« Something Came Over Me1 »
Les camouflages de Laurence Dupré
p. 203-216
Texte intégral
1Avant de travailler pour des studios de mode prestigieux comme Hermès, Eres, Lanvin et Kenzo, la styliste Laurence Dupré (alias Lawrence Dupré) conçoit dès la fin des années 1970 des vêtements atypiques avec son frère Loulou Picasso, du collectif Bazooka. Le goût pour les motifs et inscriptions imprimés sur le tissu oriente la créatrice française à s’intéresser au camouflage, dont le style varie selon les nationalités des forces armées. Laurence Dupré s’empare de cette diversité de motifs pour créer de nouvelles formes, proprement anti-mode, dont l’esprit correspond aux théories subversives du groupe britannique Throbbing Gristle, s’insurgeant contre les sociétés de contrôle de leur époque par la création d’un nouveau genre, celui des musiques industrielles. Empreintes d’une fascination pour les techniques de déprogrammation psychiques, les figures tutélaires du mouvement déclarent une « guerre de l’information » aux médias de masse pour tenter de retrouver la maîtrise de la chaîne de diffusion de la musique et du message en général.
2Ce projet correspond à l’inquiétude qu’une nouvelle génération d’artistes éprouve dans un contexte de guerre froide : les écarts sociaux grandissants au Royaume-Uni sous la politique de Margaret Thatcher ou la division du peuple allemand dans un pays scindé en deux poussent certains à se préparer au pire. Avant de mener ses expérimentations musicales avec Einstürzende Neubauten, Blixa Bargeld tient ainsi une boutique de vêtements semblable à un dépôt militaire : Eisengrau2. On y retrouve des masques à gaz, des couvertures en caoutchouc, des gants et des casques anti-émeutes, que le chanteur porte dans son quotidien : « Pieds chaussés de bottes en caoutchouc, pantalon noir serré, blouson en caoutchouc gris foncé fermé en bas par une ceinture de sécurité d’avion (objet d’usage spécialisé transformé en accessoire pour vêtement = épingle à nourrice) et en haut par une broche tyrolienne argentée (élément de kitsch traditionnel et bourgeois = bretelles)3. » Le vocable militaire investit progressivement les différents supports artistiques adoptés par ces performers dans le prolongement de l’art auto-destructif que Gustav Metzger avait formulé au début des années 1960 pour définir « une production fondée sur l’abandon de la peinture et de la sculpture devenues inaptes à rendre compte de la violence morbide de nos sociétés4 ». Cette tendance à l’autosuffisance et au bricolage se retrouvait déjà dans le style vestimentaire adopté par les membres de Throbbing Gristle, grâce à leur rencontre avec Laurence Dupré par l’intermédiaire de Jean-Pierre Turmel5. C’est à cette même époque que la créatrice se lie d’amitié avec Genesis P-Orridge, autour d’une passion commune pour le camouflage :
Je collectionnais les motifs camouflés comme autant de graphismes, d’imprimés cubistes. Très différents les uns des autres, selon les armées et leurs pays d’origine, les zones de conflit, l’imagination pouvait aller bon train… la guerre nous paraissait très irréelle, abstraite, mais nous enseignait la protection, l’invisibilité, la fragilité de la vie. […] Ces motifs étaient imprimés sur des vêtements très sophistiqués, parce que « vitaux », extrêmement bien conçus et bien fabriqués. Des uniformes militaires : ceux qu’on enfile avant d’aller au combat, destinés à nous protéger, à nous dissimuler, en même temps qu’à faire corps avec nos équipiers, à être reconnus. […] Ce sujet me passionnait, parce qu’il rassemblait le textile, le vêtement, le motif, la protection, ce qu’on montre et ce qu’on dissimule. De cette idée de protection, d’invisibilité et d’invincibilité est venue l’envie de créer, non seulement des motifs, mais aussi des vêtements, vestes, manteaux. De l’empreinte, du motif, abstrait et graphique, plutôt végétal ou minéral, de ce mimétisme qui a inspiré les peintres cubistes, j’en étais venue à la coupe, à la couture, à l’idée d’habiller un corps, une personne6.
3L’idée de protection coïncide avec l’état d’alerte dans lequel évoluent des artistes en marge des circuits institutionnels de l’art, conscients des effets délétères des technologies sur leur existence : se protéger des réseaux médiatiques et de leur tendance à uniformiser les esprits. Cette idée du camouflage diffère de celle qui avait été formulée par les artistes français du début du xxe siècle pour dissimuler les équipements militaires et les corps des soldats sur le front allié de la Première Guerre mondiale. Cette période-là est marquée par un changement radical des uniformes militaires, passant d’un style reconnaissable et admiré de tous à une dissimulation des corps guerriers par des motifs de camouflage pensés par les innovations artistiques de l’époque7.
Camouflages modernes
4La dissimulation devenant une priorité avec le déclenchement de la Grande Guerre, des plasticiens se sont regroupés pour proposer de nouveaux visuels destinés à protéger les corps des soldats ; le camouflage devient dès lors un motif essentiel dans ce contexte. La « section de camouflage », que le peintre Lucien-Victor Guirand de Scévola crée au sein de l’Armée française en 1915, recrute de nombreux peintres spécialisés dans la décoration théâtrale, en raison de leur maîtrise du trompe-l’œil, ainsi que des cubistes, pour les formes brisées de leur peinture. L’article que le journaliste français Jean de Pierrefeu publie dans L’Illustration en janvier 1920 témoigne de ces inventions. Il retient du camouflage « un bariolage pittoresque, des taches difformes vertes, jaunes, brunes, des lunes et des spirales de couleurs plaquées sur les camions, les fourgons, les autos, les bâches, les canons ». Et ajoute qu’« il a fallu dissimuler le combattant pour le rendre moins vulnérable ; et c’est en le confondant avec le paysage qu’on a obtenu ce résultat »8. Les inventeurs des techniques de camouflage créent une arme défensive qui sauve de nombreuses vies, tout en ouvrant des champs méconnus d’investigation à la création artistique ultérieure à travers, entre autres, le tissu pour uniforme que le peintre Louis Guingot avait proposé à l’Armée française [FIG. 1] : un travail sur « le pouvoir séparateur de l’œil qui permet de distinguer deux couleurs juxtaposées mais qui, au-delà de trois couleurs, ne permet plus une vision simultanée de chaque couleur et entraîne une vision déstructurée de l’objet peint9. » Ces innovations se développent par la suite dans toutes les armées du monde, notamment au Royaume-Uni avec le camouflage disruptif « dazzle » inventé par les peintres Edward Wadsworth et Norman Wilkinson, au profit des navires britanniques.
Fig. 1. Tenue léopard conçue par Louis Guingot, 1914.

© Musée Lorrain, Nancy.
5La Seconde Guerre mondiale oblige d’autres créateurs à proposer de nouvelles solutions de dissimulation des troupes, dont le célèbre – et inattendu – occultiste et artiste Austin Osman Spare. Ce dernier réalise en 1940 un camouflage pour les commandos britanniques dans un traité complexe qui est rejeté par les forces armées de son pays, malgré une présentation illustrée de maquettes en carton peint de véhicules et de bâtiments fabriquées pour démontrer ses théories10 [FIG. 2]. Au-delà de la réticence connue des autorités militaires britanniques à employer des artistes durant ce conflit11, il est surprenant de retrouver le nom de Spare dans l’histoire du camouflage. D’autant que les tenants de l’art industriel sont davantage fascinés par ses peintures et dessins automatiques : Genesis P-Orridge, John Balance, David Tibet… autant de personnalités constituant les assises occultes des musiques industrielles à partir de l’œuvre du peintre britannique12.
Fig. 2. Austin Osman Spare, New Camouflage for Commandos, 1940. L’artiste arrange ici le filet d’un casque militaire pour une tenue de camouflage qu’il a conçue pour les commandos britanniques.

© Austin Osman Spare.
6Outre cette connexion ésotérique, l’intérêt pour le camouflage rassemble ici différentes générations de créateurs – marginalisés dans le cas de Spare, ou jouant d’un phénomène d’auto-exclusion pour la scène industrielle et dans la lignée des artistes cubistes. Ces derniers témoignaient déjà d’un profond désir d’afficher leur rejet des modèles traditionnels en s’associant à l’avant-garde et aux lieux stratégiques des luttes ouvrières de l’époque à Montmartre, dont l’aura révolutionnaire correspond à l’esprit de révolte de ces artistes – la Butte étant fortement associée à la Commune. L’historienne de l’art Claire Le Thomas précise que, pour eux, « vivre dans l’adversité et la marginalité reflète leur désir de dessiner un contre-modèle. L’intention délibérée de subvertir les normes et les goûts de la bourgeoisie se poursuit à travers l’adoption de modes vestimentaires excentriques, de comportements et de distractions populaires ou de positions anarchistes et socialistes. […] Le choix de s’installer à Montmartre s’inscrit à l’intérieur de cette théâtralisation de la différence13. »
7Cette contre-culture moderne se développe cependant dans un contexte radicalement différent de celui du cadre postindustriel dans lequel émerge Throbbing Gristle. Si les cubistes n’avaient pas eu d’autres choix que de se confronter à la Grande Guerre en inventant des motifs pour dissimuler et protéger les corps des soldats, les artistes industriels initient quant à eux une lutte fictive qu’ils déclarent aux systèmes médiatiques des années 1970 et 1980. Une différence contextuelle conséquente, puisque ces groupes n’ont pas à subir les conditions de vie laborieuses en plein conflit, ni les désastres d’une véritable guerre. Ils adoptent néanmoins le décorum du combattant et semblent être fascinés par le style militaire – malgré les dissensions au sein même de Throbbing Gristle à ce propos, puisque, selon Cosey Fanni Tutti, « seul Genesis P-Orridge portait des uniformes militaires dans la vie de tous les jours à Hackney. Les autres membres n’en portaient pas, sauf s’ils étaient en “TG”. Chris n’était d’ailleurs pas du tout fan du style militaire14. »
Détournements paramilitaires
8Au milieu des années 1970, Genesis P-Orridge fréquente en effet des boutiques de surplus militaire, passionné par le caractère multifonctionnel de ces vêtements de combat résistants, vendus à bas prix, comme pour traduire un esprit de confrontation et une volonté de subvertir la société de contrôle britannique de son époque dans des tenues de survie contre-culturelles :
J’avais deux objectifs : le premier était d’assortir des vestes, pantalons, chemises et T-shirts qui contredisaient délibérément ce que la mode préconisait. Bon marché, d’occasion, plutôt que chers et exclusifs. Être unique était un anathème. Mon deuxième objectif était d’y ajouter des ceintures à usages multiples, des gibernes et des sacs pour tout ranger. Cela me donnait une autonomie technologique puisque j’avais toujours sur moi une caméra miniature, du film, un enregistreur à cassettes, des cassettes, un carnet, des stylos, un compas, des armes de défense, des médicaments, de l’argent et mon passeport. Je voulais être indépendant et prêt à tout à chaque instant, à la fois comme un concept et comme une stratégie de survie. Mes motivations étaient principalement de me documenter sur des gens remarquables et des événements clés, plutôt qu’une peur quelconque d’un effondrement imminent de notre société. Même si ces deux options pouvaient servir à cette stratégie, je m’imaginais comme un mauvais garçon « burroughsien » recherchant les fractures culturelles pour court-circuiter les contrôles15.
9Le domaine militaire alimente ici un profond désir de passer du monde fictionnel de la Révolution électronique (1970) et des Garçons sauvages (1971) de William Burroughs à un désordre généralisé dans les rues de Hackney, quartier londonien de résidence de Throbbing Gristle et de son studio d’enregistrement, la Death Factory.
10La diversité des objets et vêtements paramilitaires constitue un monde qui fascine également Laurence Dupré. À tel point que celle-ci consacrera un livre à sa collection de camouflage, afin de comprendre l’ensemble des motifs qui la compose. Une collection qu’elle rassemble majoritairement en écumant les marchés de Clignancourt, Montreuil, Aligre, mais aussi à Aix-en-Provence, Saumur et Londres : « Longues parkas à capuche réversibles blanc pour temps de neige, casques d’aviateurs en laine piquante, […] ceintures épaisses de cuir noir, boîtes de survie en métal très lourd, capuches amovibles disproportionnées pour porter un casque en dessous, pantalons treillis dans des coloris de feuilles mortes, vestes de marins en coton très compact16. » Autant d’éléments qui constituent à l’époque de solides bases pour créer de nouvelles pièces conceptuelles, en reprenant le principe des numéros d’inventaire et des noms d’anciens propriétaires imprimés à l’intérieur des uniformes, des hausses de ceinture ou des cols. Laurence Dupré brode ses propres slogans, ainsi que les noms des futurs porteurs et la date de conception, à l’intérieur d’uniformes qu’elle conçoit pour traduire un état d’alerte qu’elle cherche à représenter : « Une urgence à se protéger, à être “nous”, derrière une tenture/texture où on pourrait se sentir plus libres et détendus17. »
11Cette spontanéité créative se développe dans le contexte postindustriel des années 1970 et 1980, qui pousse Laurence Dupré à formuler des visuels destinés à se fondre dans l’environnement urbain, contrairement aux camouflages modernes qui imitaient les formes végétales : « Hackney, Beck Road, si loin du centre de Londres et qu’on atteignait après un long trajet dans un métro hurlant et sale, en pleine misère de boutiques fermées, d’entrepôts déserts, de vitres brisées, partout, de papiers qui volaient dans les rues, nous donnait les gammes de couleurs : camaïeu de gris, de kakis, de teintes fumées. À nous d’inventer des motifs de murs, de béton, d’asphalte… en même temps que nous collectionnions ces tissus et uniformes d’une autre époque, nous inventions la suite18… » Les premiers camouflages urbains confectionnés par Laurence Dupré se composent de motifs géométriques gris et servent de modèles pour les uniformes qu’elle conçoit ensuite pour les membres de Throbbing Gristle : « Ces motifs qu’on adorait – et qui imitaient en effet la nature et le végétal – ne correspondaient pas du tout à l’environnement dans lequel on vivait. Je me suis dit dans un premier temps qu’il s’agissait certainement des mêmes motifs mais dans une gamme de couleur différente. Très rapidement j’ai pris conscience que ce n’était pas suffisant, car les formes que l’on rencontre dans les environnements urbains sont beaucoup plus graphiques, remplis de lignes horizontales, verticales et brisées. Le motif devait donc également évoluer et s’adapter à cet environnement. Je me suis amusée à chercher de nouvelles formes en plus des couleurs19. »
12Laurence Dupré utilise des calques pour relever les motifs déjà existants et les faire évoluer en de nouvelles formes. Les camouflages des uniformes polonais que Genesis P-Orridge ramène à cette même époque donnent de nouveaux repères à la styliste française dans ses recherches [FIG. 3] : composées de stries verticales, ces tenues brouillent la vision en faisant disparaître la profondeur et donc la distance qui sépare le regardeur de celui qui porte l’uniforme en se déplaçant. La conception do it yourself des vêtements de Laurence Dupré (calques coloriés de formes recyclées puis modifiées, collages, dessins et textes) coïncide avec le caractère spontané et créatif de l’esprit punk et industriel. Ces recherches impliquent un ancrage concret dans le textile et dans le papier, matérialisant la résistance des membres de Throbbing Gristle qui utilisent au même moment de nombreuses références dans leurs œuvres : images issues de manuels de médecine et de police, livres d’histoire et autres sources. Tout comme Laurence Dupré lorsqu’elle construit le motif des tenues du groupe à partir d’une photographie d’un singe momifié, extraite d’un journal scientifique des années 1950 : « L’idée de reprendre l’image de ce squelette d’animal trouvé lors de fouilles archéologiques et remis au jour a été immédiate, car il était redevenu apparent alors qu’il était camouflé pendant des siècles, et incarnait en même temps pour moi une imagerie que je retrouvais chez Genesis et que j’ai transformée en camouflage20. » Provenant d’un chantier de fouilles, la tête de singe qui avait été enfouie pendant des siècles apparaît à nouveau pour mieux se dissimuler dans les camouflages expérimentaux de vêtements dotés de multiples fonctions.
Fig. 3. Laurence Dupré, tissu de camouflage d’une veste de capitaine de l’armée polonaise, 1980, Polaroid.

© Collection Laurence Dupré.
« United21 » : uniformes non conformes
13L’ergonomie des tenues militaires correspond à l’idée que Laurence Dupré se fait du vêtement ; de son efficacité et de son « adaptation à la vie de celui qui le porte22 ». Cette façon d’envisager la couture lui permet de créer des ensembles adaptés à chaque membre du groupe : Chris Carter, Peter Christopherson, Cosey Fanni Tutti et Genesis P-Orridge portent un uniforme personnalisé, ou plutôt, des « costumes de scène qui font “semblant” d’être du côté de l’invisibilité, de la disparition dans le décor23 » [FIG. 4-5]. La notion de « disparition » se retrouve à l’époque dans l’innovation formelle de certains dispositifs créés par les musiciens industriels. Ces derniers disposent parfois des miroirs en fond de scène lors de concerts, tout en braquant des projecteurs sur les spectateurs afin de les confronter à leur propre image et subvertir les rôles habituellement assignés au public et à l’interprète. Si le groupe disparaît entièrement avec ce dispositif, entre les miroirs et les spots lumineux, les uniformes de Laurence Dupré détournent le principe de dissimulation du camouflage pour créer des vêtements en réalité extrêmement visibles et reconnaissables par les affidés du genre industriel. Le style militariste promu par Throbbing Gristle, visible jusque dans leurs pochettes de disque comme celle du double single « Subhuman » / « Something Came Over Me » (1980) emballée dans une protection en plastique recouverte d’un camouflage militaire24 [FIG. 6], participe en effet à construire les tropes du mouvement ; les fans cherchant à leur tour des motifs de camouflage, des vêtements militaires qu’ils peuvent équiper de badges et de patches à l’effigie du groupe, et autres variations qui rendent « l’uniformité non-uniforme25 ».
Fig. 4. Peter Christopherson, Genesis P-Orridge, Cosey Fanni Tutti et Chris Carter dans leurs tenues de camouflage conçues par Laurence Dupré, 1980, épreuve gélatino-argentique.

© Photographie : Peter Christopherson.
Fig. 5. Laurence Dupré, « Pâle énigme », 1980, collage et dessin pour la conception des uniformes des membres de Throbbing Gristle et de Stan Bingo (Daniel Landin), collaborateur du groupe.

© Collection Laurence Dupré.
Fig. 6. Throbbing Gristle, « Subhuman » / « Something Came Over Me », Industrial Records, 1980, disque 45 tours, pochette et protection en plastique imprimée.

© Throbbing Gristle & Industrial Records.
14Si les principaux acteurs de la scène deviennent soudainement reconnaissables physiquement, les ajustements qu’ils apportent à leurs habits leur octroient une personnalité propre : « Chaque détail permettait à tous de projeter plusieurs identités, de pouvoir être deux choses à la fois : uniforme quand vu comme groupe, et individuellement singulier26. » Le vêtement et les autres accessoires alternatifs deviennent des marqueurs d’appartenance à un genre musical, tout en se démarquant au sein même du mouvement et face aux normes de l’industrie culturelle. Omniprésent dans cette scène, le camouflage consiste moins à cacher le corps qu’à révéler les caractéristiques de la personne qui le porte. Ces motifs protègent dès lors le porteur du monde qui l’entoure, tout en lui rendant sa propre spécificité. Les vêtements de Laurence Dupré agissent ainsi comme des « trompe-l’œil », précise Jean-Pierre Turmel, « nous faisant croire à des costumes militaires destinés à camoufler, alors qu’en réalité ils ont pour fonction réelle d’attirer l’attention et d’affirmer leur unicité. Ils sont le contraire de cette standardisation de l’apparence qu’est l’uniforme. »27 Cette démarche révèle tout le paradoxe du camouflage qui, selon l’historienne des sciences et des technologies Hanna Rose Shell, « désigne aussi bien ce qui se fond dans le décor que ce qui s’en détache28 ». Ce principe est au cœur du projet d’art industriel qui, tout en luttant contre les normes de l’époque par une identité visuelle forte, crée de nouveaux standards à partir de codes qui transitent notamment par une forme d’anti-mode.
*
15Il n’en reste pas moins que ce processus de démarcation rompt à la fois avec les uniformes militaires habituels et avec la mode vestimentaire des années 1970 et 1980, lorsque Laurence Dupré transforme les camouflages de vêtements peu onéreux et dépréciés par une couture élaborée, ergonomique et référencée. Le recours aux écussons, détournés de leur fonction première, en offre un bon exemple. Symbole d’appartenance au corps militaire, une dépossession de l’être au profit d’un statut – le soldat soumis aux décisions de son supérieur hiérarchique –, l’écusson ou patch est utilisé de manière différente lorsqu’il tombe entre les mains des artistes industriels.
16À l’occasion de la préparation du court-métrage Le bunker de la dernière rafale (1981) de Marc Caro et Jean-Pierre Jeunet, le plasticien français Zorïn réalise un travail graphique pour les décors et les uniformes des soldats du film. En complément de ses activités de musicien aux côtés de Ruelgo et Mïrka Lugosi pour les formations Le Syndicat et Entre Vifs, Zorïn produit une œuvre visuelle qui puise ses inspirations dans les formes géométriques de František Kupka. L’héritage du peintre tchèque, en particulier sa série Quatre histoires de blanc et noir (1926), influence les formes que le plasticien français élabore pour inventer des écussons dans un monde paramilitaire inquiétant, tourné en dérision. La tournure postapocalyptique du court-métrage vire en effet au grotesque et annule tout le sérieux que le spectateur aurait pu accorder aux symboles retrouvés dans le film29. Le travail effectué pour ces tenues militaires fictives prolonge la rupture que Laurence Dupré avait formulée avec ses uniformes, puisque les sigles de Zorïn proviennent davantage d’une histoire de l’art repérée – ce qui est d’autant plus évident lorsque l’on prête attention aux liens entre ses sons mécaniques et la série des « Machinismes » de Kupka30 – que d’une fascination pour le cadre militaire et sa hiérarchie pesante. Un cadre problématique à bien des égards lorsque le décorum paramilitaire de la scène industrielle est instrumentalisé par des partis politiques identitaires31.
17L’imagerie martiale se retourne ici, par un regard ironique, contre une forme de pouvoir coercitif que l’ensemble des artistes industriels identifient globalement dans l’emprise psychique et physiologique exercée par les réseaux médiatiques de cette période. Ces quelques exemples de relectures engagées du motif de camouflage diffèrent ainsi des usages que d’autres artistes pourront en faire – Andy Warhol, avec ses patterns camouflés déclinés sous plusieurs formes dès 198632 –, ou des transformations commerciales du même motif dans différents domaines au cours des xxe et xxie siècles33.
Notes de bas de page
1D’après le titre du morceau composé par Throbbing Gristle en 1980 (Industrial Records). Je tiens à remercier Laurence Dupré pour l’entretien que nous avons pu mener autour de son travail et qui a largement contribué à enrichir cet essai, Claus Laufenburg et Jamie Meeks pour le partage d’archives autour d’Austin Osman Spare, les éditions Timeless pour les sources iconographiques, ainsi que Pascal Rousseau et Émilie Hammen pour leur invitation à participer au présent volume.
2Conçu dans un premier temps comme un label indépendant proposant un point de ralliement de la scène punk ouest-berlinoise, tenu par Bettina Köster et Gudrun Gut dès 1979, Eisengrau est ensuite racheté par Blixa Bargeld, pour transformer les lieux en studio d’enregistrement. Le chanteur y vendait vêtements et accessoires ainsi que son magazine de mode Boingo Osmopol.
3Hello! Happy Taxpayers, 1, novembre 1983, p. 23.
4Mathieu Copeland et Hervé Percebois (dir.), Gustav Metzger. Auto-creative Art, Dijon, Les Presses du réel, 2013. Les deux manifestes Auto-Destructive Art, écrits entre 1959 et 1961, ainsi que Machine Art et Auto-Creative Art, constituent l’armature philosophique de la pratique de Gustav Metzger.
5L’auteur et producteur français avait déjà édité le double single du groupe, « We Hate You (Little Girls) » / « Five Knuckle Shuffle » (1979), avec son label Sordide Sentimental.
6Laurence Dupré, « Le camouflage », dans Laurence Dupré, Camouflage, Cugnaux, Timeless Edition, 2018, p. 4-11, ici p. 4.
7Sur le sujet, voir Nicole Zapata-Aubé (dir.), André Mare. Cubisme et camouflage, 1914-1918, cat. expo., Bernay, Musée des Beaux-Arts (1er juin-16 août 1998), Bernay, Musée des Beaux-Arts, 1998 ; Cécile Coutin, Tromper l’ennemi. L’invention du camouflage moderne (1914-1918), Paris, Éditions Pierre de Taillac et Ministère de la Défense, 2015 ; Patrice Alexandre, Jean-Yves Jouannais, Patricia Ribault et Didier Semin (dir.), Art et camouflage (actes de colloque, Beaux-Arts de Paris, 14-15 décembre 2017), Paris, Beaux-Arts de Paris Éditions, 2019.
8Jean de Pierrefeu, « L’histoire du camouflage : la section de camouflage (1915-1918) » [1920], dans Zapata-Aubé (dir.), André Mare, op. cit., p. 25-38, ici p. 25.
9Coutin, Tromper l’ennemi, op. cit., p. 37. Voir aussi Frédéric Thiery, « “La première veste de camouflage de guerre du monde” est inventée par Louis Guingot », Guerres mondiales et conflits contemporains, 227, 2007, p. 7-21.
10Voir Austin Osman Spare, « A New Theory for Camouflage », dans Frank Letchford, From the Inferno to Zos, volume 3. Michelangelo in a Teacup: Austin Osman Spare, Thame, First Impressions, 1995, p. 309-315.
11Henrietta Goodden, Camouflage and Art: Design for Deception in World War 2, Londres, Unicorn Press, 2007, p. 12.
12Voir Nicolas Ballet, « Possession: The Mediumistic Art of John Balance », dans The Art, Music and Writings of Geoffrey Rushton alias John Balance, Friedrichshafen, VOD-Records, 2024, p. 6-10.
13Claire Le Thomas, Racines populaires du cubisme. Pratiques ordinaires de création et art savant, Dijon, Les Presses du réel, 2016, p. 68-69.
14Correspondance avec l’artiste Cosey Fanni Tutti, 6 janvier 2024 : « It was only Genesis that wore military uniforms in the day to day around Hackney. The rest of us did not unless we were in “TG guise”. Chris who wasn’t at all a fan of the militaristic style. » « TG » est l’acronyme de Throbbing Gristle.
15Genesis P-Orridge, « Camouflage et espionnage », dans Dupré, Camouflage, op. cit., p. 78-81, ici p. 78.
16 Dupré, « Le camouflage », art. cité, p. 6.
17Ibid.
18Ibid., p. 8.
19Entretien avec Laurence Dupré, Paris, 20 janvier 2019.
20Ibid.
21D’après le titre du morceau composé par Throbbing Gristle en 1978 (Industrial Records).
22Entretien avec Laurence Dupré, Paris, 20 janvier 2019.
23Dupré, « Le camouflage », art. cité, p. 8.
24Conçue par Chris Carter, cette protection en plastique au motif de camouflage imprimé accompagne également la parution de « Adrenalin » / « Distant Dreams (Part Two) » (1980). Deux ans plus tard, le graphiste et typographe anglais Neville Brody assure la conception visuelle du coffret Five Albums (1982) de Thobbing Gristle, à partir des motifs de camouflage de Laurence Dupré : « J’ai pris les formes brutes et des éléments de son design et je les ai séparés, en les redimensionnant pour créer un effet et une émotion. » Neville Brody, dans Dupré, Camouflage, op. cit., p. 160.
25Genesis P-Orridge, « Camouflage et espionnage », art. cité, p. 79.
26Ibid., p. 80.
27Jean-Pierre Turmel, « Laurence Dupré : évidence invisible », dans Dupré, Camouflage, op. cit., p. 14-23, ici p. 20.
28Hanna Rose Shell, Ni vu, ni connu. Le camouflage au regard de l’objectif, trad. de l’anglais par Jean-François Caro, Bruxelles, Zones sensibles, 2014 [éd. originale 2012], p. 16.
29Les insignes, pochoirs et panneaux inventés par Zorïn amorcent une nouvelle série intitulée « Armes et sigles » (1983), destinée à paraître sous la forme d’un ouvrage qui ne sera jamais été édité.
30Voir Arnauld Pierre, « La musique des machines », dans Brigitte Léal, Marketa Theinhardt et Pierre Brullé, Kupka. Pionnier de l’abstraction, cat. expo., Paris, Grand Palais, Galeries nationales (21 mars-30 juillet 2018), Paris, Éditions de la Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 2018, p. 214-223. Zorïn ira jusqu’à reprendre la planche 14 de Quatre histoires de blanc et noir pour illustrer la pochette de l’album d’Entre Vifs, L’ordre par le bruit (1991).
31Voir Nicolas Ballet, « Symphony for a Genocide. Musiques industrielles et totalitarisme », Marges, 26, 2018, p. 44-59.
32« Warhol a acheté un coupon de treillis camouflé dans un surplus de l’armée, et ce bout de tissu lui donne, en 1986, l’idée de peindre des Camouflages. Il étale sur la toile une couche de couleur vive (rouge, rose), applique trois couches de sérigraphie et repasse les contours du tissu. » Michel Bulteau, Andy Warhol. Le désir d’être peintre, Paris, Éditions de la Différence, 2009, p. 75.
33Voir Francesco Bonami, Maria Luisa Frisa et Stephano Tonchi (dir.), Uniform: Order and Disorder, cat. expo., Florence, Stazione Leopolda (11 janvier-18 février 2001), Milan, Edizioni Charta, 2 000 ; Tim Newark, Camouflage, Londres, Thames & Hudson, 2007.
Auteur
Nicolas Ballet est docteur en histoire de l’art et attaché de conservation au Centre Pompidou. Il consacre ses recherches aux cultures visuelles alternatives, à l’art expérimental, aux sound studies et aux avant-gardes artistiques. Il enseigne l’histoire de l’art contemporain et explore dans ses textes les apports visuels et sonores des contre-cultures et des pratiques artistiques expérimentales. Il est l’auteur de Shock Factory. Culture visuelle des musiques industrielles (Les Presses du réel, 2023), de deux livres sur Genesis P-Orridge et a notamment publié dans Les Cahiers du Mnam, Octopus Notes, Marges, Optical Sound, les Cahiers du CAP et dans la collection « Histo.Art » aux Éditions de la Sorbonne, ainsi que dans des ouvrages consacrés aux œuvres de Nigel Ayers, Zoe DeWitt et The Rita. Il a récemment été le commissaire de l’exposition « Who You Staring At? Culture visuelle de la scène no wave des années 1970 et 1980 » (Centre Pompidou, 2023) et a conçu le programme « Sound Art Live » ainsi que le salon d’écoute de l’exposition « I Never Dream Otherwise than Awake: Journeys in Sound » (Centre Pompidou et West Bund Museum Project Shanghai, 2024). Il mène actuellement un projet de recherche pour le Centre Pompidou sur les perspectives pro-sexe en art, des années 1960 à nos jours.

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