Entretien avec Olivier Saillard
p. 169-179
Note de l’éditeur
Propos recueillis par Émilie Hammen
Texte intégral
Quels ont été vos premiers contacts avec les mondes de la mode, en tant qu’étudiant puis à l’orée de votre carrière ?
Je suis venu à Paris, vers le milieu des années 1980. J’avais fait des études d’histoire de l’art à Montpellier et après une maîtrise tournée vers l’analyse des arts contemporains, je voulais y faire mon DEA (Diplôme d'études approfondies). Mais je savais que pointait, l’année d’après, le service militaire. Je n’avais pas été réformé et j’avais décidé de faire une objection de conscience. J’avais donc contacté deux institutions : le service de communication de Beaubourg et puis Pierre Provoyeur qui était directeur du musée des Arts de la mode. Il m’a reçu et j’ai signé !
C’était à la fois un vœu de me retrouver dans un musée et mais aussi un peu inespéré car je ne savais vraiment pas quoi faire de ces deux années que je ne voulais pas gaspiller. Je dois vraiment beaucoup à Pierre Provoyeur que le destin me permet de retrouver car il a récemment intégré le board de la Fondation Azzedine Alaïa que je dirige aujourd’hui.
Même si je venais déjà à Paris avant, notamment pour travailler les étés, j’étais fasciné – moi, le provincial – par les Halles. C’était vraiment le quartier où tout se passait, et cela s’étendait jusqu’à la rue Étienne Marcel, où il y avait les boutiques de Yohji Yamamoto, de Comme des Garçons. À Montpellier, d’ailleurs, à l’université Paul-Valéry, j’avais consacré mon mémoire de maîtrise aux affinités de l’art et la mode. Cela paraît aujourd’hui un sujet un peu convenu… mais à l’époque, il n’y avait vraiment pas beaucoup d’étudiants intéressés par cela, ni beaucoup de professeurs qui l’autorisaient.
J’étais très naïf à mon arrivée à Paris : je pensais qu’en poussant la porte d’une boutique, j’allais rencontrer le créateur en personne ! J’étais allé chez Comme des Garçons, chez Yohji [Yamamoto], chez Jean-Paul Gaultier qui était galerie Vivienne. C’était là un sanctuaire pour tous les gens qui adoraient la mode contemporaine. Et je leur avais demandé s’ils avaient des documents à me donner, des photos… On m’avait répondu qu’il fallait quand même faire une demande au service presse. Ils ont tous été très gentils, et m’ont donné ce qu’ils avaient sous la main. Et notamment chez Comme des Garçons, j’ai eu ce magazine, Six, qui était vraiment très étonnant et orignal. J’étais vraiment tombé dans un autre monde. Et c’était en réalité très cohérent de passer de l’étude des mouvements artistiques contemporains aux créateurs japonais directement. Ils n’étaient pas pris par toutes ces questions d’étalagisme, ils ne voulaient pas de mannequins et de vitrines. Il y avait dans leurs boutiques une certaine relation à la galerie d’art. Je me souviens très bien chez Comme des Garçons, rue Étienne Marcel, il y avait trois vêtements à plat, sur des socles. C’était tout, très énigmatique et plus proche de l’art contemporain que de la mode. Cela m’avait beaucoup rassuré en même temps que cela m’a ouvert un territoire.
Jean-Paul Gaultier, lui, avait pour habitude de mettre sur l’une des vitrines qui donnait dans la galerie Vivienne un écran qui retransmettait ses défilés. Il y avait en conséquence toujours cinq ou six étudiants ou adorateurs de la mode devant qui le regardaient. Je me souviens très bien que, travaillant au musée des Arts décoratifs, avec une amie, Véronique Belloir, nous partions déjeuner à la cantine de la Bibliothèque nationale et nous regardions la vidéo chez Jean-Paul Gaultier. Nous devions probablement voir cent fois la même. Et nous adorions tout !
On a perdu de vue le caractère iconoclaste de Gaultier particulièrement à cette époque. Il faisait un pont entre l’esprit japonais, l’esprit punk, une couture à la française et surtout une grande démocratisation des idées. Ses défilés condensaient mille idées qu’il contredisait avec esprit.
Quand je suis arrivé au musée, il y avait une conservatrice qui m’a appris beaucoup : Nadine Gasc. Elle ne s’habillait qu’en Helmut Lang et Yves Saint Laurent. C’est une chose ! Elle avait des avis péremptoires et snobs sur tout. Je me souviens qu’elle m’avait dit, « on va te déniaiser : la mode ce n’est pas ce qu’on voit. » La haute couture était mal en point, mais Yves Saint Laurent était tout de même au-dessus du panier. Et si je suis honnête, je ne le comprenais pas. J’étais allé voir un de ses défilés avec elle à l’hôtel Intercontinental. Quand on était jeune, il était difficile d’apprécier à sa juste valeur l’académisme d’Yves Saint Laurent, au moment où on vivait, simultanément, la révolution des créateurs japonais. Ce ne fut qu’ensuite que je compris la rupture qu’avait opérée le couturier.
Une expo m’avait justement beaucoup marqué. « A Un » d’Issey Miyake aux Arts décoratifs [FIG. 1]. C’était fondateur. Pour quelqu’un qui avait étudié l’histoire de l’art, c’était très important de voir qu’un créateur avait des attitudes similaires à un artiste et qu’il n’était pas gêné avec le format de l’exposition de mode que tout le monde voyait en réalité comme un cimetière des idées. Un purgatoire des idées passées. Issey Miyake revendiquait haut et fort que l’exposition de mode – et depuis longtemps – avait une place et une valeur. Et peut-être plus encore que le défilé, car cela permettait de voir le vêtement longtemps. Je me souviens être rentré dans la nef des Arts décoratifs. Il y avait tous ces mannequins de fil de fer. C’était la première période de Miyake, pas encore les Pleats Please. Tout ce travail de la matière, toute cette recherche. Et les mannequins chuchotaient ! Le visiteur était ainsi au cœur du dispositif et c’étaient les œuvres exposées qui étaient à la place des visiteurs. Je pense que c’est l’une des plus belles, l’une des plus justes expositions de mode encore à ce jour. Il en a fait d’autres, à l’étranger mais aussi en France, dont celle majeure de la Fondation Cartier [« Making Things », en 1998-1999]. Je continue de penser qu’Issey Miyake est celui qui s’est vraiment le mieux emparé de ce format-là.
Fig. 1. Exposition « Issey Miyake : A Un », musée des Arts décoratifs, Paris, 1988.

Et aux Arts décoratifs que vous aviez rejoint, on assistait alors aux premières expositions de mode.
En effet, il y eut d’abord « Moments de mode » [FIG. 2], une exposition que je referais certainement si j’étais directeur d’un musée parce qu’elle posait beaucoup de principes scéniques. Par exemple, les mannequins [invisibles] qu’Azzedine Alaïa a conçus sont la suite de « Moments de mode ». Daniel Cendron avait moulé des corps avec des robes, et il y avait ainsi toute une série de créations de Madeleine Vionnet ou d’Elsa Schiaparelli qui flottaient dans l’air. C’était très habile et théâtral ! Les photographies que David Seidner avait réalisées pour le catalogue sont, à mon sens, les plus belles qui existent dans cette catégorie de vêtement en nature morte. C’est un incroyable catalogue d’exposition et, à ce jour encore, un modèle. Cela m’avait ouvert la tête, les idées.
C’était lié aux débuts de ces expositions de mode ? Vous pensez que c’était une forme d’expérimentation ?
Oui, sans doute. Issey Miyake, par contre, avait déjà franchi quelque chose bien avant les autres. De par son travail sur le vêtement qui se suffisait à lui-même.
« Moments de mode », cette grande exposition inaugurale du musée des Arts de la mode, d’une certaine manière c’est aussi une carte blanche, le début d’un nouveau modèle ?
Oui, une grande carte blanche. Les Arts décoratifs avaient réuni un collectif prestigieux de commissaires, de décorateurs… c’était dans les espaces que Jacques Grange venait de refaire. Si on veut être un peu critique, l’exposition était un peu « très jolie », un peu trop « polie » C’étaient des tableaux, un peu dans l’esprit d’une Exposition universelle, pour séduire.
Mais c’était aussi et surtout la première fois que je voyais des vêtements anciens ! Je me souviens, les Vionnet, les Schiaparelli, les Poiret et les Chanel, beaucoup de chapeaux… Cela donnait un répertoire pour l’avenir.
Mais n’y avait-il pas aussi ce désir très fort de faire de la mode un art au sens de beaux-arts, dans ce nouveau musée ?
Absolument, il y avait un désir tellement puissant de faire de la mode une statue équestre, à l’égal des autres arts. Il y avait beaucoup de socles ! Et c’était aussi la sanctification des noms. C’était la volonté du musée des Arts de la mode, qui était né de la volonté de Jack Lang de faire une institution consacrée aux expressions artistiques de la mode. Le nom du musée a changé ensuite…
Et finalement, cette réflexion sur les corps était, je pense, au fond pour eux une solution décorative. Très différent donc d’Issey Miyake.
Mais donc dans ce contexte, ça demeurait évident pour vous que Jean-Paul Gaultier et les Japonais faisaient la mode du moment ?
Oui, et d’ailleurs je me souviens bien d’une chose justement : Nadine Gasc, qui recevait toutes les invitations de défilés, elle allait donc toujours voir Saint Laurent, mais Gaultier elle ne voulait pas – c’était à La Villette, c’était loin ! Les défilés à la Cour carrée du Louvre étaient alors un peu tous similaires dans leur mise en espace – un podium, des filles très maquillées, des photographes autour. Et Jean-Paul Gaultier, c’était vraiment différent. Il a vraiment créé quelque chose dont on parle bien plus aujourd’hui avec l’inclusivité, la célébration de toutes ces différentes formes de beauté. Il le faisait sans le dire, et c’était très nouveau.
De l’autre côté Yohji [Yamamoto] et Comme des Garçons, c’était comme une douche froide au sens strict du terme. Les filles étaient pieds nus. On avait l’impression qu’elles sortaient d’une pluie battante. Et dans le silence. C’était plus cérémonieux.
Pourquoi était-ce alors si évident que c’étaient ces créateurs qu’il fallait regarder ? Est-ce que la presse de mode a joué un rôle dans leur mise en avant ?
Il y avait en effet la presse qui était très leader – j’ai surtout en tête Marie-Claire bis et Jardin des modes qui étaient alors vraiment très dénicheurs. Vogue, pour être honnête, ce n’était pas vraiment ce qu’on regardait à cette époque, car c’était très loin de cette idée de contemporanéité. Il y avait, dans les pages des premiers, un habile mélange entre des marques « annonceurs » qui sentaient que si elles étaient présentées autour de jeunes créateurs, cela les servait. Il y avait comme une tectonique des plaques qui favorisait les uns et les autres.
Ces modes ont tout de suite trouvé leur public ?
Oui, en ce milieu des années 1980, on était tout de même tous en noir, tous en habits larges ! Tous à la japonaise !
On n’en avait pas forcément les moyens, mais on était habillés « à la manière de… » Il y avait aussi une manière de « faire du Gaultier » car ces créateurs n’inventaient pas seulement des formes et des couleurs, mais aussi des gestes.
Les écoles stylistiques étaient très différentes, c’était possible dans la rue de voir les adhésions des uns et des autres. Les Japonais étaient beaucoup plus un phénomène de rue qu’on ne pense… Ce noir qui a envahi les villes. La coiffure aussi avait son importance. Il y avait une forme de paupérisation de la mode qui m’a toujours plus convaincu sur ses intentions créatives.
Dans ce contexte, est-ce que l’on commençait à voir l’espace du musée comme un nouveau dispositif d’expérimentation et de réflexion sur la mode ? Un lieu pour penser le contemporain ?
Non, car hormis Issey Miyake qui l’avait très bien compris, quand on demandait aux créateurs de venir au musée, ils refusaient tous. Cela leur faisait peur ! Ils ne voyaient l’exposition de mode que sous l’angle rétrospectif. Pourtant, je défendais bien auprès d’eux le fait qu’un artiste contemporain qui fait une exposition fait le point sur son travail et non sur son chemin de création en totalité…
Mais il y avait eu aussi très récemment l’exposition d’Yves Saint Laurent au Metropolitan Museum à New York [en 1982], ensuite celle à Paris, au musée des Arts de la mode [en 1986]. Et on disait que ça l’avait enfermé un peu dans une forme de musée vivant… Cela a aussi souligné cet enjeu nécessairement rétrospectif. C’est à ce moment que j’ai pensé qu’on devrait pouvoir montrer, dans une exposition, une seule collection, et non justement, de manière presque exhaustive, l’œuvre d’une vie. J’ai eu l’opportunité de le faire, longtemps après, avec la collection « Mariage » de Comme des Garçons1. Trente modèles qui fonctionnaient comme un ensemble, comme une installation cohérente et autonome.
Fig. 2. Catalogue de l’exposition « Moments de mode », musée des Arts de la mode, Paris, 1986.

Mais cette fameuse exposition de Diana Vreeland organisée au Metropolitan sur les vingt-cinq années de création d’Yves Saint Laurent, vous l’aviez reçue comment ?
Je ne comprenais pas pourquoi on disait que Vreeland faisait des belles expositions ! J’étais sans doute aussi très effronté. C’était pour nous alors juste une forme de grandeur, où peintures, objets d’art et vêtements haute couture conversaient selon des règles décoratives conventionnelles. Alors, certes, c’était le début de quelque chose, quelqu’un qui regardait le patrimoine à valoriser autrement. Mais formellement pour moi à cette époque, je trouvais cela dépassé. Tous les sujets liés au corps, à l’absence du corps étaient soigneusement évités.
Il faut vraiment reconnaître à Yves Saint Laurent d’avoir osé venir dans les musées. D’avoir testé, et si Pierre Bergé ne l’avait pas encouragé aussi, on en serait peut-être encore à exposer seulement un patrimoine ancien.
Il y avait aussi cette idée de se refuser à exposer un créateur dont la marque était encore en activité. Et je ne le comprenais pas… Quand on voyait le contexte de l’art contemporain, les grandes expositions de Jeff Koons et ses œuvres en vente dans les galeries, cela ne posait de problème à personne !
Et vous êtes ensuite, en 1995, nommé à Marseille. Vous venez donc avec toutes ces idées, mais aussi certaines frustrations ?
Oui, je travaillais à Paris avec les équipes à la préfiguration du futur musée de la Mode et du Textile quand Bernard Blistène [alors directeur des musées de Marseille] m’a approché. Il a demandé à ce que l’on se rencontre. Je me souviens bien, j’étais en kilt – c’était la période Gaultier, on mettait des kilts sur les jeans. Je ne pense pas qu’aujourd’hui on me recruterait, habillé comme ça ! C’était aussi une occasion de lui dire que l’un des premiers projets que j’aurais à cœur de mener serait une exposition sur la mode masculine. Elle était alors très négligée, comme le parent pauvre de l’histoire du vêtement.
J’étais déjà très tourné vers le morbide à l’époque, je considérais le musée comme un endroit très morbide, peuplé de dépouilles. On recevait des donations, d’anciennes clientes de la couture par exemple qui se délaissaient de leurs garde-robes avec beaucoup de tristesse et de mélancolie. Et on recevait aussi beaucoup de la part de personnes qui étaient mortes du sida. Je souhaitais que, si on exposait un de leurs vêtements, on ne taise pas leur histoire. Mais dans ce contexte de la fin des années 1990, les musées étaient encore un peu hésitants.
Ce format défunt du vêtement était trop présent pour être ignoré. Ce passage de la vie, à l’exposition… il fallait que les expositions reflètent cela, et pas juste joliment.
J’avais vraiment ça à l’esprit, quand je suis devenu conservateur à seulement 27 ans, grâce à Bernard Blistène.
Mais c’était sans doute précisément ce qu’il recherchait. Car dans ce nouveau musée de la Mode à Marseille quand vous arrivez, vous découvrez quoi ?
Un musée tout neuf ! Une architecture de Jean-Michel Wilmotte. C’était Catherine Örmen qui l’avait ouvert mais qui devait partir. Maryline Vigouroux, directrice de l’Espace Mode Méditerranée, était très active.
Ma première exposition ici même fut consacrée à Edmonde Charles-Roux et à son parcours en qualité de rédactrice de mode à Vogue [FIG. 3]. J’ai peint les murs en gris. J’ai décidé de suspendre les mannequins, car j’avais un vrai ras-le-bol des mannequins unijambistes partout. Des bustes Stockman gainés de gris. Les vêtements flottaient. Il y avait la garde-robe d’Edmonde, celle de sa mère. Des photographies de toutes les collaborations qu’elle avait initiées – notamment avec Guy Bourdin. Et surtout des magazines. Dès le début, j’étais déterminé à ne pas juste montrer les photographies extirpées des magazines, mais bien le support magazine. Il a fallu la convaincre, mais c’était essentiel pour justement parler des « années Vogue ». C’était la première exposition que j’ai réalisée entièrement seul, sans être frustré, et déjà sur un modèle scénographique simple.
Fig. 3. Catalogue de l’exposition « Edmonde Charles-Roux. Les années mode », musée de la Mode, Marseille, 1995. © Maison Mode Méditerranée.

Cette exposition était une commande, mais ensuite, quelle est la première exposition que vous pensez entièrement ?
C’était « L’homme-objet » [en 1996], sur l’histoire de la garde-robe masculine des années 1940 à aujourd’hui. Je me souviens que nous avions peu de moyens, et donc j’avais demandé à une amie photographe, Babeth Montagnier, des portraits de garçons dans la ville [FIG. 4]. En fonction des physiques, on allait leur associer des tenues qui étaient hippies, zazoues ou classiques… Un cintre, un portrait du garçon, une silhouette vestimentaire…
Je me souviens que beaucoup de monde était venu… les modèles et tous leurs amis. Cela se terminait par une carte blanche – et j’en étais très fier – [au créateur belge] Walter Van Beirendonck qui avait souhaité présenter ses créations sur des mannequins que nous avons dû peindre en vert pomme.
Fig. 4. Élisabeth Montagnier, « L’homme-objet », musée de la Mode, Marseille, 1996. © Maison Mode Méditerranée.

C’était proche du moment où Walter Van Beirendonck avait monté son exposition à Rotterdam au musée Boijmans van Beuningen ?
Oui, je regardais avec intérêt ce qu’il se passait à Rotterdam. Martin Margiela avait fait son exposition avec les vêtements et les moisissures2. Et je m’étais dit : « Enfin ! Une exposition de mode qui est un espace d’expérimentation ! »
Mais donc précisément dans votre cas si particulier, qu’est-ce que vous regardiez, qu’est-ce qui vous inspirait ? Vous aviez finalement peu de modèles de musées de mode pour vous guider…
Une chose m’a tout particulièrement marqué, c’est la Biennale de Florence en 19963. Elle m’avait vraiment ouvert l’esprit. Je me souviens de Jean-Paul Gaultier qui avait mis des vêtements sur les écorchés du musée [d’histoire naturelle] de la Specola : tout était rempli de fleurs, de plumes. Très à l’abandon, très baudelairien.
Il y avait des choses plus académiques, plus dispendieuses, mais je me souviens très bien aussi de Margiela qui avait fait une installation plus théorique sur la trace, sur le pas… Et Helmut Lang et Jenny Holzer : il n’y avait aucun vêtement, juste les poèmes de Holzer. Je me suis, là aussi, dit : « Enfin ! » Je me suis senti en communauté d’esprit, chez moi.
Il y avait plein d’autres choses, par exemple sur le Belvédère, toute une série de vêtements de Lucio Fontana… Ou encore Anne Demeulemeester – qui avait dit : « je ne vais pas exposer de vêtements mais je vais collecter toutes les bagues des gens que j’aime. » Et elle avait conçu un grand mur en cercle avec toutes ces bagues enfermées.
Ces créateurs qui pensaient le souvenir, l’intime… qui ne voulaient pas nécessairement exposer ce qu’ils venaient de faire. Je m’étais dit : « C’est ça que je veux faire, et pas autre chose ! »
En 2000, après ces années à Marseille et ces nombreuses expositions, vous retournez à Paris ?
Oui, d’abord pour diriger le département de mode contemporaine de Galliera. Catherine Join-Diéterle, qui en était la directrice, me l’avait proposé. Et quand je suis arrivé, je me suis dit : « Quelle erreur ! » J’ai compris que j’allais faire une exposition tous les trois ans peut-être alors que j’en faisais quatre par an à Marseille. Mais c’est aussi là que j’ai commencé à écrire des poèmes sur le vêtement, à partir de tout ce que je pouvais trouver dans la presse qui n’était pas de mode. Donc plutôt à usage de faits divers. Je les imprimais moi-même sur des post-it blancs, puis je les envoyais à des gens… J’avais besoin de faire, de réaliser de mes mains quelque chose.
Puis Béatrice Salmon des Arts décoratifs m’a contacté et m’a proposé de devenir responsable de la programmation des expositions de mode. Je n’ai pas hésité un instant. Je me souviens avoir tout de suite mis tout le musée en blanc, un vrai white cube, après toutes ces expositions sombres. Car 50 lux [d’éclairage, pour assurer la conservation des textiles] dans le blanc, ce n’est pas 50 lux dans le noir. Nous avons inauguré une exposition intitulée « Couturier superstar » [en 2002] sur le statut du couturier, de fournisseur à rock star. J’ai fait moi-même la scénographie, encouragé par Béatrice Salmon. C’était très simple, avec des tréteaux.
Et juste après, nous avons proposé à Viktor & Rolf de célébrer leurs dix ans de création4. Leur mode, en un sens, c’était beaucoup des gestes manifestes. Cette fameuse collection en 2004, entièrement sur le mannequin Maggie Rizer qu’ils habillaient successivement de tous les vêtements. Ou à l’image aussi de leur parfum… qui ne s’ouvrait pas ! Et je dois dire que mon goût de la performance s’est également confirmé avec eux. Surtout, ils n’ont pas eu peur du musée ! Ils ont compris qu’il s’agissait d’un point sur un travail, et non seulement du caractère rétrospectif de l’exposition. Et ils ont tout changé, après eux tous les autres créateurs qui refusaient ce passage sont venus…
Notes de bas de page
1« Comme des Garçons White Drama », exposition d’Olivier Saillard aux Docks, Cité de la mode et du design, Paris (Palais Galliera hors-les murs), 13 avril-28 octobre 2012.
2Voir à ce sujet l’entretien avec Chris Dercon dans ce volume.
3« Il tempo e la moda / Looking at Fashion », Biennale de Florence, sous le commissariat de Germano Celant, Luigi Settembrini et Ingrid Sischy, 21 septembre-15 décembre 1996.
4« Viktor & Rolf par Viktor et Rolf. Première décennie », musée des Arts décoratifs, Paris, 8 octobre 2003-25 janvier 2004.
Auteurs
Émilie Hammen est professeur junior en histoire de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, titulaire de la chaire Fashion Heritage. Elle enseigne également dans le parcours « Théorie et pratique de la mode » en partenariat avec l’Institut français de la mode. Ses travaux portent sur l’histoire de la mode, notamment dans une approche historiographique, de ses rapports aux autres pratiques artistiques à son processus de patrimonialisation. Elle coordonne par ailleurs différents projets de recherche et publications collectives interrogeant la culture matérielle et l’histoire des techniques de la mode et des vêtements. Sa thèse intitulée L’idée de mode. Une nouvelle histoire a paru aux éditions B42 en 2023. Elle a également dirigé un numéro de la revue Perspective, actualité de la recherche en histoire de l’art (Institut national d’histoire de l’art), intitulé Mode(s).

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Le fond de l’œuvre
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