Le tournant queer de la mode en France dans les années 1980-1990
p. 181-201
Texte intégral
1Pour beaucoup, la mode des années 1980 est un concentré d’opulence néolibérale et de pastiche postmoderne, résumé ainsi par l’historien des idées François Cusset : « La décennie 1980 mise sur des enfants sérieux sanglés dans leur blazer, que passionnent d’un air grave les cours de la Bourse1. » Selon les historiens de la mode, il s’agit d’une période de contrastes, oscillant entre le déclin économique marqué par le conservatisme de la fin des années 1970, et les ruptures culturelles du mouvement punk qui créent paradoxalement des modes « plus onéreuses et ostentatoires, phénomène reflétant une préoccupation croissante pour l’argent et l’apparence2 ». La décennie coïncide aussi avec l’émergence des cultural studies qui replacent les mouvements féministes et homosexuels dans ces dynamiques vestimentaires. Dès 1985, Elizabeth Wilson souligne que le mouvement de libération gay américain de la fin des années 1960 a permis de contester les normes de genre, les décennies suivantes : « Il s’agissait de briser toutes les divisions conventionnelles et d’adopter un style de vie révolutionnaire dans lequel l’individualisme était mis à mal3. » Les cultures homosexuelles occupent une place singulière dans cette histoire, comme l’ont révélée en 2013 l’exposition « A Queer History of Fashion » au Fashion Institute of Technology de New York et l’ouvrage publié la même année par Adam Geczy et Vicki Karaminas4.
2L’évolution de la mode LGBTQIA+5 durant la décennie 1980 correspond en France à la diffusion de différents styles vestimentaires qui engendrent de nombreux débats dans la presse. Celle-ci devient un espace de création performatif de l’identité gay et lesbienne, associé à la marchandisation des désirs et des luttes politiques d’émancipation (homo)sexuelle. Si ces groupes marginalisés ont constamment joué de l’écart avec la mode dominante, ils deviennent aussi la source de nouvelles tendances dont la presse se fait l’écho. Des interrogations demeurent sur le sens à accorder à la révélation publique de l’orientation sexuelle (outing) des créateurs de mode, la contestation de l’hétéronormativité, et la visibilité des minorités sexuelles et de genre, avec les stéréotypes qu’elle engendre. Ces enjeux orientent notre compréhension de la mode comme phénomène identitaire souvent clivant, opérant une trajectoire particulière dans le contexte français.
3Aussi s’agit-il de scruter, durant cette décennie 1980, les événements socio-culturels qui ont façonné une mode gay et lesbienne en France, à partir de trois publications : Masques (1979-1985), Gai Pied (1979-1992) et Lesbia (1982-2012). La ligne éditoriale de ces revues révèle d’abord une mise à l’écart de l’univers de la mode, traitée avec suspicion et déférence, puis son introduction progressive dans le sillage de la dépénalisation de l’homosexualité en 1982 et la visibilité publique des gays et des lesbiennes en France6. L’étude attentive de ces corpus fait de l’image un outil performatif de l’émancipation sociale des homosexuels. La visibilité des subcultures gays et lesbiennes, allant de l’identification des codes homosexuels cachés à la normalisation des signes distinctifs (looks macho, butch, clone, folle ou BDSM7), va de pair avec de nouvelles tendances qui touchent l’industrie de la mode parisienne et une autre génération de créateurs comme Thierry Mugler et Jean-Paul Gaultier. La diffusion de ces images et de ces discours de presse alimente en retour une théorie culturelle de la mode, avec l’émergence d’une troisième vague de féminisme associée aux théories queers. Celle-ci défend la construction sociale du sexe et du genre : l’apparence vestimentaire ne va plus être définie par des rôles stricts, mais devient interchangeable en accord avec son propre style.
Les dilemmes d’une mode homosexuelle
4Les histoires de la mode s’accordent à dire que la presse papier constitue un levier important dans le renouvellement des styles et des silhouettes vestimentaires8. La production, la circulation et la diffusion des modèles dans l’espace public participent à l’évolution des expressions identitaires de la mode. Ces dernières sont soumises aux impératifs contradictoires de plaire au lectorat et aux gestionnaires, de suivre les changements technologiques et les événements socio-culturels, invitant la presse à être à l’affût des tendances. Cependant, son étude s’est surtout concentrée sur la presse féminine, de manière marginale sur la presse masculine ou artistique9, mais plus rarement sur la presse LGBTQIA+, notamment en France où le sujet n’a pas été abordé10. Or, l’histoire médiatique des homosexualités françaises opère un tournant majeur à la fin des années 1970, lorsque plusieurs tentatives de publications soumises à la censure politique conduisent à la création de deux titres plus pérennes : les revues Masques et Le Gai Pied créées en 1979, à la diffusion d’abord restreinte, puis élargie en France et à l’international, suivies de Lesbia créée en 1982 et publiée jusqu’en 2012.
5Revue trimestrielle lancée par Jean-Pierre Joecker, issue des comités homosexuels d’arrondissement de Paris (CHP), Masques a pour ambition de contester la respectabilité bourgeoise qui impose aux homosexuels une forme de discrétion. Ses articles traitent de sujets de société et d’actualité liés à la culture, l’histoire et la littérature homosexuelles féminines et masculines, accompagnés d’une iconographie artistique et photographique souvent sans rapport avec le contenu11. Fondé un 1er avril 1979 par Jean Le Bitoux, Le Gai Pied s’inscrit dans cette veine, en digne héritière des organes Fléau social et L’Antinorm du groupe du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR), diffusés entre 1972 et 1974. D’abord mensuelle, puis hebdomadaire, la revue devient Gai Pied Hebdo en novembre 198212. La revue Lesbia est quant à elle lancée en septembre 1982 par Catherine Marjollet et Christiane Jouve, lors d’une fête de Gai Pied, avec pour objectif l’entraide et la visibilité des lesbiennes13. La revue est gérée par une association de bénévoles qui fédère des espaces de rencontres et de soirées non mixtes à Paris.
6Ni Masques, ni Lesbia ne vont couvrir l’actualité de la mode. Masques adopte un format littéraire, avec des textes en pleine page, entrecoupés de photographies d’œuvres classiques et de manifestations du FHAR au sein des premiers numéros. À rebours de la presse féminine, Lesbia s’inscrit dans la veine féministe des années 1970 avec une iconographie assez similaire. La revue s’oriente vers le partage de points de vue et d’expériences communautaires, tout en refusant les diktats de beauté, imposés par la mode et son commerce de l’image hétérosexuée. Comme le souligne Jade Almeida, la ligne éditoriale suit la vision genrée de Monique Wittig, affirmant qu’une lesbienne « N’EST PAS une femme, ni économiquement, ni politiquement, ni idéologiquement. En effet ce qui fait une femme, c’est une relation sociale particulière à un homme, relation que nous avons autrefois appelée de servage, relation qui implique des obligations personnelles et physiques aussi bien que des obligations économiques14. » Évitant la sexualisation des corps, les photographies des couvertures et des articles ne sont pas professionnelles, aucune marque de mode n’est indiquée, et l’absence de maquillage et de retouches expose une vision réaliste de la vie quotidienne lesbienne. À l’opposé des clichés publicitaires, voire pornographiques de la femme objet, Lesbia se réapproprie l’invisibilité des lesbiennes à travers la visibilité militante de ses membres, dont les noms sont diffusés publiquement dans la revue vendue en kiosque, à partir de 1985. À l’image de publications féministes antérieures comme Le Torchon brûle (1970-1973) et Quand les femmes s’aiment (1978-1980) aux textes dactylographiés, il s’agit de mettre en valeur le fait-maison, comme le souligne Catherine de Smet15.
7Dans Le Gai Pied, le rapport à la mode se trouve diamétralement opposé. Dès juin 1979 sont diffusées les premières publicités de sous-vêtements masculins à caractère sexuel en cuir, lycra et latex, vendus dans les boutiques parisiennes Boy’s Cuir, Castro, International Estetic Men (IEM) et Sweet Man. Ces annonces occupent une place centrale dans la revue et proposent d’autres produits comme des jouets sexuels, du lubrifiant et du poppers, substance vasodilatatrice omniprésente en quatrième de couverture. Les premières rubriques « Mode » ou « Pratique » donnent des conseils d’achats de vêtements, sous-vêtements, tenues de sport et accessoires de décoration d’intérieur. Les grands noms de la mode comme Pierre Cardin, Ted Lapidus ou Christian Dior rappellent les revues masculines spécialisées comme Monsieur ou Adam. Le Gai Pied relaie l’actualité de la mode au Salon international de l’habillement masculin (SIHM) de 1980 et celui du prêt-à-porter masculin de la saison suivante en 198116. Les défilés qui y sont organisés offrent une image professionnelle très statique, de face et en pied, des mannequins. Aussi la revue choisit-elle d’accompagner ces clichés d’illustrations en noir et blanc plus en mouvement, avec un graphisme aux bandes roses en aplat [FIG. 1], évoquant « l’explosion visuelle qui marque l’édition contre-culturelle de l’époque17 ». La silhouette virile suit les bouleversements de la mode masculine, suite à la libération gay des années 1970 aux États-Unis, puis en Europe.
Fig. 1. Jacques Feuillère et Nanette, « De tout pour faire une mode », Le Gai Pied, 19, octobre 1980, p. 20-21.

Bibliothèque nationale de France. Photographie de l’auteur.
8La distinction entre les cultures gays et lesbiennes porte aussi sur la sexualité. Il n’y a pas de rubrique spécifique dans Lesbia, mais plutôt des confidences individuelles qui passent par le recours systématique à des portraits de lesbiennes connues et ayant réussi, malgré les embûches, leur vie professionnelle. L’apparence y est peu interrogée, sauf dans le cas d’articles sur le sport qui permettent de donner une image plus incarnée de l’homosexualité. De même, Le Gai Pied cède à l’analyse commerciale des sous-vêtements, en proposant une série photographique multipliant des points de vue homo-érotiques de l’entrejambe masculin [FIG. 2]. Le ton misogyne de l’article du journaliste Claude Lejeune évoque la « toute puissance occulte de la Femme, épouse et mère18 », qui achète pour les hommes et manie la castration symbolique, avec le choix de slips inconvenants ! Tout comme la presse féminine, la nudité constitue un enjeu de l’édition gay, source de censure, de scandale et de détournement par l’imagerie du culturisme19. Présente dans le monde anglo-saxon, la nudité masculine se fraie un chemin en France à partir de 1968 dans les publications de Pierre Guénin comme Olympe, lancée en 1968, puis Jean-Paul, Hommes ou Off, publiées entre le milieu des années 1970 et 199020. Le Gai Pied évite ce type de contenu jusqu’à sa refonte en 1982 et la publication de jeunes gens dénudés en couverture.
Fig. 2. Claude Lejeune, « Des slips et des hommes », Le Gai Pied, 20, novembre 1980, p. 20-21.

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9Le lancement de Gai Pied Hebdo offre à cette occasion un format plus accessible, ce que refuse de faire Lesbia avant de devenir Lesbia Magazine en 1989, coïncidant avec le changement de direction éditoriale et l’arrivée de Catherine Gonnard. Suivant le modèle des newsmagazines comme Elle, Paris Match, L’Express ou L’Observateur, ces titres témoignent d’une « mutation générale à la fois de la présentation grâce à l’adoption du papier couché, du style par la généralisation de la formule du magazine illustré et du contenu par la diversification des rubriques de vie moderne, de conseils, de loisirs21 ». Le journaliste Patrick Cabasset s’occupe majoritairement des rubriques « Modes » de Gai Pied Hebdo, où sont fréquemment cités les marques de prêt-à-porter Thomas Maier, Bjorn Borg, Adolpho Dominguez, ou encore les grands magasins Galeries Lafayette ou Prisunic22. En prévision de la mode de l’été 1986, un constat s’impose face à la diffusion d’une mode ethnique issue des défilés Kenzo, Hermès, Lanvin Sport et Cerutti. La mode gay suit celle de la gent masculine, sans que les hétérosexuels ne se soient pour autant transformés en « gays ou en femmelettes : mais difficile de faire sans les stylistes homosexuels et le monde sans folles [sic]23 ». Le sérieux du reportage tranche avec le ton badin adopté par l’article. Avec les années 1980, les gays deviennent objets et acteurs de la mode consumériste, de nombreux créateurs ayant ouvertement assumé leur homosexualité dans certains cercles artistiques et créatifs plus permissifs. En mars 1980, évoquant l’émission Nuits magnétiques de France Culture, la « Chronique du moi » de Gai Pied résume ainsi la décennie qui vient : « les années 80 sont centrées sur le spectacle, avec la mode24 » et son image qui prime sur le sens. Anne Bony le résume avec justesse : « Jamais décennie n’aura été à ce point et aussi rapidement consciente d’elle-même25. »
10Cette collusion, Gai Pied la valorise à travers deux créateurs de la scène gay parisienne : Jean-Paul Gaultier et Thierry Mugler. Avec un encart publicitaire en quatrième de couverture, le magazine annonce le défilé spectacle de la collection automne-hiver 1984-1985 qui célèbre les dix ans de carrière de Mugler, le 22 mars 1984 au Zénith de Paris. L’article commente sa mode architecturale spectaculaire, avec la silhouette artificielle des Muglerettes qui refuse le naturel des années 197026. Son allure masculine est quant à elle plus militaire et futuriste. L’entretien accordé l’année suivante par le créateur dessine les contours d’une esthétique gay : « l’homme de l’an 2000 sera coiffé, maquillé, bijouté27. » La théâtralité cinématographique de la mode de Mugler, marquée par son passé de danseur, impose une forme de virilité en dialogue avec le passé. Le styliste prône un éclectisme de la vulgarité propre à la décennie 1980. À la question de savoir identifier l’homme du futur, Mugler l’envisage sur le ton du « sublimement beau », associé à la grâce et à l’héroïsme qui font converger les deux vestiaires vers l’unisexe.
11L’implication de Jean-Paul Gaultier dans Gai Pied est plus importante, avec différents entretiens et un concours de mannequin pour participer au défilé du créateur, lancé par la revue en 198728. Créée en 1976, la marque Jean Paul Gaultier s’est rapidement diversifiée pour inclure des lignes Hommes, Accessoires et Public plus abordables. Le créateur l’évoque en rappelant le rôle du Mouvement de libération des femmes (MLF) et d’autres groupes féministes qui a permis aux femmes comme aux hommes de jouer de leur statut d’objet sexuel : « Maintenant, on ne leur impose plus un rôle. Elles le choisissent consciemment. En face, les garçons, grâce à l’égalité qui s’est formée sur certains plans, ont aussi découvert qu’ils pouvaient séduire29. » Les hommes assument selon lui pleinement leur sensibilité féminine pour séduire, jetant un trouble ambigu entre les frontières identitaires de genre :
Aujourd’hui, le besoin de séduire, loin des notions d’homosexualité, est je crois très présent chez les jeunes. Des tas de garçons, pas du tout comme ça, que je connais, jouent le jeu à fond, en portant des boucles d’oreilles, en mettant des vêtements très colorés. C’est avec eux que j’ai le plus de facilité à faire passer, par exemple, un bandeau de dentelles ou une tenue qui pourrait paraître invraisemblable. […] Par contre, mais ce n’est qu’une parenthèse, des jeunes qui sont peut-être plus concernés par le « propos gai » et qui s’assument parfois mal, se sentent eux, plus mal à l’aise dans certains vêtements30.
12Loin d’adhérer à l’esthétique unisexe, Jean-Paul Gaultier explique privilégier le neutre dans le choix de tissus identiques aux deux vestiaires, fait défiler les hommes et les femmes ensemble, et commercialise des collections interchangeables en boutique31. À la fin des années 1980, Gai Pied Hebdo suit le renversement annoncé par le créateur des codes vestimentaires, avec l’annonce d’une ligne lingerie incluant le corset, longtemps confiné au vestiaire du xixe siècle, composée de matières nobles (jersey de coton, lycra dentelle, satin lycra, voiles transparents ou résille)32. Cette anti-mode venue d’usages populaires se retrouve dans un « slip safe 33 » en jersey de coton, proche d’un modèle en caoutchouc vendu selon l’article dans les boutiques gays. La banalisation de la vie homosexuelle et sa médiatisation à travers le prêt-à-porter constituent un point de tension entre deux visions de l’homosexualité : la résistance face au consumérisme des années 1980, contre la dilution identitaire au sein des normes de genre hétérosexuelles.
Stéréotypes des modes gays et lesbiennes
13La période coïncide aussi avec une remise en cause des stéréotypes de la butch lesbienne et de la folle efféminée gay des décennies précédentes, liés au militantisme des années 1970. Les lesbiennes féministes semblent rejeter ces codes de reconnaissance visuelle et gestuelle, car ils « étaient perçus comme une imitation du schéma répressif homme-femme de la société patriarcale34 ». Aussi, selon Adam Geczy et Vicki Karaminas, les gays se réapproprient l’apparence virile, pour mieux contester l’efféminement des décennies précédentes. Dès janvier 1980, Dominique Robert alerte du risque de dilution du style de vie gay35. Inspiré de la pensée foucaldienne et des théories critiques de Jean Baudrillard qu’il cite en préambule, le journaliste en tire une conclusion pessimiste. La musique disco et son temple nocturne consumériste ont littéralement mis en boîte la libération des gays au « rayon des supermarchés de la drague. Le corps gay devient un objet partiel hypostasié, le mythe dernier d’une éthique de la consommation. Il est irrémédiablement compromis et mêlé aux fins de la production comme support à la consommation, comme principe d’intégration psychologique librement consenti, et comme stratégie politique de contrôle social36. » La mode devient le langage de l’annihilation répressive qui réduit les gays à devenir des signes visuels et médiatiques interchangeables.
14Ce constat, la revue Masques l’énonce en 1985 dans son dernier numéro spécial Année 80. Mythe ou libération, avec une réflexion critique sur la mode et la publicité. Selon Michel Lhomme, la décennie a scellé la fin d’une culture homosexuelle du placard et les débuts d’une sexualisation consumériste des corps. Ce mouvement de visibilité et de médiatisation a son revers : l’explosion du secteur commercial dans lequel la mode s’est engouffrée. L’image triomphante du « clone » dans les publicités, macho viril à la moustache et au crâne rasé, portant le cuir et sentant le poppers, a remplacé celle de la folle efféminée, victime honteuse et drôle des films à succès. Devenu objet mythologique barthésien, le gay normalise la sexualisation du corps social et devient une marchandise. Cette « esthétique du torse »37 correspond à l’image fragmentée des corps qui font vendre, sort auparavant réservé aux femmes que critique Lesbia. « L’habillement masculin devient […] une ouverture manifeste à un champ de désir38 », avec ses codes longtemps restés cachés et confinés aux groupes marginaux, à présent dévoyés par la photographie de mode. Il faut accepter la frivolité, au risque de perdre tout sens du militantisme des décennies précédentes.
15Le tournant consumériste de la mode homosexuelle marque le mitan de la décennie, signe de la fin des idéologies de gauche post-mai 68 et du vide politique occupé par la consommation. Au cinéma, Alain Sanzio regrette le déclin de l’imaginaire antique de l’éphèbe, la disparition de la folle efféminée, à l’attitude provocante, et du modèle de la lesbienne Jules39. Le renforcement des stéréotypes hétérosexistes, comme le clone, cow-boy musclé venu des États-Unis, et la lesbienne, devenue une femme comme les autres, marque l’acceptation sociale des homosexuels. La diffusion dans les publicités des « images lesbiennes »40, faisant du sport ou déshabillées dans une salle de bains, impose l’homosexualité comme un argument positif de vente. Selon Évelyne Le Garrec de Lesbia, ces images stéréotypées font finalement se refermer les espoirs déçus des machines désirantes deleuziennes des années 1970. Le récit émancipatoire des luttes gays et lesbiennes se fracasse contre le mur de la réalité consumériste des années 1980, dont le simulacre expose à la fois la vacuité et sa force persuasive.
16Comme un chant du cygne, ce dernier numéro de Masques invite la rédaction de Gai Pied Hebdo et de Lesbia à témoigner du tournant frivole des images à la mode. Face au débat sur l’homosexualité considérée comme objet ou sujet médiatique, Jean Fougeray propose une troisième voie qui a conduit le comité de rédaction de Gai Pied Hebdo, composé de Gérard Vappereau, Franck Arnal et Hugo Marsan, à encadrer l’impétuosité politique de Jean Le Bitoux41. Le tournant de la rigueur éditoriale de 1982 voulue par les gestionnaires coïncide avec Gai Pied Hebdo, dont les rubriques « Modes » et « Consommation » offrent en couverture le spectacle d’un « beau mec »42, destiné à plaire aux anciennes générations. Il s’agit de concurrencer l’expansion de la presse gay, à partir du modèle états-unien, qui culmine avec le magazine Samouraï, dont le premier numéro en 1982 contient des pages « Modes », avec en couverture le visage souriant de la photographie peinte par les artistes Pierre et Gilles43, mais aussi le magazine Gay International (GI) lancé en 1984 par l’entrepreneur David Girard, alors à la tête d’un empire commercial des loisirs et de la nuit gay à Paris44.
17Le modèle commercial de Lesbia émane, de son côté, de l’équilibre précaire mis en place par le réseau associatif des membres de la revue, en accord avec la militance des années 1970. Il s’appuie sur la discussion collective et la critique qui autorise des voix discordantes. La rédactrice en chef Christine Jouve évoque, dans ce même dernier numéro de Masques, la nécessité de résister aux sirènes de la vente commerciale, avec l’absence de publicités, non par choix, mais en raison des difficultés à intéresser les annonceurs – les lesbiennes auraient moins d’argent à dépenser. Selon elle, la presse homosexuelle est à cette période aux mains des hommes gays ou hétéros, car explique-t-elle, « nous sommes des femmes homosexuelles qui conjuguent l’oppression des femmes et des homosexuels45 ». Refuser les publicités permet aussi de témoigner d’un « melting-pot lesbien d’individuelles46 » qui répond à la difficulté de s’identifier en société comme lesbienne. La polémique suscitée par le dossier « Le look lesbien » en 1984, évoquée dans Masques, interroge les limites de cette identification sociale. La valorisation d’un look Jules masculin, dont le terme disparaît progressivement au profit de butch, sous influence médiatique américaine, renforce les stéréotypes de genre où les lesbiennes ont été assignées. Selon Muriel Goldrajch, le recours à cette identification témoigne du fait que la « féminité représente pour nous un ensemble de valeurs violemment rejetées, la soumission à l’ordre des hommes et l’intégration d’un rôle et d’un comportement dévalorisant. D’où notre volonté de nous démarquer de cette image, par le vêtement et l’apparence extérieure. » Aussi ajoute-t-elle : « S’il existe un look lesbien, ce que chacune est bien en peine d’affirmer et surtout de définir clairement, il doit être perçu comme le résultat d’une démarche d’identification consciente à un groupe social, véhicule ses propres valeurs, reconnues en tant que telles. »47
18Le courrier des lectrices vient contester cette identification unilatérale des lesbiennes à l’allure butch, au profit d’apparences individuelles hors des stéréotypes imposés. D’autres rapports plus subjectifs sont envisagés dans un dossier intitulé « Profession : séductrice ». Certes, ils répondent à des normes morales imposées aux femmes mais, avec l’« imagerie lesbienne », s’ouvre un éventail d’identifications moins stéréotypées : « […] que les inconditionnelles de la femme-femme et celles de la garçonne se rassurent, la séductrice peut être soit hyper-féminine, soit une androgyne raffinée. Désolée pour les adeptes du jean-baskets, ces ornements sont incompatibles avec le titre. »48 Pour illustrer l’article, Lesbia s’appuie sur l’ambiguïté wildienne du film Dorian Gray im Spiegel der Boulevardpresse (1984) d’Ulrike Ottinger, représentée par l’allure androgyne du mannequin Veruschka, mais aussi de l’imaginaire gay marin, avec la photographie d’une femme portant brassière et berret d’Agnès Fardeau [FIG. 3]. La difficulté reste pour les lesbiennes de se reconnaître dans une apparence masculine, comme le constate Brigitte Langlet en 1988. Les lectrices préfèrent voir dans le magazine des images de femmes à l’allure « hybride49 », marquée par l’indéfinissable, l’asexuée et l’hors-norme. Le vêtement ne doit pas constituer selon elle une revendication politique, mais bien une liberté de choix – ou de non-choix. Ce positionnement éditorial annonce ainsi l’émergence d’une mode lesbienne androgyne qui refuse les codes de visibilité dominants, oscillant entre les stéréotypes de la lipstick lesbian féminine et de l’allure butch.
Fig. 3. La rédaction, « Dossier. Profession : séductrice », Lesbia, 42, septembre 1986, p. 20-21.

Bibliothèque nationale de France. Photographie de l’auteur.
19La contestation des stéréotypes est plus ténue dans Le Gai Pied, qui relaie dès mai 1980 le phénomène macho associé là aussi à l’américanisation de la société française. Influencée par le féminisme, l’allure bisexuelle des années 1970 a été remplacée par une vision traditionnelle du « profil macho [qui] annule l’insécurité, colmate l’inquiétude50 ». La radicalité de l’apparence est au service de la rentabilité affective du sexe pour le sexe, qui est initié selon Claude Lejeune par ce nouvel ordre identitaire. L’image accompagne l’esthétique du désir brut, à travers l’usage de photographies homo-érotiques en noir et blanc ou en aplats monochromes, typiques de la presse underground. Elle se retrouve dans les pages de Gai Pied Hebdo de mars 1985 consacrées à la scène cuir, dont les photographies d’hommes moustachus, casquettes et pantalons en cuir, contrastent avec la lettrine ornementale en rose du titre de la revue et la police Glaser Stencil Neo Futura plus martiale du numéro spécial « Le phénomène macho » de mai 1980. Dans les photographies, notamment celles de Patrick Sarfati, les accessoires (casquette, bracelet à clou, chemise à carreaux et bandanas portés dans la poche arrière du denim) servent à souligner la musculature et à suggérer l’activité sexuelle. Ces contrastes visuels codifiés témoignent du besoin d’atténuer la frivolité vestimentaire jugée féminine. Comme le conclut l’article de Claude Lejeune : « Les cuirs sont des écorchés vifs, c’est pour ça qu’ils s’habillent avec une autre peau, pas pour faire joli51. »
La synthèse de la décennie 1980 et le tournant queer de la mode
20Face à la contestation des identifications masculines et féminines, d’autres phénomènes culturels renforcent l’ambiguïté de genre qui conduit au tournant queer de la mode des années 1990. Déjà présente dans Lesbia, au sujet d’artistes femmes, l’esthétique androgyne du masque vénitien marque les couvertures de Masques [FIG. 4]. Composée à l’origine d’hommes et de femmes, la rédaction mixte de la revue rappelle que les « premiers numéros prenaient soin d’équilibrer […] les représentations masculines et féminines, en choisissant la solution de l’androgyne. Mais ce neutre a rapidement viré au masculin sous toutes ses coutures, avec tous les poncifs du genre depuis la statuaire grecque… jusqu’au mauvais goût plâtrier du nazi A. Breker52. » De même, en 1984, Gai Pied Hebdo relate le phénomène de l’androgyne musical de cette période. Patrick Rognant y décrit les différents looks des mouvances néo-romantiques inspirés du xixe siècle : les artistes Boy George, Michaël Jackson, Annie Lennox ou Grace Jones s’inspirent de la génération de 1972, David Bowie, Alice Cooper, Sparks et Roxy Music en tête53. Les photographies de pleine page en noir et blanc, issues des backstages, des groupes Christian Death ou Gene Loves Jezebel, soulignent l’ambiguïté du style camp et kitsch des années 1960 : « Ils incarnent une nouvelle masculinité qui rejoint la follitude plutôt que le machisme des vrais groupes gays : Queen, Frankie. En cela, ils rejoignent un demi-monde rock maquillé et poseur qui se généralise à tout un jeune public bisexuel et surtout sexuel. Cela n’implique pas d’être gay54. »
Fig. 4. Couverture, Masques. Revues des homosexualités, 25-26, 1985.

Gallica.bnf.fr / Bibliothèque nationale de France.
21Face à la diversité des identifications gays et lesbiennes de la mode, la presse française se met au diapason des approches culturelles inspirées des États-Unis. À partir de la fin 1980, Lesbia utilise le symbole mobilisateur de la double Vénus, mais garde une charte graphique sobre qui privilégie le texte sur l’image. À l’inverse, Gai Pied Hebdo s’inscrit dans la veine des magazines Actuel ou Façade, qui ont comme modèle Interview lancé par Andy Warhol et Gérard Malanga en 196955. Avec Magazine publié entre 1981 et 1985, le journaliste Didier Lestrade reprend ce format américain au graphisme audacieux et au contenu artistico-culturel associé à l’univers des célébrités56. Si les premières moutures de Gai Pied ne signalaient pas le coordinateur de la maquette, c’est à partir d’avril 1983 qu’est engagé Mistigris, un proche de Didier Lestrade57. Similaire à celle de Magazine, la mise en page efficace et les photographies en noir et blanc se retrouvent dans la première histoire du look gay des décennies 1950 aux années 1980 que proposent Didier Lestrade et Luc Coulavin en 1988. S’inspirant d’une histoire culturaliste des homosexualités, les deux journalistes rappellent que « l’apparence a toujours été un symbole d’oppression, de célébration ou de fierté58 ». La révélation des codes secrets vestimentaires s’inscrit selon eux sur fond de guerre culturelle entre les États-Unis et l’Europe. Au fil des décennies, le look a accompagné la lente marche des fiertés.
22La sémiotique gay, initiée par le projet de l’artiste américain Hal Fischer en 197759, propose une relecture des codes signifiants du vêtement à travers l’image de mode. Dans les années 1950, cette sémiotique suit la dissimulation du dandysme vestimentaire venu d’Europe, remplacée la décennie suivante par les pratiques juvéniles de la subculture des Mods, du surf et des yé-yé qui ont contribué selon les journalistes à féminiser la société. Avec la libération sexuelle des années 1960, les gays « réalisent qu’ils peuvent s’acheter une identité, un look, des signes de reconnaissance60 ». Au fil des pages, les photographies de célébrités musicales et du cinéma accompagnent la révélation publique de leur homosexualité (outing) codifiée par l’allure. Le glamour européen décadent et esthétisant marque la décennie 1970, jusqu’au choc pétrolier et les années sourdes du pré-punk, en attente de l’année 1977, moment charnière de la mode. Cette date correspond à la pleine visibilité des modes de vie homosexuels et à leur marchandisation, en écho direct avec la publication de la fameuse étude des subcultures du sociologue britannique Dick Hebdige en 197961. Ce dernier souligne que les médias de masse et l’industrie de la mode s’associent pour mieux digérer, réguler et diffuser la transgression des styles vestimentaires et musicaux des subcultures, au sein des sociétés consuméristes occidentales. Prises entre punk et disco, rébellion artistique et hédonisme consumériste, les subcultures gays adoptent le look normatif et moins subversif du clone (chemises à carreaux de bûcherons, jeans 501, chaussures Roots ou Rangers, bombers verts, moustaches, sweatshirts à capuche et Ray Ban) et se retrouvent dans des lieux de liberté sexuelle (San Francisco, Fire Island ou Mykonos).
23La décennie 1980 correspond-elle aux « années multi-sexe62 » de la sémiotique gay, où le secret laisse place à la visibilité commerciale, jusqu’à l’arrivée du VIH/sida ? La diversification des looks clones, cuirs et jeunes de cette période (badges, boucles d’oreilles et bretelles, chaussures Doc Martens et casquettes de baseball, denims déchirés et flat-tops) ralentit avec l’épidémie qui touche la communauté. Ces modes identificatoires jugées péjoratives poussent les gays à célébrer une forme de conformisme moins visible et transgressive. D’autres communautés non blanches, jusque-là rendues peu visibles dans la presse, vont alors émerger à travers le phénomène musical et culturel du voguing, décrit dans les colonnes de Gai Pied Hebdo en 1989, puis de Libération l’année suivante63. Dès 1988, Didier Lestrade se rend à New York documenter différents bals de transsexuels (femme queens) et de travestis (butch queens) de la communauté noire gay et portoricaine souvent très pauvre, soumise au double rejet des gays blancs et des noirs hétéros. Ces fêtes sont rythmées par des compétitions de drag queens et kings réunis entre tribus dites des « maisons », dont les noms proviennent de la haute couture (House of Yves Saint Laurent, House of Chanel ou House of Dupree). Révélées au grand public par la styliste blanche Patricia Fields lors du bal House of Fields en septembre 1988, ces pratiques subculturelles associant la musique et la danse à la performance sur scène permettent de récolter des fonds pour lutter contre le sida.
24Documenté ensuite par Jennie Livingston dans le film Paris Is Burning (1990), avant son ingestion commerciale par Madonna, le phénomène drag alimente la théorie queer de l’essai Trouble dans le genre (1990) de Judith Butler, portant sur la performativité de genre. S’inspirant de l’étude Mother Camp (1972) de l’anthropologue Esther Newton, la philosophe américaine démontre que les jeux de rôle dans ces performances révèlent les constructions sociales de genre, pour mieux subvertir l’essentialisme supposé des identités masculines et féminines : « en imitant le genre, le drag révèle implicitement la structure imitative du genre lui-même – ainsi que sa contingence64 ». Les photographies reproduites dans Gai Pied Hebdo de Chantal Regnault [FIG. 5], rare journaliste témoin du phénomène, rendent compte de ces formes d’imitation performative, de ce qu’est être une femme ou un homme selon les magazines de mode comme Vogue. Le reenactment des gestes et des positions exagérés sur scène reprennent aussi d’autres formes chorégraphiées issues de la danse house et de la gestualité des mouvements de tai-chi ou de kung-fu. Comme le souligne Didier Lestrade, le « vogueing recèle tous les ingrédients du phénomène de mode incompréhensible en France. Si les Français n’ont pas été capables de saisir le concept acid ou le gag new-beat, faut-il croire qu’ils vont comprendre le vogueing, une danse que les New-Yorkais ont mis vingt ans à élaborer et qui n’est qu’un style de vie homosexuel65 ? » La diffusion de ces modes coïncide ainsi avec d’autres codes visuels plus transgressifs, dont se réclament de manière cyclique les communautés gays et lesbiennes.
Fig. 5. Didier Lestrade, « Let’s vogue », Gai Pied Hebdo, 386, septembre 1989, Spécial Moschino, p. 70-71.

Bibliothèque nationale de France. Photographie de l’auteur.
25Le tournant queer de la mode de la fin des années 1980 correspond bien à la diffusion de modes de rue issues des subcultures contestataires LGBTQIA+, par le biais des médias de masse, des théories queers et, à terme, de l’industrie de la mode – notamment les collections de stylistes comme Jean-Paul Gaultier. Cependant, comme le regrette Didier Lestrade, ce processus de visibilité risque de faire à nouveau disparaître la force subversive des identités minoritaires, au profit d’un individualisme médiatique. Ces phénomènes complexes ne vont finalement pas être traités par Gai Pied Hebdo ou Lesbia. L’article de Didier Lestrade restera sans véritable écho, ce dernier quittant la presse pour créer en 1989, avec Luc Coulavin et Pascal Loubet venus de Gai Pied Hebdo, Act Up-Paris afin de participer à la lutte contre le VIH/sida66. De son côté, Lesbia délaisse ces nouveaux processus identitaires de la troisième vague féministe queer que sont la lesbienne chic, la lipstick lesbian et le drag king venus des États-Unis. En refusant de diffuser la mode censée vampiriser les codes de la féminité, souvent blanche et à haut revenu, se cache un regard essentialisant sur la construction culturelle de la féminité et sur le plaisir pris à consommer ces images. Comme le souligne Reina Lewis, la « mode a peut-être plus facilement la possibilité de procurer du plaisir aux hommes homosexuels, pour qui leur intérêt pour la mode est encore souvent codé comme transgressif, que pour les lesbiennes, dont beaucoup ont vécu la mode comme une voie vers la conformité hétérosexuelle67 ».Au moment où s’opère la pink economy – la commercialisation des styles de vie homosexuels –, la presse spécialisée des années 1990 va repenser les systèmes de fonctionnement du regard et du plaisir homosexuel, en déjouant constamment les catégories de genre et leur dépassement nécessaire.
*
26L’étude de la presse française homosexuelle de l’époque a révélé une décennie charnière, celle des années 1980 où les succédanés des luttes émancipatrices se sont dissous dans un processus marchand symbolisé par la mode. D’abord gardées secrètes sous le joug de la censure et de la dissimulation, ces modes gays et lesbiennes opèrent un virage consumériste, avec les looks butch et macho rendus visibles dans Gai Pied et Lesbia. Avec la revue Masques, hermétique à ces tendances, les débats les plus incisifs sur le sujet ne permettent finalement pas de contenir la lame de fond qui conduit l’identité gay et lesbienne à s’intégrer à la sexualisation généralisée des corps télématiques. Le début des années 1990 annonce la fin des looks identitaires sur fond d’épidémie du VIH/sida, au profit des anti-modes grunges et technophiles issues des univers artistiques et musicaux, bientôt réintégrées au système de la mode68. Or, le tournant queer de la mode des années 1990 essaime d’autres enjeux culturels issus des subcultures, comme la mixité raciale et les identités trans*, attendant d’être redéployés quelque vingt ans après, au rythme des cycles saisonniers des modes et des tendances. Quand les apparences ne peuvent plus être décodées, alors l’identité disparaît pour mieux se diffuser plus largement.
Notes de bas de page
1François Cusset, La décennie. Le grand cauchemar des années 1980, Paris, La Découverte, 2006, p. 10.
2Valerie Mendes et Amy de La Haye, La mode depuis 1900, Paris, Thames & Hudson, 2011 [1re éd. 2000], p. 223-224.
3Elizabeth Wilson, Adorned in Dreams: Fashion and Modernity, New York, Macmillan, 2003 [1re éd. 1985], p. 201 : « There was to be a general breaking down of all conventional divisions, and a revolutionary lifestyle in which individualism would be smashed ».
4« A Queer History of Fashion: From the Closet to the Catwalk », Museum at Fashion Institute of Technology, New York, 13 septembre 2013-14 janvier 2014, et son catalogue dirigé par Valerie Steele ; Adam Geczy et Vicki Karaminas, Queer Style, Londres, Bloomsbury, 2013. Voir aussi Annamari Vänskä, « From Gay to Queer—Or, Wasn’t Fashion Always Already a Very Queer Thing? », Fashion Theory, 18/4, 2014, p. 447-463 (DOI 10.2752/175174114X13996533400079, consulté le 30 septembre 2024).
5Le sigle LGBTQIA+ désigne les minorités sexuelles et de genre par les termes suivants : lesbienne, gay, bisexuel.le, trans*, queer et intersexe, et asexuel.le, le + incluant d’autres variantes des identités de genre et d’orientation sexuelle.
6Sur ce sujet, nous nous référons principalement aux ouvrages de Jacques Girard, Le mouvement homosexuel en France : 1945-1980, Paris, Syros, 1981 ; Frédéric Martel, Le rose et le noir. Les homosexuels en France depuis 1968, Paris, Point, 2008 ; Massimo Prearo, Le moment politique de l’homosexualité. Mouvements, identités et communautés en France, Lyon, PUL, 2014.
7Le sigle BDSM désigne un ensemble de pratiques sexuelles et contractuelles impliquant la douleur et la mise en scène sexuelle par les termes suivants : bondage et discipline, domination et soumission, sado-masochisme.
8Voir Djurdja Bartlett, Shaun Cole et Agnès Rocamora (dir.), Fashion Media: Past and Present, Londres, Bloomsbury, 2013 ; David Gauntlett, Media, Gender and Identity: An Introduction, Londres, Routledge, 2002.
9Voir notamment Vincent Soulier, Presse féminine. La puissance frivole, Paris, L’Archipel, 2008 ; Françoise Tétart-Vittu, « Prescripteurs de tendances : les journaux de mode, xviie-xxe siècles », dans Damien Delille et Philippe Sénéchal (dir.), Modes et vêtements. Retour aux textes, Paris, INHA et MAD, 2020, p. 42-45.
10À l’exception de l’article de sémiologie des discours d’Anthony Mathé, « Sémiologie de l’icône gay. Les paradoxes du genre », Communication & Langages, 177/3, 2013, p. 93-109.
11Voir le site de la revue, pour son historique : https://www.revuemasques.fr/Historique.html/Historique-naissance.html (consulté le 30 septembre 2024).
12Voir Thomas Dupuy, Tant et si peu, l’homosexualité il y a 30 ans. Les années “Gai Pied”, 1979-1992, Paris, Éditions des Ailes sur un tracteur, 2014 ; Hussein Bourgi (dir.), Jean Le Bitoux, passeur de mémoire, 1948-2010, Lyon, Mémoire active, 2010 ; Elias Noël, La fabrique du fantasme. Du journal au magazine : Le Gai Pied en image de 1979 à 1992, mémoire de master 2 en histoire de l’art, sous la direction de Damien Delille, université Lumière Lyon 2, 2024. Je remercie Elias Noël de nos échanges pour se repérer dans les numéros de la revue.
13Voir Jade Almeida, Étude de contenu de la presse lesbienne. Lesbia Magazine, de 1982 à 2012, mémoire de master 2 en histoire, sous la direction de Pascal Ory, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2015.
14Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Balland, 2001, p. 63, cité dans Almeida, Étude de contenu de la presse lesbienne, op. cit., p. 274.
15Catherine de Smet, « Sur le front graphique. Notes sur la fabrique visuelle de quelques revues homosexuelles des années 1970 et du début des années 1980 », dans Nicolas Liucci-Goutnikov (dir.), Over the Rainbow. Autres histoires de la sexualité dans les collections du Centre Pompidou, cat. expo., Paris, Éditions du Centre Pompidou, 2023, p. 105-112.
16Nanette Stair Novicci, « Toilettes pour hommes », Le Gai Pied, 12, mars 1980, p. 28 ; Jacques Feuillère et Nanette, « De tout pour faire une mode », Le Gai Pied, 19, octobre 1980, p. 20-21.
17Smet, « Sur le front graphique », art. cité, p. 107.
18Claude Lejeune, « Des slips et des hommes », Le Gai Pied, 20, novembre 1980, p. 20-21.
19Voir mon article « “Art ou kitsch ?” Homoérotisme sportif et culture visuelle dans les revues francophones d’après-guerre », Apparence(s), 10, 2021 (https://doi.org/10.4000/apparences.2860, consulté le 30 septembre 2024).
20Voir Claude Lejeune, « Guénin l’obstiné », Le Gai Pied, 37, avril 1982, p. 21 ; Pierre Guénin, La gay révolution : 1920-2006, Saint-Étienne, Cosmo éd., 2006.
21Voir Christian Delporte, Claire Blandin et François Robinet, Histoire de la presse en France, xxe-xxie siècles, Paris, Armand Colin, 2016, p. 214.
22Patrick Cabasset, « Mode d’été 86 : la victoire en collant ! », Gai Pied Hebdo, 186, 21-27 septembre 1985, p. 22-26.
23Ibid., p. 23.
24La rédaction, « Chronique du moi », Le Gai Pied, 12, mars 1980, p. 9.
25Anne Bony (dir.), Les années 1980, Paris, Regard, 1995.
26« Thierry Mugler : 10 ans de carrure », Gai Pied Hebdo, 111, mars 1984, p. 38-39.
27Patrick Cabasset, « Thierry Mugler l’homme-opéra. Entretien », Gai Pied Hebdo, 189, octobre 1985, p. 56-57 et suiv.
28Patrick Cabasset, « Concours mannequin Jean Paul Gaultier », Gai Pied Hebdo, 255, janvier 1987, p. 40-41.
29Patrick Cabasset, « Mode : Jean-Paul Gaultier l’enfant terrible. Entretien », Gai Pied Hebdo, 115, avril 1984, p. 24-25. Ces enjeux sont commentés à la même époque dans l’ouvrage pionnier, mais peu commenté, de Marylène Delbourg-Delphis, La mode pour la vie, Paris, Autrement, 1983.
30Cabasset, « Mode », art. cité, p. 25.
31Ces aspects sont peu commentés dans le catalogue de l’exposition itinérante du créateur, Thierry-Maxime Loriot (dir.), Jean-Paul Gaultier : au Grand Palais, cat. expo., Paris, Réunion des musées nationaux-Grand Palais, 2015.
32Patrick Cabasset, « Dessous chocs », Gai Pied Hebdo, 383, août 1989, numéro spécial Jean-Paul Gaultier, p. 59-62.
33Ibid., p. 60.
34Adam Geczy et Vicki Karaminas, « Queer Style », dans Véronique Pouillard et Vincent Dubé-Senécal (dir.), The Routledge History of Fashion and Dress, 1800 to the Present, Londres, Routledge, 2023, p. 483 : « Many feminists lesbians rejected the strictly coded butch-femme culture of the 1920s, 1940s, and 1950s because they were seen to mimic the repressive male-female binary of patriarchal society. »
35Dominique Robert, « La transhumance de l’homo consumans », Le Gai Pied, 10 janvier 1980, p. 21-22.
36Ibid.
37Michel Lhomme, « L’esthétique du torse », Masques. Revue des homosexualités, 25-26, 1985, p. 216-219.
38Ibid., p. 217.
39Alain Sanzio, « Splendeurs et misères des gais 80… Une page de tournée », Masques. Revue des homosexualités, 25-26, 1985, p. 54-65.
40Évelyne Le Garrec, « Images lesbiennes », Masques. Revue des homosexualités, 25-26, 1985, p. 68-70.
41Jean Fougeray, « La presse gay : rédaction ou fonds de commerce », Masques. Revue des homosexualités, 25-26, 1985, p. 100-102.
42Jean Le Bitoux, « Grandeur et décadence de la presse homosexuelle », Masques. Revue des homosexualités, 25-26, 1985, p. 75-81.
43La rédaction, « Devanture », Samouraï, 1, novembre 1982, p. 4-9.
44Voir Martel, Le rose et le noir, op. cit., p. 256. Voir en particulier le reportage télévisuel « Gay bizness » de l’émission Moi je, Antenne 2, 8 janvier 1986 (https://www.ina.fr/ina-eclaire-actu/video/cpb86002866/gay-bizness, consulté le 30 septembre 2024).
45Christine Jouve, « Lesbia 86 : Quitte ou double », Masques. Revue des homosexualités, 25-26, 1985, p. 92-94.
46Ibid., p. 95.
47Muriel Goldrajch, « Le look lesbien », Lesbia, 20, septembre 1984, p. 7 et suiv.
48La rédaction, « Dossier. Profession : séductrice », Lesbia, 42, septembre 1986, p. 16-22 et suiv.
49Brigitte Langlet, « Vous avez dit Monsieur ? », Lesbia magazine, 60, avril 1988, p. 22-24.
50Claude Lejeune, « Le phénomène macho », Le Gai Pied, mai 1980, 14, p. 1-2.
51Ibid.
52Collectif, « Masques en crise », Homophonies, 21-22, juillet-août 1982, p. 26, cité dans Smet, « Sur le front graphique », art. cité, p. 111-112.
53Patrick Rognant, « Les maigres bêtes de la nuit », Gai Pied Hebdo, 116, avril 1984, p. 30-33.
54Ibid., p. 31.
55Voir Antje Krause-Wahl, « Andy Warhol’s Inter/VIEW—Arbiter of (Queer) Style », Fashion Theory, 20/1, 2016, p. 51-80 (DOI 10.1080/1362704X.2015.1077654, consulté le 30 septembre 2024).
56Voir le site de Didier Lestrade qui recense toute l’activité du magazine : https://www.didierlestrade.com/archives/magazine/ (consulté le 30 septembre 2024) et son autobiographie portant sur les années 1980 : Didier Lestrade, Kinsey 6. Journal des années 80, Paris, Denoël, 2001.
57Ibid., p. 188.
58Didier Lestrade et Luc Coulavin, « 50 60 70 80. 1950-1988. Histoire du look gai », Gai Pied Hebdo, 321, décembre 1988, p. 24-35, ici p. 25. Voir Jonathan N. Katz, Gay American History. Lesbians and Gay Men in the U.S.A.: A Documentary, New York, Thomas Y. Crowell Company, 1976 ; Mark Thompson, Gay Spirit: Myth and Meaning, Amherst, Lethe Press, 1987.
59Hal Fischer, Gay Semiotics: A Photographic Study of Visual Coding among Homosexual Men, San Francisco, NFS Press, 1977.
60Lestrade et Coulavin, « 50 60 70 80 », art. cité, p. 30.
61Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style, Paris, Zones, 2008 [éd. originale 1979].
62Lestrade et Coulavin, « 50 60 70 80 », art. cité, p. 33.
63Didier Lestrade, « Let’s vogue », Gai Pied Hebdo, 386, septembre 1989, Spécial Moschino, p. 68-73 ; Didier Lestrade, « La vogue vogueing », Libération, 24 août 1990, p. 24-26. Voir aussi Didier Lestrade, « Le renouveau du voguing », dans Jérémy Patinier (dir.), Strike a pose. Histoire(s) du voguing, Paris, Éditions des Ailes sur un tracteur, 2012, p. 5-18.
64Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005 [éd. originale 1990], p. 261.
65Lestrade, « Let’s vogue », art. cité, p. 72.
66Voir Franck Fontenay, « Act Up, la colère et l’action. Entretien avec Didier Lestrade et Pascal Loubet », Gai Pied Hebdo, 385, septembre 1989, p. 24-25.
67Reina Lewis, « Looking Good: The Lesbian Gaze and Fashion Imagery », Feminist Review, 55, été 1997, p. 92-109 : « Fashion, perhaps, has an easier potential to provide pleasure for gay men, for whom an interest in fashion is often still coded as transgressive, than for lesbians, many of whom experienced fashion as a route to heterosexual conformity. »
68Voir Colleen Hill et Valerie Steele, Fashion in the 90’s: Reinvention & Restlessness, New York, Rizzoli, 2021.
Auteur
Damien Delille est maître de conférences en histoire de l’art contemporain à l’université Lumière Lyon 2. Ses travaux portent sur les arts, les cultures visuelles et matérielles au passage du xxe siècle et dans les pratiques contemporaines, à partir des intersections entre les études de genre et des masculinités, la théorie queer et l’histoire des sexualités. Il prépare un ouvrage avec Nicole Pellegrin sur les rapports entre mode et genre du Moyen Âge à nos jours.

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Le fond de l’œuvre
Arts visuels et sécularisation à l'époque moderne
Émilie Chedeville, Étienne Jollet et Claire Sourdin (dir.)
2020
L’architecte et ses modèles
Intentions, connaissance et projets à la période contemporaine
Jean-Philippe Garric (dir.)
2021
L’église microcosme
Architecture, objets et images au Moyen Âge
Philippe Plagnieux et Anne-Orange Poilpré (dir.)
2023