Tianjin, témoin de l’histoire moderne en Chine
p. 63-72
Texte intégral
1La troisième agglomération chinoise – 11 millions d’habitants aujourd’hui avec, comme Pékin, un statut de municipalité1 – ne retient pas toujours l’attention : située à environ 150 km au sud-est de la capitale chinoise, dont elle constitue l’avant-port, elle semble s’être développée dans son ombre mais, ce faisant, elle en a accompagné l’histoire, ou du moins celle de ses contacts avec l’Occident. Quiconque venait en effet à Pékin ou en partait, s’il ne suivait pas les lentes routes caravanières d’Asie centrale ou, depuis le début du XXe siècle, les rails du Transsibérien, passait par Tianjin, fenêtre maritime connectée au monde et avec le reste du pays par un important réseau de circulation.
2La violence du contact entre l’Europe et la Chine y a marqué le XIXe siècle, d’abord au sud du Yangzi. Plusieurs guerres, à caractère local ou régional, façonnent leurs nouvelles relations : clôturant la première guerre de l’Opium*, le traité sino-britannique de Nankin (29 août 1842) accorde à Londres l’île de Hongkong et « ouvre » cinq ports. Mode spécifique d’implantation, les premières « concessions », octroyées en Chine méridionale à l’Angleterre et à la France, permettent à ces deux puissances impériales de s’installer durablement autour de Shanghai. Tianjin paraît encore loin.
3Mais au moment de la deuxième guerre de l’Opium (1856-1860), dans laquelle la France joue un rôle majeur, les bateaux de sa flotte de Chine semblent être partout, en Chine certes, mais aussi au Japon au nord et, au sud, au Vietnam où elle s’installe finalement. Le gros des opérations se déroule cependant en Chine du nord : un traité est signé à Tianjin le 27 juin 1858, mais jamais ratifié ni bien sûr respecté. La violence monte d’un cran et, cette fois, alliés aux Anglais, les Français reviennent à Tianjin, y embossent leurs navires, échouent à reprendre la ville, mais poursuivent jusqu’à Pékin : ils y mettent en particulier à sac l’un des joyaux de l’empire, le palais d’Été, où l’empereur de Chine aimait à recevoir ses visiteurs.
4Sur le plan diplomatique, le traité de Pékin se substitue le 21 octobre 1860 à celui de Tianjin et le complète, sanctionnant une défaite chinoise plus sérieuse que celle des années 1840 : onze nouveaux ports sont déclarés « ouverts », dont Tianjin et Hankou sur le Yangzi (Wuhan aujourd’hui), et des missions diplomatiques permanentes peuvent s’installer à Pékin. En Chine même, le pouvoir ne reste pas inactif, enclenchant un mouvement d’autorenforcement* susceptible de faire face à cette nouvelle situation.
5Au niveau international en effet, il s’agit d’un important tournant. À l’ouverture qui tend à se généraliser, pour l’essentiel sur le littoral chinois, s’ajoutent de nouvelles pratiques imposées par l’Occident et qui, elles aussi, s’imposent. On parle d’ambassades et, donc, d’une sorte de reconnaissance mutuelle… Le modèle des concessions demeure : à défaut de pouvoir interdire la Chine et ses capitales impériales aux Occidentaux, autres que diplomates donc, le pouvoir leur octroie de vastes parcelles en dehors des périmètres urbains qu’il contrôle : le modèle de Shanghai, où des « concessions » portuaires s’implantent dans les années 1840 en aval de Nankin (Nan Jing, la capitale du Sud), est alors appliqué à Pékin (Bei Jing, la capitale du Nord), dont le Shanghai serait Tianjin.
6Tianjin ne sera certes pas Shanghai, ou du moins pas tout de suite : l’arrière-pays de cette dernière – le vaste et riche bassin du Yangzi – favorise une activité économique propre, son bund a plus d’ampleur, mais le principe apparaît identique et la ville, considérée, malgré la distance qui les sépare, comme un avant-port de Pékin, n’en voit pas moins sa population étrangère croître sensiblement, avec tout ce que cela suppose d’activités induites, en particulier religieuses. Il n’en faut sans doute pas plus, d’ailleurs, pour y focaliser l’hostilité populaire dans une partie de la Chine – la province du Zhili* – où couve la révolte des Boxeurs* et où les rumeurs vont bon train : il se murmure notamment dans les campagnes que les missionnaires rachèteraient des bébés morts pour… s’en nourrir2. En juin 1870, à la suite de nouvelles rumeurs d’enlèvement, une foule en colère, réunie devant l’église Notre-Dame-des-Victoires, au nord-est de la ville chinoise, réclame réparation, accusant nommément l’orphelinat des Filles de la Charité. Entre les autorités chinoises et françaises, le ton monte rapidement, des coups de feu éclatent, le consul de France et son adjoint n’y survivent pas. À l’issue de plusieurs jours d’émeute, de destruction et de violences, la ville compterait plus de cent morts.
7Mais le mouvement des Boxeurs ne faiblit pas et se développe autour de Tianjin : il va marquer le tournant du siècle, après la victoire japonaise et alors que les « Puissances » arrachent – avec les « territoires à bail » – leurs dernières possessions à la Chine et s’y implantent durablement. Au début de son ouvrage consacré au Mouvement des Boxeurs en Chine, la jeune historienne chinoise Yan Yan évoque Tianjin, où, « sur les deux rives du Hai* He, les étrangers possèdent leurs terrains, firmes, banques, entreprises, et églises3 » (Yan, 2007). Elle ajoute : « Malheureusement, là où les missionnaires déploient une grande activité, ils sont souvent en mauvais termes avec la population locale » – c’est peu dire !
8La province du Shandong, théâtre principal de la révolte des Boxeurs, s’était enflammée à partir d’un incident apparemment mineur, mais lourd de sens, au village de Liyuantun : la propriété d’un terrain où s’élèvent encore les restes d’un temple taoïste à l’abandon mais que vise un groupe de chrétiens chinois désireux d’y édifier une église. Les tensions durent plus de vingt ans, entre accord (1869), partage du terrain, construction d’un édifice, procès, démolition, reconstruction, etc. Au gré d’un contexte lui-même très tendu et évolutif, les esprits s’échauffent et la révolte s’étend, dirigée contre les chrétiens, les étrangers et tout ce qui les symbolise, en particulier le rail et le télégraphe.
9Dans le même temps, le port de Tianjin s’affirme également alors comme lieu de communication, d’innovation technologique et, par sa proximité de Pékin, de négociation. L’épicentre, construit dans la concession britannique en bordure du fleuve Hai, par où remontent les bateaux de mer, s’appelle l’Astor Hotel. Inauguré en 1863 à l’initiative d’un pasteur méthodiste, John Innocent, il bénéficie de tous les progrès technologiques et accueille tout ce que la ville compte de « puissants » : sans doute est-ce la raison pour laquelle le vice-roi* Li Hongzhang*, qui dispose d’un palais au nord-est de la ville, y a également établi ses quartiers. Hôtel ou pas, un nouvel et important traité est signé à Tianjin le 9 juin 18854. Traité pour lequel l’amiral Courbet fait donner du canon depuis l’incident de Bac Le (juin 1884), à la frontière du Vietnam. Dans cette période (1860-1900), notamment sous l’impulsion du vice-roi Li Hongzhang, la modernisation de l’économie va bon train, en particulier dans les secteurs liés à la défense – position géographique oblige. La formation de techniciens pour la fabrication et l’utilisation de mines commence en 1876 : une première alors en Chine, d’où émergera au début des années 1880 l’arsenal de Tianjin – qui sera lui-même détruit vers 1900 lors de la guerre dite des Boxeurs.
10Les tensions se font particulièrement vives à l’approche de la fin du siècle. Le pouvoir chinois se retrouve face à sa vulnérabilité lorsqu’il est défait par la flotte du Japon, ce « vassal ». En 1895, le traité de Shimonoseki se montre sévère : Pékin stupéfait perd ses droits, traditionnels, sur la Corée, l’annexion de Taiwan s’y ajoute ainsi qu’une indemnité de guerre et, au passage, le Japon obtient l’octroi d’une concession à Tianjin, à proximité de la ville chinoise, mais, surtout, malgré les cent jours de réforme décrétés à Pékin par le jeune empereur Quangxu, la Cité interdite a perdu son aura. Pour les acteurs – coloniaux compris – intéressés au dépècement de la Chine, l’effet d’aubaine l’emporte : c’est la « curée » (break up) et une troisième vague de concessions octroyées (1898).
11Faut-il dissocier Pékin de Tianjin ? Sans doute, parce qu’il y a deux villes, proches mais aux fonctions bien différentes. Cependant, le moment paroxystique de l’été 1900 leur semble commun, en particulier dans le contexte d’un double affrontement entre les Puissances, la dynastie Qing* au pouvoir à Pékin et l’insurrection des Boxeurs venue de Tianjin. Beaucoup d’éléments sont en jeu, du rapport au progrès technique aux solidarités nationales. Alors qu’au mois de mai, les « ministres » européens, soit les ambassadeurs, se concertaient à Pékin, où le quartier des Légations se sent vulnérable, les premiers éléments d’une colonne de renfort – forte de 337 hommes – arrivaient dans la capitale chinoise (Yan, 2007, p. 151). Dès lors, Pékin et Tianjin, qui symbolisent le pouvoir politique (chinois) et le pouvoir économique (occidental), et forment une sorte de région capitale, polarisent le conflit.
12Les trois semaines d’insurrection qui suivent, en juin 1900, donnent le ton. Début juin, les chemins de fer – ou plutôt les employés les actionnant – essuient les premiers coups de feu. Les siècles se mélangent : le 4 juin, la suspension de la marche des trains bouleverse le dispositif et la troupe russe – 2 000 hommes – a du mal à « maintenir » la gare de Tianjin ; quelques jours plus tard, le 10 juin, la coupure de la ligne télégraphique ajoute à la confusion. Privés de coordination, les détachements occidentaux paraissent impuissants : pour s’être lancés contre l’avis du consul de France à Tianjin, les cinq trains de la colonne de secours de l’amiral britannique Seymour se retrouvent ainsi bloqués en rase campagne. Les premiers détachements Boxeurs entrent dans Pékin le 13 juin 1900. Boxeurs et réguliers chinois entrent de plus en plus en connivence, ce qui n’échappe pas aux officiers français affectés à Dagu*, dont les forts tombent le 17 juin. Maîtres pour l’essentiel de la ville dite « chinoise », les Boxeurs entendent sans doute en tirer parti pour en finir avec les concessions, les rejeter si possible à la mer… Fin juin 1900, point culminant de la crise : « Soutien aux Qing, mort aux étrangers ! », l’état d’esprit que suppose ce slogan caractérise les derniers jours de juin : l’entrée en ligne des réguliers chinois dope l’insurrection des Boxeurs, les 18 et 19 juin, dont plusieurs milliers ont résolu d’entrer dans les concessions de Tianjin et les occupent. Quelques heures plus tard, la Cité interdite exige, sous forme d’ultimatum aux Puissances, le départ des légations de Pékin – quarante ans après les avoir autorisées. Quelques heures plus tard, le 20 juin, l’ambassadeur allemand, Ketteler, venu parlementer, meurt assassiné. La situation bascule : le 21 juin, le gouvernement chinois, sans doute toujours divisé, reconnaît les Boxeurs, déclare la guerre aux Puissances et met le siège devant les légations. La réponse vient de Tianjin : l’assaut militaire est donné à la ville par les militaires occidentaux les 13 et 14 juillet. Pour la première fois, une ville chinoise qui faisait rempart à Pékin était prise d’assaut, avant d’être méthodiquement détruite. Cette guerre – ancrée dans les mémoires comme la guerre des Boxeurs – constitue un point culminant : celui de la crise de l’été 1900, qui oppose l’insurrection populaire et bientôt la Chine elle-même aux Puissances ; mais aussi d’un mouvement remontant au début du siècle, comme on gravit une montagne et dont l’enjeu paraît être la Chine elle-même et le sommet la Cité interdite.
13Vers 1900, estimant sa population à plus de 900 000 habitants, le Grand Larousse universel décrit une « ville murée – on dirait aujourd’hui fortifiée, à l’instar des cités chinoises de l’époque –, aux maisons basses, aux rues tortueuses et sales, avec un incessant fourmillement de bêtes et de gens ». Pour autant, cette ville très peuplée, « simple poste militaire jusqu’à la fin du XVIIe siècle », poursuit le dictionnaire d’époque, mais qui permet d’accéder à Pékin, reste alors au cœur des tensions. Malgré le fort déséquilibre démographique – de 1 à 100 entre la population « occidentale » et chinoise de l’agglomération, la première donne le ton de cette grande ville du nord-est, de plus en plus synonyme de modernité occidentale et de diversité. Le futur président Républicain des États-Unis Herbert Hoover, alors jeune ingénieur et séjournant quelques mois à Tianjin, témoigne d’une « cité universelle, comme le monde en grandeur miniature. S’y côtoient toutes les nationalités, tous les styles architecturaux, toutes les cuisines5 », toutes les cultures aussi…
14La guerre des Boxeurs, comme un sursaut de la vieille Chine, prend officiellement fin en 1901 : les parties en présence s’entendent le 16 janvier sur un Protocole final, mais il leur faudra encore près de huit mois pour le signer, le 7 septembre 1901. L’affaire se complique en effet du nombre d’acteurs concernés : « Dix empires dans un mouchoir de poche », selon la belle formule de Pierre Singaravélou en introduction de son Tianjin Cosmopolis – et des millions de taels en jeu, pourrait-on ajouter. Li Hongzhang (18231901), vice-roi du Zhili, la province « capitale », au sein de laquelle se situent Pékin et Tianjin, mandaté par l’impératrice Cixi, qui a quitté la Cité interdite, anime la négociation et, malgré la fatigue, se déplace lui-même en « terrain neutre », la mission d’Espagne à Pékin, pour apposer le sceau impérial au Protocole final – ce sera sa dernière mission : rompu à toutes les formes d’exercice du pouvoir, mais vaincu par la maladie, il rend son dernier souffle le jour même à 78 ans (Yan, 2011). Le Protocole en question, d’abord financier, alourdit durablement la dette du pouvoir chinois, déjà « lesté » de l’indemnité due au Japon par le traité de Shimonoseki : s’y ajoute désormais un montant de 450 millions de taels, soit un total qui, augmenté d’indemnités diverses, équivaut à quatre fois le budget chinois. Le Protocole permet en outre aux Puissances de se partager la victoire sur le terrain, en entretenant un corps d’occupation dans le nord de la Chine, en l’occurrence la zone Pékin-Tianjin, comprenant un total d’environ 6 000 hommes, relevant de huit pays différents, avec ses casernements et la présence d’un moins un état-major.
15L’impératrice Cixi nomme le général Yuan Shikai* (1859-1916) pour remplacer Li Hongzhang à la fonction prestigieuse de vice-roi du Zhili : ce dernier, de trente-six ans son cadet, le secondait déjà et connaît bien Tianjin où il a lui-même installé sa résidence principale : les quinze années qui suivent vont montrer à quel point il devient l’homme fort, non seulement de la Chine du Nord mais de la Chine elle-même. Son parcours suggère notamment comment l’homme sait manœuvrer dans les milieux dirigeants chinois. Au temps du mouvement dit d’autorenforcement, dans le dernier tiers du XIXe siècle, il monte dans les années 1880, aux côtés de Li Hongzhang, à Baoding (Zhili), la première académie militaire. Yuan Shikai connaît la disgrâce lors du décès de Cixi, en 1908, se retirant à Tianjin, mais il est vite rappelé à Pékin pour faire face aux conséquences du « double dix », la Révolution républicaine de 1911 à Wuchang. Mais, fin manœuvrier, il s’entendra si bien avec Sun Yat-sen qu’il le remplacera très vite à la tête de la nouvelle République.
16À la vérité, les Puissances s’approprient la ville ou s’y maintiennent, tant le site se trouve chamboulé à différents niveaux : aux destructions de 1900 s’ajoute en effet l’incertitude liée aux conséquences de la Grande Guerre, pour l’heure discutées à Paris et/ou Versailles. Désormais sans tête, l’ancienne concession russe, qui occupe l’espace compris entre, d’une part, le cours du Hai He et le port et, d’autre part, la voie ferrée en direction de Pékin et, au-delà, du Transsibérien, illustre le mieux les incertitudes de cette situation : en amont, l’ancienne et petite concession austro-hongroise doit déjà se reconvertir ; à l’autre extrémité de l’agglomération, l’ex-concession allemande est comme mort-née.
17Mais plus encore qu’avant le conflit mondial, le « Grand Tianjin » apparaît – du moins dans sa partie concessionnaire – comme une grande banlieue résidentielle où se retrouvent les élites chinoises et étrangères. Généraux et « seigneurs de la guerre » s’y taillent la part du lion : l’extravagant général Tang Yulin (1871-1937) se passionne pour la concession italienne, sur la rive gauche du fleuve, et accessoirement, la plus petite avec ses 47 ha. Il s’y est fait édifier une villa dans un style néo-classique et y mourra richissime en 1937. Les « trois provinces » (la Mandchourie), qu’il contrôle plus ou moins depuis 1919, a l’opium généreux… Zhang Xueliang, le « petit Maréchal », qui contrôle la Mandchourie au début des années 1930, depuis l’assassinat de son père par les militaires japonais, s’est fait construire une somptueuse résidence sur la rue Fontanier, dans la concession française. Il défiera en 1936 le généralissime Chiang Kai-shek, retenu contre son gré à Xian jusqu’à ce qu’il accepte de faire front commun avec les communistes contre les Japonais. Mais les hauts gradés ont d’autres voisins dans les concessions de Tianjin, dont beaucoup sont plutôt politiques : le puissant général Yuan Shikai, devenu président de la République, dispose de sa résidence à Tianjin jusqu’à son assassinat en 1916. Le grand réformateur Liang Qichao, qui avait dû fuir vers le Japon à la fin du siècle passé, s’est finalement installé à Tianjin, où il fait construire en 1914 une vaste demeure sur la via Marco Polo.
18Et puis il y a les autres. Toute une haute bourgeoisie s’y presse, affichant la modernité qu’elle peut s’offrir : le médecin Fang Xianzhi (1906-1968), orthopédiste célèbre, fait construire Hong Kong Road dans la concession britannique une superbe maison de style Art déco qui ne sera jamais détruite. Elle se situe à quelques pas de la demeure de Gu Weijung, Seymour Road, au cœur du quartier des Cinq avenues dans la concession britannique. Son cas paraît plus emblématique encore. Plus connu en Occident sous le nom de Wellington Koo, ce diplomate passé par l’université Columbia de New York représentait la Chine à Londres et rejoint en 1919 la délégation chinoise à Paris6.
19Pour ces privilégiés, cette convivialité s’affiche dans tous les lieux dédiés, de l’église au champ de courses, de la banque au grand magasin : un « espace social » où étrangers et chinois aisés se retrouvent.
20Le pouvoir républicain – Yuan Shikai – paraît en Chine fortement contraint par la nouvelle situation issue des déclarations de guerre de l’été 1914 en Europe : alors que les banques occidentales peinent à s’entendre sur le soutien accordé à Pékin (Tertrais, 2013), celles-ci doivent redéployer leur activité internationale pour faire face aux conséquences du conflit, ouvrant en Asie un boulevard aux capitaux japonais, qui se penchent à leur tour sur le « malade » chinois. Le 23 août, l’entrée en guerre contre l’Allemagne de Tokyo, qui vise en particulier la péninsule chinoise/province du Shandong, va dans le même sens. Les « 21 demandes » de 1915 s’y ajoutent : dans une situation intérieure fragilisée, l’État central chinois ne peut résister et la jeune république chinoise commence à se fragmenter. Yuan Shikai, ultime garant à Pékin de cet État central, mais lui-même de plus en plus « provincialisé », décède en juin 1916. Le temps des « seigneurs de la guerre » s’ouvre alors : au nord-est, où se situent précisément Pékin et Tianjin – et où les dirigeants chinois résident volontiers, les deux villes se situent à la jonction de deux grandes zones d’influence, aux frontières mouvantes mais couvrant l’essentiel de la Chine historique. L’énorme Mandchourie au nord, grande comme une à deux fois la France mais peu peuplée – et convoitée, peut-être pour cette raison, par le Japon ; la Chine dite « utile » au sud avec ses rizières abondantes.
21Nombre de ces seigneurs de la guerre ont une résidence dans les concessions, où ils jouissent à plein des privilèges de l’extraterritorialité.
22Parmi les hôtes illustres de la Tientsin des années 1920, Pu Yi, ci-devant empereur, qui quitte la Cité interdite le 5 novembre 1924, et prend la direction de Tianjin. Mais son statut demeure incertain : dans la crise que traverse alors la région, où les seigneurs de la guerre restent en conflit, menacés aussi par l’Armée nationale républicaine de Chiang Kai-Shek, il n’aurait eu que quelques heures pour le faire ; et s’il s’oriente délibérément vers Tianjin, c’est aussi parce qu’il estime pouvoir de là facilement rejoindre l’étranger et mieux envisager l’avenir. Mais il va rester assez longuement dans la région : accompagné par de hauts fonctionnaires chinois et quelques officiels japonais, il est d’abord installé avec sa suite à Chang Garden, vaste demeure sur trois niveaux, où l’attendent une centaine de dignitaires Qing en grande tenue pour lui souhaiter son 18e anniversaire. Il bougera ensuite, mais ne quittera plus la concession japonaise de Tianjin7.
Fig. 1 – Carte des zones d’influence des principaux seigneurs de la guerre en 1922

Source : Documentation photographique, 2013, d’après Ch’i, 19768
23L’influence japonaise apparaît déjà considérable sur la Mandchourie, en particulier depuis Tianjin, mais Tokyo attend son heure. 20 000 à 30 000 hommes stationnent déjà sur place, dans la zone Pékin-Tianjin, en application du Protocole dit des Boxeurs, signé par Li Hongzhang le 7 septembre 1901 ; d’autres stationnent sur le tracé du chemin de fer sud-mandchourien9. Les services secrets japonais pour la région, sous l’autorité du général Kenji Doihara, sont réputés être installés à Tianjin. Le général Zhang Zuolin et son fils Zhang Xueliang, le « petit maréchal », qui exercent une influence dominante en Mandchourie, y participent également… jusqu’en 1928. À cette date-là, précisément le 4 juin 1928, à 5 h 30, le train blindé du général Zhang Zuolin explose avec son principal passager à proximité de Pékin. En juin 1929, Pu Yi quitte Chang Garden pour une autre demeure princière qu’il appelle « the quiet garden ». C’est dans ce nouveau palais que lui rendront visite en 1931 et 1932 Kenji Doiharaa, réputé concepteur du Manzhouguo, et Itagaki Seishiro, l’homme de l’incident de Moukden, le 18 septembre 193110. Cet incident de Moukden (Shenyang), mineur dans le contexte de l’époque, apparaît décisif en ce qu’il inaugure l’invasion de la Mandchourie par les forces japonaises et la dissidence d’un nouvel État, le Mandchoukouo (État Mandchou), uniquement reconnu par Tokyo et à la tête duquel est placé Pu Yi sous le nom de règne de Kanh Te. La crise internationale qui l’accompagne (plainte chinoise à la SDN, commission d’enquête Lytton, violent retrait du Japon de la SDN) compte parmi celles qui conduisent à la Seconde Guerre mondiale11.
24Et les communistes ? Zhou Enlai symbolise tout autre chose, mais n’en marque pas moins l’histoire de Tianjin (Gao, 2010). Il n’y est pas né, mais y a accompagné en 1913 un oncle qui l’avait pris sous son aile. Formé au prestigieux lycée de Nankai, il choisit ensuite de quitter la Chine et d’aller se frotter aux universités japonaises. Mais il n’y réussit pas et rentre en Chine, en 1919, à la veille de la signature du traité de Versailles. Scandalisé par ses attendus, militant actif du mouvement du 4 Mai* 1919, il passe plusieurs mois en prison et se construit une doctrine (il rencontre Li Dazhao, l’un des premiers marxistes chinois) et un programme : il ira en Europe voir comment fonctionnent les vainqueurs de la Grande Guerre. Après celle-ci, il est rappelé en Chine pour participer à la direction du Guomindang, avant de suivre Mao Zedong dans l’épopée de la Longue Marche. Mais il n’oubliera pas Tianjin : en 1951, alors Premier ministre et ministre des Affaires étrangères, il y reçoit le président de la RDA qui lui remet un drapeau des Boxeurs, saisi en son temps par le corps expéditionnaire allemand12…
25Ainsi, l’histoire récente de Tianjin participe d’abord de l’ouverture forcée de la Chine maritime, lancée au sud du pays du Milieu par la première guerre de l’Opium et officialisée en 1842 par le traité de Nankin. Magnifiquement située sur le Grand canal et à proximité de Pékin, la ville portuaire sera ouverte à son tour dans les années 1860, pour le meilleur et pour le pire : les mêmes berges où se construit la modernité chinoise voient également passer les colonnes qui allaient commettre le sac du palais d’Été en octobre 1860. La violence marque la période : quarante ans plus tard, la ville de Tianjin elle-même fait les frais de l’ultime affrontement entre la vieille Chine et ces « diables étrangers ».
26En 1900 en effet, la chute et la destruction de Tianjin, à défaut de Pékin, matérialisent, au-delà du destin des murs, purement et simplement détruits, l’aboutissement du dernier face-à-face entre la tradition, en l’espèce chinoise, et la modernité, en l’occurrence occidentale – même si des passerelles se sont construites entre elles. Le mode final d’implantation – les « concessions » – s’y ajoutent : on en dénombrera jusqu’à neuf. Véritable État dans l’État (quoiqu’au pluriel), elles fournissent un étranger proche et souvent bien utile. Mais elles attisent et attirent aussi la colère populaire, dont l’insurrection de l’été 1900, dirigée contre les concessions et la modernité réunies, porte la marque. Jusqu’en 1900, lorsque la vapeur supplante progressivement la voile et donne de la mobilité aux marines occidentales, principaux outils de pénétration, l’affrontement consiste pour l’Occident à imposer sa présence et ses règles de fonctionnement au vieil empire.
27Après 1900, l’hypothèque chinoise levée, vient le moment du Japon. Celui-ci n’est pas à prendre, mais bien plutôt « preneur ». Une autre Asie, sans doute, à tous points de vue proche de la Chine, sur laquelle il a des visées, également porteuse de modernité et dont l’influence passe – précisément – par Tianjin. Le prestige du Japon est considérable. Vainqueur de la Chine (1895) puis de la Russie (1905), Tokyo y dispose, via le système des concessions et grâce aux traités qu’il a signés aux côtés des Puissances, d’une forte implantation, et d’une aura en proportion. Les deux principaux dirigeants marxistes locaux, Li Dazhao et Zhou Enlai, de même génération et qui représentent une sorte de pôle septentrional du communisme chinois, ont d’ailleurs fréquenté à la même époque l’université Waseda de Tokyo.
28De moins en moins discrètement, la tension se déplace bientôt autour de Pékin-Tianjin, entre seigneurs de la guerre et forces japonaises, d’abord concentrées à Tianjin, et tous intéressés à contrôler cette part symbolique du pouvoir chinois, incarnée notamment par l’ex-empereur Pu Yi13. L’expansionnisme japonais en Chine se traduit par l’occupation de la Mandchourie et l’installation de ce dernier à la tête de l’État sécessionniste mandchou.
29Comme d’une certaine manière la Chine elle-même, le vieux Tianjin a sombré dans la tragédie de l’été 1900, mais la ville a conservé sa modernité, notamment en matière de communications, lui permettant de conserver une certaine centralité, pour l’heure au profit du Japon.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1Les municipalités, grandes agglomérations qui ont un statut équivalent à celui des provinces, sont au nombre de quatre en Chine : Pékin, Shanghai, Tianjin, Chongqing.
2Dans leur correspondance, les missionnaires parlent en effet d’acquisition d’enfants mort-nés afin de pouvoir les ondoyer et leur donner ainsi accès au « royaume des Cieux ». Mais ils rendaient compte aussi à leur hiérarchie du nombre de baptêmes – ou apparentés – réalisés et certains pouvaient ainsi donner l’impression de « faire du chiffre ».
3Elle-même, venue d’une famille de Boxeurs, s’appuie également sur les travaux de l’historien chinois Lu Yao, qui a notamment publié un recueil des documents d’enquête par l’université du Shandong sur le mouvement Yihetuan.
4Le traité de Tianjin du 9 juin 1885, qui transfère les « droits » de la Chine sur le Vietnam à la France, est conservé par les archives diplomatiques françaises. L’original a été exposé à l’hôtel des Invalides de Paris en 2013-2014 lors de l’exposition « Indochine. Des territoires et des hommes », Christophe Bertrand et al., Indochine. Des territoires et des hommes. 1856-1956 [catalogue d’exposition], Paris, Gallimard/ musée de l’Armée, 2013, p. 200.
5Selon le Journal de Hoover, cité par Juliette Salabert, Tianjin, deux parcours découverte. Les trésors de la concession française, Alliance française de Tianjin/Association Mémoire de Tianjin, 2013, p. 18.
6Cette même délégation semble commettre l’irréparable en acceptant, à l’initiative de la délégation japonaise, que les droits allemands sur le Shandong reviennent au Japon. En Chine même, sitôt la nouvelle connue, étudiants et intellectuels descendent dans la rue : le gouvernement de Pékin – qui ne représente alors que le nord de la Chine – tergiverse et ses représentants n’apposeront finalement pas leur signature au bas du traité le 26 mai 1919. La question ne trouvera sa solution que cinq ans après ce mouvement du 4 Mai* 1919, à la conférence de Washington.
7From Emperor to Citizen : The Autobiography of Aisin-Gioro Pu Yi, Pékin, Foreign Languages Press, 2002.
8CH’I Hsi-sheng, Warlord Politics in China, 1916-1928, Stanford, Stanford University Press, 1976.
9En application traité de Portsmouth de 1905, qui clôt la guerre russo-japonaise.
10From Emperor to Citizen, op. cit.
11Kenji Doihara et Itagaki Seichiro, ex-conseiller miliaire japonais à Pékin et futur ministre japonais de la Guerre, qui a reconnu, au procès de 1948 à Tokyo, avoir réalisé l’attentat de Moukden, ont alors été condamnés à mort et exécutés par pendaison, dans la prison de Tokyo.
12La photo est reproduite dans HANG Ying (dir.), Modern China through the Eyes of Tianjin : 100 Firsts, Tianjin, Éditions du peuple de Tianjin, 2007, p. 173.
13En 1924, Sun Yat-sen loue également un appartement à Tianjin mais, atteint d’un cancer en phase terminale, il sera évacué vers Pékin par train, pour y rendre son dernier souffle, le 25 mars 1925 – sans que l’on sache si Pu Yi et lui se sont finalement rencontrés.
Auteur
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Hugues Tertrais
Professeur émérite d’histoire contemporaine, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne
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