Préface
La Mappa mundi d’Albi, un objet d’étude exceptionnel
p. 9-11
Texte intégral
1Durant les années 2015 et 2016, nous avons tenu dans le cadre du Laboratoire de médiévistique occidentale de Paris (LAMOP-UMR 8589) et en partenariat avec la médiathèque Pierre-Amalric d’Albi et l’université Jean-François Champollion d’Albi, une série de séminaires de recherche autour d’un objet extraordinaire, dans tous les sens du terme : la « mappemonde », plus souvent désignée par son nom latin : « Mappa mundi », conservée à Albi (ms. 29) et datée de la seconde moitié du VIIIe siècle, soit une des plus anciennes représentations figurées du monde qui nous soit connue en Occident.
2Extraordinaire, cet objet l’est tout d’abord par son ancienneté car il provient d’une époque particulièrement mal éclairée par la documentation : on sait aujourd’hui beaucoup de choses sur les Ve-VIIe siècles, mais force est de constater que la séquence 630-780 ne nous a laissé que de rares témoins. Ce qui est vrai de manière générale pour l’Histoire de tout le royaume franc l’est encore davantage du Languedoc de cette époque ; mais de la nuit documentaire qui baigne cette région et cette période émergent quelques manuscrits dont une petite collection canonique réalisée c. 600 par le prêtre Perpetuus, aujourd’hui conservée à Toulouse (ms. BM 364), mais dont on sait qu’elle a été copiée dans le scriptorium d’Albi, et la fameuse Mappa mundi qui n’y a sans doute été ni conçue, ni copiée, mais qui y est conservée depuis lors.
3Extraordinaire, la Mappa mundi l’est aussi par les possibilités d’enquête qu’elle ouvre et que nous avons voulu faire fructifier en faisant appel à des spécialistes de sciences diverses comme la paléographie, la codicologie, la philologie ou l’archivistique. La richesse des échanges et des réflexions croisées sur ce document exceptionnel nous a permis de prendre en considération des problématiques et des questions multiples dont je voudrais donner ici un aperçu.
4À l’origine des études se trouve, bien sûr, la question de la matérialité du document qu’on peut d’abord explorer en lui-même et pour lui-même. Il s’agit donc de se pencher non seulement sur la carte elle-même, centre de toutes les attentions, mais plus largement sur l’ensemble du manuscrit qui la contient, sur le scriptorium qui l’a produit et sur la manière dont ce manuscrit a circulé avant de rejoindre la bibliothèque du chapitre cathédral d’Albi. Au-delà même de la fascination que procure la carte, il faut aussi la considérer dans ses rapports avec le texte qui l’entoure car on peut dire que ce manuscrit contient en fait deux représentations du monde, par le texte et par l’image. C’est aussi l’étude du contenu de ces textes qui permet d’émettre des hypothèses sur le contexte géographique et chronologique de son élaboration.
5Aux questions matérielles s’ajoutent des questions intellectuelles qui sont, sans surprise, les plus nombreuses, s’agissant d’un témoignage exceptionnel d’histoire de la culture au sens le plus large qu’on peut donner à ce terme. En repartant de la question du manuscrit, il faut se demander quel usage on a pu faire d’un tel document : beaucoup de représentations du monde ont été conservées dans des manuscrits dont la vocation est clairement pédagogique dans le cadre des écoles monastiques, mais il est probable que les mappemondes de plus grande dimension pouvaient aussi remplir une fonction de support à la méditation sur la Création et sur l’ordre du monde. La description du monde peut elle-même servir de base au commentaire exégétique des textes sacrés. Pourtant, l’essentiel des éléments qui figurent tant dans le texte que sur la carte sont bien antérieurs au christianisme et découlent plutôt de la tradition gréco-latine classique : ici la discussion aborde la question de la Mappa mundi comme conservatoire de la culture antique, de l’impact du christianisme sur cette connaissance et de l’adaptation – en réalité assez faible – aux nouvelles réalités géographiques des VIIe-VIIIe siècles, très éloignées de celles des derniers siècles de l’empire romain qui fournissent l’essentiel des références. Enfin, pour la réintégrer dans un ensemble culturel plus vaste, il était nécessaire de comparer la Mappa mundi d’Albi avec d’autres cartes célèbres du haut Moyen Âge, qu’elles soient issues de la tradition latine chrétienne ou de la tradition arabo-musulmane.
6Mais l’histoire de la culture est rarement déconnectée de la dimension politique : la Mappa mundi d’Albi nous ouvre aussi des portes vers la « première » Renaissance carolingienne, entamée dès les années 750 sous Pépin le Bref, et sur l’importante influence des clercs wisigoths d’Espagne dans le monde franc. S’il est probable, en effet, que le contexte d’élaboration de la carte est celui du royaume carolingien, le contenu est fortement empreint de la tradition d’Isidore de Séville et d’auteurs antiques connus seulement par l’intermédiaire de clercs espagnols qui se sont réfugiés au nord des Pyrénées après 711, et qui sont venus avec leurs livres. Or l’influence de ces Wisigoths ne se limite pas au Languedoc et à l’Aquitaine : ils sont nombreux à la cour carolingienne et en plusieurs points du royaume, notamment dans la vallée du Rhône et dans la cité de Lyon qui entretenait depuis longtemps des relations avec Albi. Enfin, on n’oubliera pas que le projet carolingien est aussi un projet impérial et, par là-même, universel : la connaissance du monde est toujours un signe de la domination impériale qui ambitionne de procéder à une mise en ordre du monde et on sait que Charlemagne possédait des « tables d’argent » sur lesquelles était gravée une représentation du monde.
7Enfin, toutes nos recherches ont eu pour cadre un souci d’amélioration des connaissances visant à la mise en valeur du patrimoine. La reconnaissance du caractère exceptionnel de la Mappa mundi a été actée en octobre 2015 par son inscription au registre de la « Mémoire du Monde » patronné par l’Unesco. C’est autour de ce projet que nous avons conçu une collaboration active entre institutions de conservation et institutions de recherche et que nous avons montré la convergence des intérêts de plusieurs centres universitaires, à Paris comme à Albi, en mobilisant de nombreux chercheurs de tous horizons et de tous âges, depuis le professeur émérite jusqu’à la doctorante. Cette collaboration fructueuse avait pour ambition de valoriser la connaissance du patrimoine, de la géographie antique et de la culture médiévale en prenant appui sur plusieurs médias : un film documentaire, une exposition et un colloque qui s’est tenu à Albi et dont les actes sont publiés par la revue Cartes et Géomatique, accessible gratuitement en ligne (no 234 - décembre 2017), à quoi on ajoutera l’élément essentiel qu’est la numérisation entière du manuscrit, consultable sur le site de la médiathèque Pierre-Amalric.
8Le livre qu’on a entre les mains est l’ultime produit de cette plongée dans les profondeurs de la connaissance du monde tel que se le représentaient les sociétés du passé. Nous espérons qu’il ouvrira pour chaque lecteur une nouvelle fenêtre sur la complexité, mais aussi sur la beauté, de ces représentations.
Auteur
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Geneviève Bührer-Thierry
LAMOP - Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

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