Introduction
p. 9-22
Texte intégral
J’hésite toujours à dire quand est née la mode contemporaine. Je ne sais pas si elle est née avec Courrèges ou si elle n’est pas née avec Gaultier et les Japonais… J’hésite… L’art contemporain, on sait très bien le qualifier par exemple…1
1Dans l’entretien qu’il nous a accordé pour le présent volume, le commissaire d’exposition Olivier Saillard, dont le travail oscille entre différents formats, des salles de musées aux performances, fait écho à une question posée par Giorgio Agamben : qu’est-ce que le contemporain2 ? Manifestation exemplaire du présent, la mode n’en échappe pas moins aux apories de la périodisation, à ce malaise que nombre d’historiens de l’art n’auront eu de cesse de souligner dans leurs récentes approches historiographiques3. Mais le besoin de découper, de disqualifier vêtements et apparences révolues ne s’est sans doute pas fait sentir de manière aussi exemplaire que dans ces quelques décennies qu’Olivier Sailland évoque ici. Courrèges qui crée depuis le système de la haute couture un corps radicalement nouveau dès la décennie 1960 ouvre une brèche, celle dans laquelle pourront s’engouffrer une quinzaine d’années plus tard Jean-Paul Gaultier, représentant s’il en est d’une mode punk française, et à sa suite Yohji Yamamoto et sa compatriote Rei Kawakubo, tous deux venus du Japon à Paris. Mais si, pour reprendre les vues d’Agamben, le problème posé ici relève d’une impossible mise à distance, les indices sont nombreux pour acter dans ces décennies un tournant, une bascule. En premier lieu, la transition d’un modèle industriel à un autre où le paradigme du grand couturier, forgé un siècle plus tôt au nom d’un devenir-art de la mode, se voit remplacer par celui du créateur – tout aussi artiste mais opérant avec les outils du prêt-à-porter et les enjeux d’une consommation étendue à la société dans son ensemble. Hypothèse propice à circonscrire les débuts d’une période distincte, cette césure se lit aussi comme un moment suspendu, un contre-jour ou encore un black-out avant que le nouveau millénaire ne témoigne d’un autre temps fort. Entre de ces deux supposés âges d’or, se profilent autant d’alternatives et d’expérimentations à travers lesquelles la mode se réinvente.
Penser le contemporain
2En considérant cet entre-deux, cette « obscurité du présent4 » qu’Agamben assimile au contemporain, le numéro 16 de la collection « Histo.Art » fait de la mode un objet rétrospectif et réflexif. Il ne prend pas le parti de dresser un bilan des études de la mode et de leur extension disciplinaire – ce bilan a été notamment fait dans un récent numéro de la revue Perspective5 – mais privilégie plutôt une analyse historique de leurs récents développements. Au cours des années 1980 et 1990, l’affirmation créative – et résolument subversive – des grands centres occidentaux, traditionnellement consacrés capitales de la mode, va de pair avec une analyse critique du système même qui les a consolidés. « Expérimentales », « conceptuelles »6, ces « pratiques critiques de la mode »7 sont le signe d’un positionnement liminal, « at the edge » comme le démontrait le célèbre essai de Caroline Evans paru en 2003 et tout récemment réédité8. Ponctué par une série d’entretiens qui forment une archive orale pour une histoire proche sur laquelle rebondir au présent, l’ouvrage réunit huit contributions qui considèrent spécifiquement le contexte français, souvent moins étudié dans ses marges et scènes alternatives, au cours des deux décennies marquées dans un cadre politique singulier par de nombreuses expérimentations créatives, économiques et sociales9. Elles conjuguent à la fois la reconnaissance artistique et institutionnelle de la mode, sa montée en puissance dans le champ culturel et médiatique, sa spectacularisation grandissante sur des podiums toujours plus scénarisés, son lien de complicité aux protocoles d’un « art contemporain » cherchant à se dissoudre dans un « état gazeux »10 résistant aux frontières catégorielles et aux hiérarchies formelles du modernisme ; mais aussi, dans un mouvement conjoint et parallèle, la mise en place d’un discours critique qui donne voix et reconnaissance à des plateformes de production, de circulation et de réflexion plus alternatives, périphériques ou contre-culturelles, volontiers plus réticentes à l’effet de visibilisation de masse et à son corollaire médiatique, le phénomène de starification d’une nouvelle génération de stylistes, adossée à une industrie du luxe en pleine expansion. La mode comme un espace de transformation et de subversion.
3C’est l’articulation de ces deux mouvements, plus ou moins contradictoires dans leur façon de négocier la montée en puissance de la mode comme phénomène culturel global et matriciel, que nous souhaitons analyser ici. Les deux dernières décennies du xxe siècle sont en outre marquées par une série d’expositions et de publications qui, par certains rapprochements entre art et mode, favorisent un processus de légitimation culturelle de la mode dont l’histoire reste encore à construire. Si nombre de ces initiatives ont pu reposer sur de simples parallèles formels entre des objets de mode et des productions artistiques, d’autres, rencontrant le propre espace critique de l’art contemporain, ont été l’occasion d’investir un cadre conceptuel plus fécond : la mode comme matérialisation des goûts, comme outil des politiques identitaires et surface d’expression des apparences et des appartenances, plateforme de visibilité communautaire des minorités. L’ambition du présent volume consacré à ces espaces critiques de la mode est de procéder à un inventaire partiel de ces initiatives dans le contexte français, qui ne se comprennent pleinement qu’au croisement des récits et outils de l’histoire culturelle et sociale de l’art et de la mode. Une occasion également de placer en vis-à-vis des grands courants de pensée de l’art contemporain, mobilisés autour des notions de relation, de production et de construction des subjectivités, une génération de designers de mode qui en alimentent et en reflètent l’esprit mais aussi ses contradictions.
4Si le choix a été fait de s’arrêter sur ces deux décennies, c’est non seulement parce qu’elles méritent un nouvel éclairage que les archives écrites et visuelles permettent désormais de consolider, mais aussi parce qu’elles incarnent, à l’envi, ce que l’histoire culturelle, inspirée par les années 1880-1890 qui ont vu naître le concept d’avant-garde, qualifie d’esprit « fin-de-siècle » sans savoir s’il s’agit bien d’une fin, d’une rupture, d’une transition ou d’un éternel recommencement. La mode des années 1980-1990, et tout particulièrement dans le cadre parisien, constitue une parenthèse entre la fin du modèle dominant de la haute couture et la financiarisation du secteur qui donnera naissance à l’industrie du luxe que l’on connaît aujourd’hui. Une période qui confirme la montée en puissance du prêt-à-porter, selon des cadres et des modèles encore expérimentaux et abstraits des logiques actuelles du marché, des enjeux d’une mondialisation accrue des échanges. Mais par-delà ces logiques de changement d’échelle capitalistique, la mode connaît aussi un moment de transition, à travers ce que Roberta Shapiro a pu nommer « artification » pour « désigner le processus de transformation du non-art en art, résultat d’un travail complexe qui engendre un changement de définition et de statut des personnes, des objets, et des activités11 ». Comme si le champ de la mode et ses divers flux d’agentivité connaissaient simultanément un développement industriel et culturel, sur un possible malentendu entre assimilation et résistance, à l’encontre même des poncifs de l’esprit d’avant-garde12 empruntés à une histoire élitaire du modernisme en art qui avait, pour partie seulement, servi la cause de son artification.
5Pour marquer symboliquement ce processus d’artification, deux couvertures de la revue américaine Artforum servent en quelque sorte de bornes chronologiques. En 1982, Ingrid Sischy et Germano Celant retiennent une photographie d’une récente création d’Issey Miyake, créateur japonais installé à Paris [FIG. 1]. Dans leur éditorial rédigé à quatre mains, ils s’interrogent sur la façon dont l’art moderne trouve son public : « En partie, ce numéro entend considérer la création artistique qui conserve son autonomie lorsqu’elle intègre la culture de masse à la faveur des frontières troubles de l’art et du commerce, et qui participe de la multiplicité de l’art populaire13. » Soulignant la nécessité de sortir des rigidités du schéma moderniste, en particulier par le jeu de déstabilisation des hiérarchies culturelles – ce que le Musum of Modern Art (MoMA) de New York, le temple du modernisme, avait déjà esquissé dans la fameuse exposition « High and Low: Modern Art and Popular Culture », pilotée par Kirk Varnedoe et Adam Gopnik en 1990-1991 –, ils tentent de démontrer le pouvoir singulier de la mode à faire circuler, sur une plus large échelle, les idées de l’art moderne, à les « insérer avec succès dans la sphère publique14 ». Dans le même temps, les créateurs mobilisés par l’industrie de la mode cherchent à comprendre leur périmètre d’action : alors que marges et subversions offrent les espaces d’expérimentation les plus stimulants, les stylistes tentent de constituer une passerelle entre ces derniers et l’esthétique industrielle que les outils du prêt-à-porter leur offrent désormais.
Fig. 1. Issey Miyake, silhouette de la collection printemps-été 1982, Artforum, 20/6, février 1982, couverture.

6En France, au contact des stratégies d’artification amplifiées par la création de nouvelles structures de légitimation culturelle, à l’instar du musée des Arts de la mode ouvert au Pavillon de Marsan par Jack Lang en 1986, se précisent d’autres manières de faire de la mode, dans ses dimensions aussi bien conceptuelles que matérielles : nouveaux rapports du corps au vêtement ; nouvelles formes de médiatisation et de présentation – presse, photographie et performances des défilés sont autant de scènes, alternatives elles aussi, pour repenser les règles du jeu. Dans ce contexte, la notion d’avant-garde est souvent convoquée pour tenter de saisir les caractéristiques communes de ces acteurs aux esthétiques très différentes. Leur positionnement symbolique, subversif ou « hors système », est l’occasion de réactualiser une terminologie presque centenaire.
7En 1995, la seconde couverture qu’Artforum consacre à la création de mode représente deux vêtements du créateur belge Martin Margiela. Dans les pages du numéro, le critique français Olivier Zahm s’essaye à un exercice de définition. Son article intitulé « Before and After Fashion » souligne la rupture conceptuelle introduite par le Belge dans l’industrie de la mode [FIG. 2]. Il convoque à cette occasion la notion d’« anti-fashion » tout en cherchant à valider la notion philosophique de déconstruction appliquée à son œuvre. À ce titre, au cours de la décade qui sépare les deux numéros de la revue d’art américaine – une décade qui assiste à la divulgation à grande échelle du concept de post-modernité –, l’exercice de la création de mode évolue, ou plutôt sa réception, son appréciation critique. Si elle s’ouvrait, en 1982, sur le questionnement entre les différentes catégories d’art, et tentait de replacer la création vestimentaire dans l’inventaire plus large des formes artistiques ; en 1995, elle porte plutôt sur les singularités de ses dispositifs de monstration, mises en valeur, un an plus tard, dans la fameuse Biennale de Florence « Il tempo e la moda » conçue par Germano Celant, Luigi Settembrini et Ingrid Sischy15.
Fig. 2. Olivier Zahm, « Before and After Fashion: A Project for Artforum by Martin Margiela », Artforum, 33/7, mars 1995, p. 74.

8Figure centrale de ce contexte des années 1980-1990, Martin Margiela offre, à ce titre, un point de vue très révélateur, sa trajectoire étant exemplaire pour comprendre les mutations du secteur. De son apprentissage aux côtés de Jean-Paul Gaultier au milieu des années 1980 à l’ouverture de sa maison en 1989, se précisent les contours de cette mode reçue comme « avant-gardiste ». En 1997, sa nomination au rôle de directeur artistique chez Hermès marque un tournant plus général : le signe que les griffes historiques dominantes se réinventent grâce aux « nouveaux entrants » comme le définirait Pierre Bourdieu16, en cherchant à capter tout le potentiel créatif voire subversif de ces derniers, et à redéfinir leur place dans le champ de la mode17. Mais cette alliance, qui permet aussi à la propre griffe de Martin Margiela de survivre financièrement, et à sa propre création de subsister, n’est qu’un premier pas – en 2003, la vente au groupe industriel italien OTB/Diesel est une autre bascule qui clôt la période.
Espèces d’espaces
9Ce numéro de la collection « Histo.Art » souhaite revenir sur ces deux décennies décisives, avec une attention particulière portée à un contexte français qui ne se réduit pas, loin de là, à la seule entreprise de valorisation générationnelle des « nouveaux créateurs », mais connaît, parfois avec les mêmes acteurs déplacés sur des circuits parallèles, un exercice de contrepoint, susceptible de maintenir des espaces d’émancipation pour des agentivités plus minoritaires. C’est ce que nous appellerons ici les « espaces critiques », conjuguant lieux alternatifs et subculture, analyses de territoires et revendications identitaires, sur une ligne de crête qui ne s’épargne pas, dans son goût pour le dépassement des frontières symboliques, de nombreux compromis avec une industrie du luxe et ses facultés d’absorption des marges. Plusieurs scènes, à la fois centrales et décentrées, dominantes et périphériques, accompagnent ce mouvement de transition qui anime aussi bien des catégories notionnelles, des agents que des secteurs d’activité – ce que Marine Kisiel et Matthieu Léglise, dans leur éditorial du numéro de Perspective déjà cité, ont pu appeler « une “zone critique” […] au sens de la pensée latourienne, soit cet espace poreux et réticulaire, éminemment vivant, où se jouent les échanges, les métissages et les réinventions des manières de se dire et de vivre, ensemble – de se dédire ou de se distinguer, aussi18 ».
10Le premier de ces espaces critiques vient des minorités racialisées, alors que l’industrie de la mode mainstream19 tardait à développer des stratégies plus inclusives, malgré les nombreux signaux d’alerte émis par les études postcoloniales. Manuel Charpy, reconnu pour ses travaux sur les invisibilisations au sein des cultures de mode – notamment autour de la formidable revue Modes pratiques –, analyse ici la scène des « sapeurs congolais » dans le Paris des années 1980. Celle-ci nous permet d’entrer de plain-pied dans notre sujet, puisqu’elle touche à la fois des circuits parallèles et des acteurs minorisés, tout en jouant sur des effets de transfert, de circulation et d’appropriation des codes dominants du luxe international, simultanément déplacés, ingérés et détournés dans le travail d’exploration des paradoxes de l’apparence entre Brazzaville et Paris. Manuel Charpy dresse non seulement une généalogie de la « sape » – un phénomène bien antérieur aux années 1980 – mais s’appuie sur des précédents qui campent la scène sapeur dans un héritage ouvertement colonial. Leurs prescriptions vestimentaires, très codifiées, livrent une première grille d’interprétation des stratégies « fétichistes » de surenchère somptuaire de jeunes gens congolais, habillés au quotidien de la tête aux pieds par des marques de prêt-à-porter de luxe. Porter haut l’habit, non pas pour des cérémonies officielles mais bien en toutes circonstances, en généralisant la mascarade de la parure à la vie ordinaire pour mieux en souligner les écarts de déplacement, ceux notamment entre les prix affichés et le niveau de revenus des sapeurs.
11Quand bien même « la sape n’est pas qu’un jeu de signes, elle est une manière de les vider de leur sens », Manuel Charpy qualifie ce travail sémiotique de re-signification, en soulignant la synchronicité entre le développement de cette sape congolaise (S.A.P.E. pour « Société des ambianceurs et des personnes élégantes »), et l’apparition, à la fin des années 1970, des premiers travaux sur les subcultures au sein du Centre for Contemporary Cultural Studies de l’université de Birmingham. Sous ce prisme culturaliste, la sape prend des airs de résistance qui, sous de faux atours de « lutte de classe », construit sa propre histoire, voire sa mémoire vivante dans la « danse des griffes ». Cette psycho-géographie de la mode finit sa course de nuit dans les clubbings communautaires comme La Main Bleue dont la trop rapide appropriation par les seigneurs de la mode (les créateurs comme Karl Lagerfeld ou Kenzo) finira, malgré la subversion d’un « mimétisme critique » – selon Homi Bhabha cité par Manuel Charpy – propre à cette « arrogance sans la réussite économique » qui sait parfaitement que personne n’est dupe, par tuer dans l’œuf l’esprit communautaire. Trop grand y est alors le contraste entre le capital triomphant et l’immigré qui sait que c’est là sa « révolte, la seule », dans une exubérance qui n’est pas tant un cri de rage face aux forces de l’invisibilisation que la mutinerie contre ce que Manuel Charpy appelle habilement « la propre répression de la mode par la mode ».
12Khémaïs Ben Lakhdar, à qui l’on doit un récent ouvrage de synthèse sur l’appropriation culturelle dans le champ de la mode20, revient quant à lui sur la diaspora noire à Paris, à travers les liens peu connus entre la mode parisienne et la scène hip-hop. Son cas d’étude : la « salle Paco Rabanne ». Situé boulevard de la Villette, dans le nord-est de Paris, cet espace aménagé dans une ancienne usine accueille, durant deux petites années (1983-1985), des jeunes autour du mouvement hip-hop importé des États-Unis. Non seulement financé mais suivi de près par le créateur Paco Rabanne devenu mécène, il révèle un contact insoupçonné entre les cultures noires underground, musique et danse confondues, et la scène couture parisienne. S’adossant sur des archives peu connues, Khémaïs Ben Lakhdar détaille les ambitions de ce projet de « promotion de la culture noire » entendue comme une provocation antibourgeoise, jusque dans son « fétichisme racial ».
13L’entretien qui suit, mené par Rémi Baert dont les travaux de thèse portent sur les liens entre la performance artistique et la scène expérimentale et minorisée des dragclowns, donne la parole à une figure iconique du croisement entre culture mode et clubbing des années 1980 : Paquita Paquin. Cet entretien confirme les accointances entre la faune noctambule, les dissidences de genre et les acteurs de la mode (« tous les stylistes sortaient au Palace »), notamment pour toute une population de jeunes cherchant à s’écarter des attitudes rigoristes du militantisme, en déployant les codes plus déjantés d’un dandysme circassien (« Paquita Bouglione »).
14La deuxième séquence de l’ouvrage porte plus spécifiquement sur les forces de décloisonnement à l’œuvre dans les circuits de l’artification de la mode au cours des années 1980-1990. Spécialiste des discours contre la mode – une histoire de longue durée de « l’anti-mode » –, Adrian Kammarti se penche ici sur le cas de la revue Purple, en particulier dans sa reconversion partielle en Purple Fashion, au mitan des années 1990. Initiée par le duo Olivier Zahm et Elein Fleiss, tous deux venus de l’art contemporain, la revue va progressivement ouvrir son champ d’analyse au vêtement et à la mode, à la faveur du prisme situationniste de Guy Debord et de son approche critique de l’environnement quotidien. Plus conceptuelle dans sa mise en image, par le choix de photographes (Wolfgang Tillmans, Jerome Esch, Mario Sorrenti) et de créateurs qui refusent « une économie chaotique de styles antagonistes » (Martin Margiela, Bless), la mode participe, bien au-delà de son artification, à l’émergence du post-art, un art délesté du schéma de périodisations de l’histoire tout en déplaçant sa focale sur les comportements et les processus de production. La forte présence de Martin Margiela dans les pages de Purple confirme cette intuition du paradoxe qui anime, au cœur de ces années 1980-1990, la confrontation générationnelle entre la spectacularisation de la mode et sa mise en crise performative dans une « post-mode » qui en serait, à la fois, l’arme critique et le faire-valoir.
15Camille Hanen, dont la thèse en cours porte sur les liens historiques entre univers technique du théâtre et naissance du mannequin et du défilé de mode, revient sur les stratégies de subversion de l’effet podium déployées tout au long des années 1990 par la Maison Martin Margiela. Plutôt que de reconduire une analyse déconstructiviste inspirée par Jacques Derrida, Camille Hanen propose d’y voir – point commun avec l’esprit Purple – une stratégie de « maniement du détournement architectural », inspirée du situationnisme, jusque dans l’usage de la dérive urbaine qui fait quitter la Cour carrée du Louvre pour rejoindre des non-lieux périphériques (terrain vague, souterrain, station de métro, entrepôt, garage en démolition…). Dans ces espaces interlopes, il est possible de rejouer la place du spectateur tout en neutralisant les effets de surinvestissement symboliques sur un mannequin/top-modèle, agent de l’hégémonie croissante de l’industrie du luxe sur l’univers de la mode des années 1980-1990.
16L’entretien avec Chris Dercon, directeur général de la Fondation Cartier, fait la transition avec la troisième séquence de l’ouvrage. Tout jeune directeur du musée Boijmans Van Beuningen de Rotterdam, il organise, en 1997, une exposition consacrée à la Maison Martin Margiela qui fera date, jusque dans la prise de risque qu’elle a fait courir sur les œuvres des collections par un circuit de contamination intégré au projet curatorial des vêtements, mené en collaboration avec des bactériologistes. Ou comment la métaphore organique – celle du vivant et de la viralité – littéralisait dans sa surface matérielle le caractère intrusif de la greffe du vêtement au sein du musée, avant même d’anticiper sur le rôle joué par la mode, aux côtes des arts performatifs, dans la prise de conscience d’une muséologie orientée vers l’expérience (the idea of liveness).
17Émilie Hammen, titulaire de la chaire de professeur junior Fashion Heritage à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, revient sur la place de la mode dans le projet initial du Centre Pompidou, notamment celle déployée au sein du Centre de création industrielle, à l’instar de l’exposition pilote « La mode en direct », en 1985, quelques mois avant l’ouverture du musée des Arts de la mode au Pavillon de Marsan. Plutôt que de privilégier une séquence scénarisée d’objets fétiches, l’exposition interprète des images (médiation) et des processus (fabrication), préfigurant ce qui sera, par la suite, conçu comme une manière d’« exposer la mode sans vêtement », en donnant à voir la singularité de ses manifestations, au-delà du seul tropisme visuel de ses apparences, jusque dans « l’expression sonore de la mode ». Ce filtrage des images – voire des sons – dans ce qui peut être lu comme une stratégie de retrait des matérialités de l’objet-fétiche, trouve son contrepoint sur les podiums.
18Zoé Kiner-Wolff, dont la thèse porte sur le bijou contemporain et ses liens avec les pratiques performatives et corporelles de l’art contemporain, analyse ici la synchronicité d’une double artification au cours des années 1990 entre mode et bijou créatif. La spectacularisation des défilés démultiplie les collaborations entre créateurs de prêt-à-porter et artistes paruriers plus anonymisés (Pascale Frey, Jean-Pierre Delcros, Jean-Jacques Urcun…), une rencontre amorcée dès les années 1970 par certains « métallurgistes » œuvrant notamment pour Paco Rabanne. Le « bijou couture », s’adossant sur l’artification scénarisée de la mode en dehors du cadre prestigieux de la haute joaillerie, cherchait déjà une sortie dans un « au-delà du bijou », par une approche critique des facteurs d’usage et de « portabilité », au contact des pratiques performatives du happening et du body art.
19Objecteur de conscience dans un musée, les premières années de la vie professionnelle d’Olivier Saillard sont marquées par le contexte de la mode parisienne de la seconde moitié des années 1980 : l’entretien qu’il nous accorde permet de resituer toute la force subversive et l’influence majeure de Jean-Paul Gaultier, véritable passerelle, explique-t-il, entre une haute couture alors assez moribonde et le choc esthétique provoqué par l’arrivée d’une génération de créateurs japonais. Alors que ces nouvelles conceptions des identités vestimentaires quittent les seuls podiums pour investir les quartiers et les rues, Olivier Saillard débute ses propres expérimentations dans le nouveau musée de la Mode de Marseille : articulant sa connaissance de l’histoire de la mode et son envie de définir la contemporanéité en matière d’apparences, il esquisse de nouveaux modèles et perspectives curatoriales qui lui permettent de faire du musée, non plus un espace mortifère pour des vêtements fantômes, mais bien un cadre réflexif pour la création du présent.
20Damien Delille, dont les recherches portent à la fois sur les politiques identitaires de genre et l’histoire culturelle de la mode – il prépare actuellement un ouvrage collectif sur ces croisements avec Nicole Pellegrin –, revient sur « le tournant queer de la mode en France dans les années 1980-1990 ». Son focus : ce que les cultures homosexuelles ont fait à la mode de ces années d’« opulence néolibérale », qui auront été aussi les années sida, dans une lutte politique d’émancipation élargie aux codes vestimentaires. Son corpus : les revues des communautés LGBTQIA+ (Masques, Le Gai Pied, Lesbia), avec pour paradoxe une défiance vis-à-vis de l’industrie de la mode et de la marchandisation des corps – perçues comme un vecteur de diktats hétéronormatifs –, avant la revendication plus assumée d’une visibilité sortant du placard et de ses codes secrets en surjouant parfois les stéréotypes (macho/butch versus androgyne/lipstick lesbian), entre détournement des codes de la virilité et subversion de leur ascendant masculiniste, à partir du succès public de certains jeunes créateurs assumant à la fois leur sexualité et son rôle dans une neutralisation des frontières du genre (Thierry Mugler, Jean-Paul Gaultier), au prix d’un tournant consumériste dont la pink economy entrait en évidente contradiction avec les partis pris plus idéologiques du militantisme queer et féministe des années 1970.
21Cette sémiotique des corps et du vêtement abonde l’article de Nicolas Ballet, spécialiste de la contre-culture des années 1980, qui revient ici sur les usages du camouflage dans les premiers travaux de la styliste Laurence Dupré, au sein du collectif Bazooka formé avec son frère Loulou Picasso. Le pseudonyme du frère et complice trouve ici toute sa saveur, quand on le rapporte à la généalogie artistique du camouflage et ses liens désormais attestés avec les expérimentations cubistes. Le camouflage des années postindustrielles, qui s’est dédouané du démontage des codes de la représentation, devient l’armure de « survie contre-culturelle » au sein d’une société non pas du spectacle mais du contrôle, le vestiaire du « mauvais garçon “burroughsien” recherchant les fractures culturelles pour court-circuiter les contrôles », selon les mots de Genesis P-Orridge, le mentor du groupe de musique industrielle Throbbing Gristle, cité par Nicolas Ballet. La tenture-camouflage comme texture virale, poussant au maximum le mimétisme avec l’environnement décrépi des zones urbaines périphériques pour mieux résister à l’invisibilité de la classe ouvrière sacrifiée dans le mirage des Trente Glorieuses, à laquelle ces artistes voulaient justement opposer une « uniformité non-uniforme » : le contraire de la standardisation portée par l’utopie moderniste, qui, dans les codes martiaux du camouflage, trouve un rempart ergonomique aux forces de dissolution sociale de la désindustrialisation.
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22Deux décennies plus tard, en 1998, le New York Times titre : « The CD ROM Runway ». Helmut Lang, apparu sur la scène internationale lors de son défilé en 1986 au Centre Pompidou, dans un café viennois reconstitué au cœur du musée parisien, troque la géographie des avant-gardes, ce Paris-Vienne fondateur pour un espace virtuel. Dématérialisées, déterritorialisées, les capitales de l’art moderne à l’approche de ce nouveau millénaire ne se disputent plus d’un bout à l’autre du monde occidental. Le tournant digital qui se profile ici, avec ce que l’on retiendra comme le premier défilé numérique d’un créateur de mode reconnu, s’apprête à construire un nouveau monde. Les scènes alternatives ne disparaissent pas, les rouages du World Wide Web étant plutôt propices à leurs développements et favorables à leur égard, mais elles se diffusent, se diffractent à une échelle inconcevable jusqu’alors. Au style cyber-punk d’hier, une affaire de look éminemment matérielle, succèdent des communautés digitales qui en conservent surtout les principes et valeurs les plus profondes de résistance et de transgression. Dans cette nouvelle économie des images et des objets qui inaugure le xxie siècle, la prégnance du capitalisme tardif pourrait laisser croire à un effacement complet des bricolages et subversions qu’avaient stimulés les espaces critiques des décennies précédentes. Ils sont pourtant pleinement là – dignes héritiers de ces pratiques au croisement toujours de l’art et de la mode.
Notes de bas de page
1Entretien avec Olivier Saillard, septembre 2024.
2Giorgio Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, Paris, Payot et Rivages, 2008.
3Voir notamment Thomas DaCosta Kaufmann, « Malaise dans la périodisation », Perspective, 4, 2008, p. 597-601 (https://doi.org/10.4000/perspective.2554, consulté le 3 septembre 2024).
4Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ?, op. cit., p. 24.
5Perspective, 2, 2023, Mode(s).
6Hazel Clark, « Conceptual Fashion », dans Adam Ceczy et Vicki Karaminas (dir.), Fashion and Art, Londres, Berg, 2012, p. 67.
7Adam Ceczy et Vicki Karaminas, Critical Fashion Practice: From Westwood to Van Beirendonck, Londres, Bloomsbury, 2017.
8Caroline Evans, Fashion at the Edge: Spectacle, Modernity and Deathliness, New Haven, Yale University Press, 2023.
9On notera la récente exposition « Années 80. Mode, design et graphisme en France », musée des Arts décoratifs, Paris, 13 octobre 2022-16 avril 2023.
10Yves Michaud, L’art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Paris, Stock, 2003.
11Roberta Shapiro, « Avant-propos », dans Nathalie Heinich et Roberta Shapiro, De l’artification. Enquêtes sur le passage à l’art, Paris, Éditions de l’EHESS, 2012, p. 20.
12Peter Bürger, Théorie de l’avant-garde, Paris, Questions théoriques, 2013 [éd. originale 1974].
13Ingrid Sischy et Germano Celant, « Editorial », Artforum, 20/6, février 1982, p. 34, nous traduisons.
14Ibid.
15Une partie de ses expositions seront présentées l’année suivante au Guggenheim Soho, donnant lieu à une édition anglaise d’une partie du catalogue : Germano Celant et Ingrid Sischy (dir.), Art/Fashion, New York, Power House Books, 1997.
16Pierre Bourdieu et Yvette Delsaut, « Le couturier et sa griffe : contribution à une théorie de la magie », Actes de la recherche en sciences sociales, 1, janvier 1975, p. 7-36.
17Dans le même temps, les maisons de couture ou de luxe historiques parisiennes nomment simultanément des jeunes créateurs issus de scènes artistiques plus avant-gardistes, voire underground : ainsi de John Galliano, Alexander McQueen ou Marc Jacobs arrivant respectivement chez Christian Dior, Hubert de Givenchy et Louis Vuitton.
18Marine Kisiel et Matthieu Léglise, « Éditorial », Perspective, 2, 2023, p. 8 (https://journals.openedition.org/perspective/29756, consulté le 16 septembre 2024).
19Dick Hebdige, Sous-culture. Le sens du style, Paris, Zones, 2008 [éd. originale 1979].
20Khémaïs Ben Lakhdar, L’appropriation culturelle. Histoire, domination et création : aux origines d’un pillage occidental, Paris, Stock, 2024.
Auteurs
Émilie Hammen est professeur junior en histoire de l’art à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, titulaire de la chaire Fashion Heritage. Elle enseigne également dans le parcours « Théorie et pratique de la mode » en partenariat avec l’Institut français de la mode. Ses travaux portent sur l’histoire de la mode, notamment dans une approche historiographique, de ses rapports aux autres pratiques artistiques à son processus de patrimonialisation. Elle coordonne par ailleurs différents projets de recherche et publications collectives interrogeant la culture matérielle et l’histoire des techniques de la mode et des vêtements. Sa thèse intitulée L’idée de mode. Une nouvelle histoire a paru aux éditions B42 en 2023. Elle a également dirigé un numéro de la revue Perspective, actualité de la recherche en histoire de l’art (Institut national d’histoire de l’art), intitulé Mode(s).

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Le fond de l’œuvre
Arts visuels et sécularisation à l'époque moderne
Émilie Chedeville, Étienne Jollet et Claire Sourdin (dir.)
2020
L’architecte et ses modèles
Intentions, connaissance et projets à la période contemporaine
Jean-Philippe Garric (dir.)
2021
L’église microcosme
Architecture, objets et images au Moyen Âge
Philippe Plagnieux et Anne-Orange Poilpré (dir.)
2023