celle-ci ne revînt pas dans la capitale, ils sous-estimaient la blessure d’orgueil infligée aux officiers voire à la troupe. Ils furent cruellement détrompés par les journées de Juin, par les milliers de morts, certains fusillés sommairement, puis l’état de siège qui donnait tout pouvoir sur les prisonniers à des officiers siégeant en conseil de guerre.
14Une première mise en cause virulente de l’armée en tant qu’institution parut peu après. Le massacre de juin, ou le tombeau de la liberté est une brochure d’Auguste Caunes, vétéran de la démocratie, autrefois membre important de la Société des amis du peuple et de la Société des droits de l’homme. Rééditée l’année suivante, sous le titre Le régime du sabre, elle fut alors poursuivie en vertu d’un tout nouveau délit de presse, « provocation de militaires à la désobéissance », promis à un bel avenir9. On part d’un constat que l’on croirait emprunté à Robespierre : « Là où la soldatesque est prépondérante, il n’y a plus de citoyens, plus de patrie, plus de cité ; c’est la force qui fait la loi, c’est la brutalité et la violence qui gouvernent. […] Si nous voulons être libres, il faut organiser l’armée, ou l’armée nous ramènera infailliblement sous la domination d’un maître, vers une décadence honteuse et droit à l’esclavage. » Bien sûr, « il serait injuste de confondre le soldat français avec le soldat automate et totalement abruti de l’Autriche et de la Russie », car lui « soupire après son indépendance et à sa liberté, il la rêve, mais il est assujetti à des chefs ambitieux, à une discipline antisociale dont il doit subir le joug odieux sans pouvoir s’y soustraire ». C’est « sur les chefs militaires, sur la responsabilité des officiers ou fonctionnaires civils et surtout sur la perfidie du législateur que doit [sic] retomber tout le blâme public et toute la vindicte du peuple ». Par conséquent, en cas de nouvelle révolution, avant de la réformer et de la démocratiser par l’élection des officiers, il faudrait épurer l’armée (non sans discernement, « car partout où il y a des hommes, il y a des exceptions honorables »). Dans la clandestinité des militants plus radicaux, comme la Société des vengeurs ou des amis de l’égalité, envisageaient eux carrément sa dissolution, assortie de représailles impitoyables contre tous les massacreurs de Juin10…
15En attendant, les démocrates-socialistes ayant compris tout l’enjeu des élections à la législative du printemps 1849, ils avaient fondé une officine, la Propagande démocratique, afin de répondre aux arguments et aux calomnies du parti de l’ordre. Il est frappant de constater que plusieurs brochures concernaient spécifiquement l’armée, ou plutôt les conscrits et les sous-officiers. Il y a d’abord l’extraordinaire Soldat loup-garou, d’Ernest Lebloys, appel transparent à jeter bas les armes plutôt que de tirer sur le peuple, qui en outre suggérait avec efficacité le lien entre guerre coloniale et brutalisation de l’armée. Il ne s’agit plus d’incriminer tel ou tel chef, de mettre en cause tel ou tel régiment ; non plus seulement d’opposer la discipline militaire au libre arbitre de l’homme et du citoyen, mais bien d’envisager l’armée d’Afrique comme l’école du meurtre et de la barbarie. Sans aller aussi loin, une brochure d’Albert Maurin, Le soldat du Pape, décrivait les hésitations d’un jeune conscrit provençal, de famille patriote : doit-il demeurer sous les armes, soumis à une discipline abrutissante, alors qu’il redoute déjà qu’on ne l’envoie en Italie, rétablir Pie IX sur son trône ? En dépit des efforts des autorités militaires, ces textes alimentaient dans les casernes l’agitation qui devait aboutir à l’élection sur des listes démocrates-socialistes de trois sous-officiers choisis par leurs pairs, les sergents Boichot et Rattier dans la Seine, Commissaire dans le Rhône et le Bas-Rhin11, tandis que « l’illustre maréchal Bugeaud » subissait une défaite humiliante12.
16Cette élection fit grand bruit, car elle paraissait promettre une nouvelle alliance du peuple et de l’armée. Une chanson, « Boichot aux femmes du peuple », incitait même les mères à éduquer leurs fils en sorte qu’il n’y ait « Plus de soldats qui marchent en esclaves, / Plus de pantins qui tournent à tous vents ».
17Vains espoirs, comme on allait sous peu le constater.
De l’expédition de Rome au 2 Décembre
18La « journée » du 13 juin 1849, qui vit des dizaines de milliers de Parisiens descendre dans la rue à l’appel de la Montagne et de Ledru-Rollin afin de protester contre l’assaut donné par l’armée française à la capitale de la République romaine, est habituellement considérée comme un fiasco lamentable, et donc de peu d’intérêt. Les manifestants, qui défilaient sans armes, furent dispersés par la troupe sans excès de violence, et la tentative d’insurrection autour du Conservatoire des arts et métiers ne fut guère qu’une échauffourée ; les choses furent un peu plus sérieuses à Lyon, où les démocrates escomptaient que la troupe passerait de leur côté mais l’ordre fut également rétabli très vite. Ledru-Rollin fut contraint à la fuite et à l’exil, tout comme les sergents Boichot et Rattier, Sébastien Commissaire étant quant à lui emprisonné.
19À certains égards, cette date marque pourtant un tournant. En soi, manifester pour la Pologne, ce que beaucoup d’ouvriers parisiens avaient fait l’année précédente, ne pouvait soulever aucune indignation particulière ; pour la République romaine, c’est autre chose. C’est prendre parti pour ceux qui, fin avril, ont infligé une blessure à l’orgueil de l’armée française en repoussant son premier assaut et en faisant deux cent cinquante prisonniers ; pour ceux qui, depuis quelques jours, résistent vaillamment à l’attaque du corps expéditionnaire d’Oudinot. Faire ensuite de Garibaldi un héros, lui que les conservateurs tenaient au mieux pour un condottiere ennemi, au pire pour un chef de brigands, c’est pour la Montagne rompre avec la conception chauvine de la patrie jusque-là dominante.
20À cette époque, le théâtre était un bon indicateur de l’opinion. La direction du théâtre populaire de la Porte Saint-Martin ne mesurait pas le risque qu’il y avait à programmer pour la fin septembre un drame à grand spectacle, en cinq actes et douze tableaux, écrit par deux vétérans du mimodrame militaire, Laloue et Labrousse, et intitulé Rome. Un signe aurait sans doute dû leur mettre la puce à l’oreille : sur ordre du général Changarnier, la place refusait de mettre à leur disposition les soldats en uniforme qui constituaient habituellement les figurants (gratuits) de ce type de spectacle. En fait, le scandale fut énorme, et la pièce interdite à la troisième représentation, parce que pour la première fois, l’apparition d’uniformes français sur scène, au lieu de déchaîner l’enthousiasme, avait provoqué une bordée de sifflets ; la sympathie d’une partie du public allait aux combattants romains, à un chef de barricades dans lequel tout le monde reconnaissait Garibaldi, et à un triumvir, évidemment Mazzini. À l’entracte avait été entonné Le chant des soldats, de Pierre Dupont : « Les peuples sont pour nous des frères / Et les tyrans des ennemis. »
21Il semble donc bien qu’une sorte de seuil symbolique ait été franchi. Maurice Agulhon avait naguère relevé qu’au refrain originel « Mettons au bout de nos fusils / les poitrines des Radetzki », les démocrates-socialistes qui chantaient le Chant des soldats substituaient souvent « les Changarnier, les Radetzki ». Ce n’est pas tout à fait le célèbre couplet de L’Internationale, mais on s’en est nettement rapproché. La propagande du parti de l’Ordre y a contribué, puisqu’elle exaltait sans réserve l’armée comme rempart de l’ordre social contre la « barbarie rouge », et dénonçait dans le pacifisme naissant un élément d’affaiblissement de la société. Il est vrai que les craintes du printemps 1849 sont loin : le ministère de la Guerre et les officiers généraux sont sûrs de leurs troupes, les contacts avec la population réduits, et les éléments mal-pensants ont été systématiquement expédiés en Afrique. Revues et défilés militaires, si utiles, pensent les proches du président, à la cause napoléonienne, se multiplient : comme le cléricalisme, le militarisme est en vogue.
22C’est pourquoi il me semble possible d’affirmer non seulement que, comme le pensait Jeanne Gaillard, dans ces dernières années de la IIe République « un fossé s’est creusé entre le peuple et l’armée », mais aussi qu’est né un véritable courant antimilitariste d’extrême gauche. L’expression la plus radicale de ces idées ne provient pas des nostalgiques de la grande Révolution mais d’un nouveau socialisme moins corseté par les souvenirs, plus audacieux dans ses mises en cause, celui de Pierre Leroux. À l’été 1850, s’attachant à définir un nouvel esprit à la fois révolutionnaire et pacifique, il reprit et développa de façon saisissante les thèmes du Soldat loup-garou, dont il connaissait bien l’auteur13.
23Lui aussi met en cause la guerre d’Afrique : terrible école où se sont formés les généraux de Juin (« Pas de prisonniers, tuez, tuez, tuez ») ; où pendant dix ans, leur dit-il, vous avez « appris aux enfants du peuple, transformés à votre service en machines guerrières, à scalper des Arabes, à faire des razzias, à enlever les femmes, à tuer les enfants… ». Cette guerre de conquête, ou plutôt, accuse-t-il, d’extermination, ne pouvait bien évidemment être menée au chant de La Marseillaise ; elle a souillé irrémédiablement le drapeau tricolore, fétiche qui ne saurait désormais avoir pour devise que « despotisme et abrutissement ». Les méthodes utilisées ont pu inspirer les généraux autrichiens les plus brutaux, les plus haïs, Radetzki, Haynau (« la hyène de Brescia »). Décidément, les armées sont l’école du meurtre ; elles « ruinent les nations en même temps qu’elles maintiennent l’antagonisme et l’esprit de guerre entre les hommes ». La crainte des armées étrangères n’est qu’un prétexte, et d’ailleurs une milice populaire défendrait tout aussi bien le pays. « La vraie crainte qui fait entretenir ces armées, c’est la crainte que les oligarchies ont de la démocratie. Les oppresseurs ont besoin de gendarmes pour consolider leur puissance. » Une société libre n’aurait donc pas besoin d’armée permanente, à plus forte raison dans une Europe fraternelle.
24On peut difficilement mesurer l’écho de ces thèses d’un antimilitarisme radical. Mais elles n’ont pas paru dans une revue confidentielle : à cette époque, la République, dernier quotidien socialiste, tirait encore à des dizaines de milliers d’exemplaires. Et, à un autre niveau, on observe à ce moment une nette dégradation des rapports entre civils et militaires, spécialement à Paris et en banlieue14.
Au temps déjà bien loin de nous où le chauvinisme était à la mode, les ouvriers du faubourg étaient heureux de se rendre le dimanche dans les cabarets et guinguettes de la barrière de Vincennes, où ils fraternisaient avec les militaires ; rarement il s’élevait de querelles entre eux, depuis quelques années ces contacts si sympathiques deviennent de plus en plus rares15.
25En février 1851, à Belleville, un général et les officiers qui l’accompagnaient dans un de ces établissements où ils prétendaient se régaler d’une gibelotte furent accueillis par des cris sans équivoque : « À bas les conspirateurs ! À bas les blancs ! À bas les épaulettes ! » Le fait n’est pas isolé : depuis l’automne précédent, il ne se passe guère de mois sans mention dans les journaux de conflits entre ouvriers et militaires16. Bien entendu, certains naissaient toujours de la boisson ou de rivalités amoureuses ; mais ils pouvaient venir aussi d’attroupements suite à une arrestation quelconque ou encore d’essais de débauchage de soldats par des militants démocrates-socialistes, avec des propos sur la condition des ordonnances, à la botte de leurs officiers… Et les injures qui précèdent ou accompagnent les coups sont sans équivoque (« bourreau de Changarnier ! » ; « boucher de Cavaignac ») ; à plus forte raison quand le régiment a été de l’expédition de Rome (« méchant soldat du pape », « capucin, bourreau des patriotes », etc.). On le voit, l’hostilité déborde largement les « officiers de jésuites » accusés de comploter contre le peuple…
26L’instauration de la dictature bonapartiste a rendu impossible pour longtemps toute manifestation de cet antimilitarisme. Au contraire, le temps des uniformes et des parades, comme aux beaux jours du Premier Empire, était revenu ; les spectacles militaires, « écoles d’honneur et de discipline pour l’armée, école d’abnégation et de morale pour le peuple », paraissaient avoir un grand avenir… Mais on se doute bien que les événements du 2 Décembre, la doctrine de l’obéissance passive mise au service de la violation de la légalité constitutionnelle et tournée contre la représentation nationale, et surtout ceux du 4, la brutalité de la répression dans la capitale (le général Magnan avait donné pour consigne de ne pas faire de prisonniers) et le déchaînement de violence aveugle que fut la fusillade des boulevards qui fit au bas mot deux cents morts parmi les badauds ont laissé de longs souvenirs. Dans l’opposition au Second Empire, le pacifisme de la gauche républicaine était épaulé par un antimilitarisme populaire né des journées de Juin et de l’expédition de Rome, certainement minoritaire, lyonnais et parisien surtout ; mais les événements des dernières années du régime, Mentana, « deuxième crime du second Empire » où « les chassepots firent merveille » aux dépens des garibaldiens, puis les massacres perpétrés par la troupe sur des foules grévistes aux mines de La Ricamarie (Loire) et d’Aubin (Aveyron), se chargeraient de lui insuffler une nouvelle vigueur.
Notes de bas de page
1Sur le poids de cette tradition patriotique, je renvoie notamment au livre de Philippe Darriulat, Les patriotes. La gauche républicaine et la nation, 1830-1870, Paris, Seuil, 2001.
2Les travaux postérieurs au recueil d’études L’armée et la seconde république publié en 1955 par la Société d’histoire de la révolution de 1848, ainsi que les brochures et incidents que je vais mentionner, me semblent infirmer le jugement de Raoul Girardet (en introduction de ce recueil, p. 4) selon lequel il n’existait alors à l’extrême gauche « aucun antimilitarisme au sens propre du terme ». Il était moins affirmatif quelque temps avant (La société militaire dans la France contemporaine, Paris, Plon, 1952, p. 35‑37).
3Le Mois, avril 1849, daté du 15 mars.
4Un exemple à Cambrai (Comtesse Dash, Mémoires des autres, Paris, Librairie illustrée, 1898, t. III, p. 68‑70).
5Cet usage ne prit fin que dans les premières années de la IIIe République. Nicolas Delalande, Les batailles de l’impôt, Paris, Seuil, 2011, p. 127.
6Jean-Claude Yon, Une histoire du théâtre à Paris, Paris, Aubier, 2012, p. 319.
7C’est alors probablement qu’un ouvrier parisien, le vidangeur Ponty, composa la toute première chanson qu’on peut qualifier d’antimilitariste ; mais elle ne fut pas publiée. « Pour leur meurtrier exercice, / Morbleu ! Je ne suis pas un Suisse ! / Soldat français, non, citoyens, (bis) / Je ne veux pas frapper les miens ! » Je remercie de cette référence ma collègue Maïté Bouyssy, à qui rien de ce qui concerne ce massacre n’a échappé. C’est elle également qui m’a signalé l’extraordinaire brochure d’Ernest Lebloys.
8En dépit d’un point de vue très orienté, beaucoup d’informations dans le livre du capitaine Pierre Montagne, Le comportement politique de l’armée à Lyon sous la monarchie de Juillet et la seconde république, Paris, Pichon et Durand-Auzias, 1966.
9Il figure pour la première fois dans la loi du 27 juillet 1849, et il faut noter qu’à la différence de la quasi-totalité des délits de presse il ne fut pas aboli par la loi du 29 juillet 1881, pourtant sans conteste la plus libérale du monde en son temps.
10Procès de la Société des vengeurs ou des amis de l’égalité (Le Droit, 28 novembre 1849).
11Les candidatures multiples, et donc les doubles élections, étaient possibles ; Commissaire opta pour le Bas‑Rhin.
12Jacques Bouillon, « Les démocrates et l’armée aux élections de 1849 », Bibliothèque de la Révolution de 1848, t. 18, L’armée et la Seconde République, 1955, signale encore deux brochures signées Tapin, Quatre hommes et un caporal et Le soldat représentant.
13La République, 25 août 1850.
14Rémi Gossez, « Notes sur la composition et l’attitude politique de la troupe ». Les rapports n’avaient jamais été très bons en province, où les incidents semblent avoir été nombreux mais sans forcément de dimension politique (p. 83).
15Guide du promeneur aux barrières de Paris, Paris, 1851, p. 48.
16Les références sont prises dans le quotidien juridique Le Droit, aux dates suivantes : 7/11/1851 à Rueil ; 22/10/51 à Paris, rue des Gravilliers ; 16/1/51 à Saint Denis ; 2/8/50 ; 4/7/51 ; 29/6/51 ; 11/2/50…
Auteur
Vincent Robert est maître de conférences honoraire de l’université Paris I Panthéon-Sorbonne. Il a enseigné l’histoire politique et culturelle du xixe siècle européen et a notamment écrit Le Temps des banquets. Politique et symbolique d’une génération (1818-1848) (Publications de la Sorbonne, 2010) et La petite fille de la sorcière. Enquête sur la culture magique des campagnes au temps de George Sand (Les Belles Lettres, 2015). Il termine actuellement un livre sur les associations de cuisiniers dans le Paris de la Deuxième République.
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