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Guerre civile et Révolution française. Mutation des mots et fixation d’une grammaire politique
p. 27-35
Texte intégral
1QUE LA REVOLUTION FRANÇAISE soit une guerre civile peut sembler une lapalissade. Pourtant, accepter de la voir ainsi introduit une autre approche des faits et permet un renouvellement des interprétations. La guerre civile peut se définir par quelques traits, qui renvoient à des pratiques. Elle a lieu au sein d’une communauté d’individus se reconnaissant unis entre eux ; elle est provoquée par la concurrence de groupes luttant pour le contrôle du pouvoir et pour exercer la violence estimée légitime ; les conflits de voisinage, les vengeances, quand ce ne sont pas simplement des pulsions s’expriment sous le couvert de revendications idéologiques ; enfin, l’ensemble de la communauté, hommes, femmes et enfants, est concerné, tous pouvant subir des violences, notamment sexuelles, au nom de leur appartenance à la communauté adverse. La guerre civile n’est pas qu’une guerre entre « frères » ; elle se repère par le mode opératoire qu’elle met en œuvre, si bien qu’elle est plus un mécanisme qu’une catégorie spécifique, et qu’il est possible, voire nécessaire, de l’identifier à l’intérieur de conflits plus globaux, à commencer par les luttes de classes, pour mieux comprendre les épisodes de grandes violences1.
2Poser ces critères d’emblée pour définir la guerre civile (rupture d’une collectivité de droit ou de fait, concurrence autour de la légitimité du pouvoir et usage illimité de la violence) est nécessaire pour éviter des amalgames incertains et se perdre entre guerres partisanes, socio-économiques ou identitaires2. Depuis les guerres survenues à l’occasion de la dislocation de la Yougoslavie dans les années 1990, il ne suffit pas, en effet, de dire que les guerres civiles sont des affrontements violents entre concitoyens pour en saisir la spécificité et en comprendre les mécanismes. La complexité du phénomène « guerre civile » a été particulièrement bien présentée par l’historien (et acteur politique) Claudio Pavone à propos de l’expérience italienne des années 1943-19453, ouvrant les voies dans lesquelles ce texte s’inscrit.
3Dans cette perspective, les caractéristiques de la guerre civile peuvent être repérées dans des situations plus amples, comme la Révolution française4. Celle-ci ne se résume certes pas à une simple guerre civile, ce qui interdirait d’en comprendre l’universalité, sauf à la voir comme une guerre civile « européenne », voire mondiale, ce qui changerait le sens même du mot5. En revanche, la mise en évidence des mécanismes propres à la guerre civile permet de comprendre nombre de conflits locaux ou régionaux qui eurent lieu pendant la période révolutionnaire et surtout permet de spécifier clairement ces luttes en les détachant des questions politiques et idéologiques auxquelles elles sont référées le plus souvent, en intégrant dans l’analyse les concurrences pour la maîtrise de la violence d’État.
4La dénonciation, et la hantise, de la guerre civile, sous cette appellation ou une autre (Dante parle des « semeurs de discorde6 ») sont aussi anciennes que l’histoire humaine et sont évidemment communes aux Français du XVIIIe siècle. Mais c’est bien au cours de la période moderne que cette notion voit son usage reconnu comme tel alors que, jusqu’au XVIe siècle, la guerre intérieure n’a pas d’existence reconnue, elle n’est qu’une « pathologie7 ». Prolongeant la conception antique de la « cité » peuplée de « citoyens » égaux en droits et amis, seule la guerre extérieure a du sens, le politique et l’amnistie s’interposant pour que la vengeance impose une quelconque division. Dans cette vision qui mêle la fermeture de la cité sur elle-même avec l’attachement à la « liberté » communale, c’est une conception organiciste de la société qui prévaut, identifiant la république à l’autonomie de la cité. Les héritages de cette tradition sont évidents au moment de la Révolution française même si, précisément, ils se délitent sous l’effet des événements et des oppositions radicales provoquées par le nouvel horizon politique. Les pages qui suivent rendent compte de ce tournant.
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5Les révolutionnaires n’ont pas cessé de se lamenter devant le risque des divisions intestines, pour en rendre, non moins évidemment, leurs ennemis coupables. Les exemples sont innombrables. Condorcet, le 28 octobre 1791, s’élève contre les « horreurs de la guerre civile » pour parler des affrontements qui se passent alors à Avignon8 et condamner les sans-culottes locaux. Quelques jours plus tard, d’autres députés déplorent « le feu de la guerre civile » en l’imputant aux prêtres réfractaires », ou à la Contre-Révolution9, avant que les « fédéralistes » ou les « anarchistes » en deviennent les responsables. Comme le demandent, en 1793, les habitants de Saint-Girons (Ariège) à la Convention : « Chassez entièrement l’ennemi du sol français ; terrassez l’anarchie, la guerre civile ; consolidez la République. La paix viendra ensuite couronner vos œuvres, et la patrie reconnaissante ceindra vos têtes de la couronne immortelle qu’elle tresse pour ses libérateurs10. »
6Or si la guerre civile est vécue comme un échec pour tous les partisans des réformes et de la Révolution, elle n’en demeure pas moins une réalité immédiate pour nombre de Français qui continuent simplement à s’affronter entre eux, suivant des habitudes séculaires, pour des raisons religieuses ou simplement locales, en recouvrant leurs pratiques par des mots d’ordre politiques. Les rivalités traditionnelles entre Aix et Marseille, comme les oppositions entre quartiers de la ville d’Arles, pour ne prendre que deux exemples bien connus, ont littéralement servi de cadre aux affrontements politiques11. La ville de Nîmes a été ravagée pendant trois jours en 1790 par une vraie guerre civile entre protestants et catholiques reclassés en révolutionnaires et en contre-révolutionnaires, qui laissa derrière elle plus de trois cents morts.
7Comment penser que la communauté a pu exister auparavant avec des groupes qui se révèlent comme des « ennemis » en étant soumis au changement politique ? Ainsi, dans la ville de Machecoul (Loire-atlantique), ce sont les nuances entre catholiques, plutôt jansénisants ou plutôt attachés aux pratiques démonstratives, qui déterminent manifestement les adhésions ou les refus de la Révolution et entraînent le massacre d’au moins cent soixante personnes quand l’occasion en est donnée par la levée des 300 000 hommes en 179312 ! Plus largement, c’est le langage quotidien des Français de l’époque, empreint de la violence la plus forte, qui trouve un exutoire immédiat dans les tensions aggravées à partir de 1787-1788, alors que le contrôle exercé par l’État s’effondre dès les premiers mois de 1789.
8Toute la France est ainsi reconfigurée par le reclassement provoqué par la Révolution, qui affecte les clivages les plus anciens et parfois les plus subtils. La définition de la cité et du citoyen n’étant plus fondée sur la communauté organique mais sur l’engagement personnel, son usage au sein des conflits transforme les clivages en oppositions irréductibles et brouille les lignes13.
9La concurrence autour de l’exercice de la violence d’État a été lancée dès le printemps 1789 à l’occasion des multiples émeutes qui touchent tout le pays, comme celle qui ravage les ateliers des entrepreneurs parisiens Réveillon et Henriot. Elle va s’amplifier continuellement jusqu’à l’été 1794, atteignant un paroxysme en 1793 autour de la « guerre de Vendée ». La naissance même de cette guerre et, ensuite, son déroulement découlent directement du vide d’État provoqué au printemps 1793 par les rivalités entre Conventionnels entre eux et avec les sans-culottes. Alors que la maîtrise de la force échappe pour partie aux députés, l’invention de la guerre de Vendée en mars est le moyen pris par les Montagnards pour affirmer une hégémonie politique et amorcer la conquête du pouvoir, qu’ils n’achèveront, difficilement, qu’en mars-avril 1794.
10Entre-temps, cette situation a autorisé toutes les surenchères et tous les débordements radicalisant la guerre ; elle a notamment permis que des jeunes gens aventureux règlent des comptes et satisfassent leurs envies, en se couvrant de grands mots d’ordre. Nombre de ces hommes violents régulièrement dénoncés par l’historiographie ne relèvent pas d’une pathologie « révolutionnaire » mais de ce phénomène ordinaire dans ce genre d’occasions. Une grande partie des troupes engagées en Vendée (mais on trouverait des exemples analogues dans d’autres zones de « guerre civile ») profite ainsi de la multiplicité des donneurs d’ordre pour mener sa propre guerre, tandis que les chefs cherchent à s’emparer de la machine d’État, éventuellement en s’emprisonnant et se dénonçant à qui mieux mieux. Il ne s’agit pas de coups tordus mais bien de guerre civile, puisque les sans-culottes ont réussi à mettre la main sur « l’armée révolutionnaire » intérieure et sur le ministère de la Guerre à partir de septembre 1793 et qu’ils entendent utiliser leur réussite en Vendée pour diriger le pays en lieu et place de la Convention. La réponse apportée par les députés et les membres des comités de gouvernement participe exactement de la même logique, puisque, en retour, ils vont systématiquement éliminer leurs rivaux en mars 1794, après avoir dissous « l’armée révolutionnaire ». Entre-temps, et jusqu’à ce moment, des crimes de guerre se commettent en Vendée14.
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11Peut-on considérer pour autant la guerre de Vendée comme une guerre civile ? La question est double puisque pour une partie de l’historiographie il s’agit d’une révolte « populaire » qui aurait été politisée par les élites contre-révolutionnaires, transformant ce qui n’aurait été qu’une « anti-révolution » en une « contre-révolution ». Un courant, pro-vendéen, préfère insister sur l’originalité intrinsèque de la Vendée luttant au nom d’un ordre chrétien échappant aux cadres politiques imposés depuis 178915. Ces deux lectures se retrouvent ensemble pour comprendre l’insurrection paysanne hors de son contexte politique, en privilégiant les déterminations sociales ou religieuses, ce qui n’explique pas pourquoi la Vendée est restée unique alors que d’autres révoltes de même nature se déroulaient ailleurs au même moment, et surtout pourquoi la Vendée a reçu cette lecture si particulière qui en fait le peuple catholique et royaliste opposé au monde moderne de la Révolution.
12La Vendée ne se différencie pas initialement des émeutes rurales contre les détenteurs du pouvoir central. Rien ne manque aux mécanismes bien connus utilisés régulièrement pendant des siècles par les paysanneries françaises contre la monarchie16. Or dans tous les cas précédents, que ce soit la révolte des Bonnets rouges de Bretagne, voire la guerre des Camisards dans les Cévennes, il est difficile de qualifier ces luttes de guerres civiles, puisque les insurgés ne remettaient en cause ni l’unité d’une nation, ni la légitimité d’un pouvoir, mais entendaient, simplement s’il est possible de le dire ainsi, conserver les pratiques religieuses, sociales et communautaires qui les identifiaient et à propos desquelles ils avaient de facto conclu un pacte avec la monarchie dans laquelle ils avaient été insérés.
13Il n’y a là aucune dimension contractuelle, pas plus qu’une appartenance nationale, mais au contraire une relation « pactiste » qui renvoie aux relations traditionnelles établies entre des populations et des monarques auxquels elles sont reliées par des alliances directes. Ce lien se traduisait par la titulature du roi de France « père des peuples » comme par les règles juridiques complexes qui établissaient des conventions spécifiques entre chaque province et l’État central. On sait que l’un des premiers objectifs de la Révolution fut précisément d’unifier cette mosaïque, cet « agrégat de peuples désunis » selon la formule de Mirabeau, pour créer une nation. En 1793, cette conscience nationale n’existait pas, et sans doute n’a-t-elle pas eu de réalité avant les années 187017, ce qui explique que les vagues rébellionnaires se soient poursuivies jusque dans les années 1850.
14Les insurgés du sud de la Loire, futurs Vendéens, se levèrent donc comme ils l’avaient fait pendant des siècles, et comme le firent les mécontents de la Révolution, Provençaux, habitants des Causses ou du Périgord, Bretons ou Alsaciens, mais à la différence de tous les autres ruraux ils furent considérés non comme des insoumis que la force allait faire rentrer dans le rang, mais comme des contre-révolutionnaires qu’il fallait exterminer. Leur soulèvement n’était pas de nature particulière, mais le contexte de guerre civile précisément qui régnait alors dans le pays, opposant girondins et montagnards, conventionnels et sans-culottes, provoqua cette réception originale et entraîna une véritable guerre, avec les destructions que l’on sait, ce qui n’eut lieu ni dans la vallée du Rhône, ni en Alsace, ni en Bretagne. En imposant ainsi cette vision inédite de guerre civile, la Révolution rompt radicalement avec les traditions pactistes de l’Ancien Régime et crée l’État-nation qui devient la norme en Europe continentale au XIXe siècle. Même s’il faudra attendre presque cent ans pour que l’ensemble des Français se moule dans ce nouveau cadre de pensée, la guerre de Vendée illustre précisément le moment de cette imposition18.
15Cette mutation est avalisée par les Vendéens eux-mêmes quand Charette signe un traité de paix avec la République en février 1795 concernant le territoire qu’il contrôle. Outre l’étonnement à constater qu’une guerre civile puisse se conclure par une paix, l’un des attendus est de vouloir réconcilier les ennemis d’hier en accusant les extrémistes de leurs camps respectifs, sans-culottes d’un côté et royalistes irréductibles comme Stofflet, d’avoir entretenu le conflit dorénavant achevé. S’il est inutile de dire que le traité est vite caduc tant il ne correspondait pas à la réalité, reste que par ce traité, suivi de deux autres, les Vendéens entraient dans la nation française19.
16Ce n’est pas la situation qui prévaut dans la vallée du Rhône et dans le sud-est du pays. Les divisions par quartiers ou par communautés, proprement claniques, servent toujours de base aux reclassements politiques dès 1789 et alimentent par la suite d’innombrables violences qui s’inscrivent dans ces grilles d’analyse. Les concurrences locales instrumentalisent très souvent les oppositions nationales, si bien que les délégués et représentants envoyés depuis Paris n’arrivent ni à comprendre ni à endiguer les conflits. Dans un certain nombre de cas, les étiquettes politiques sont tellement volatiles que les protagonistes en changent alors même qu’ils sont engagés dans des affrontements – comme en témoigne la révolte des Lyonnais contre Paris en juin-octobre 1793. Quand cette disqualification de l’adversaire se pratique entre acteurs locaux, ceux-ci en jouent si bien qu’ils échappent au contrôle des responsables nationaux, incapables de retrouver leurs catégories dans les événements qu’ils affrontent – c’est particulièrement vrai à propos d’Avignon de 1790 à 1793. La guerre civile révolutionnaire est ici proprement instrumentalisée par des populations qui détournent la politique nationale pour leurs propres querelles. À ce jeu, les chouans de Bretagne se révèlent particulièrement habiles, après 1795, quand certains groupes prennent le contrôle de municipalités en ayant dénoncé leurs rivaux royalistes auprès des autorités républicaines du département20 !
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17C’est donc bien une mutation des mots et des choses qui a lieu au moment de la Révolution. Tant que le cadre de vie était la « cité », antique ou médiévale, la guerre se déclinait en stàsis, divisions internes, et polemos, lutte contre une autre entité21. Quand la cité des hommes fut organisée sur le modèle de la cité de Dieu créant une société organique autour de liens personnels sanctifiés par leurs places dans le cosmos, la rupture du pacte provoquait des conséquences terribles et la punition des fautifs, qu’ils soient rebelles ou tyran22. Les solutions « absolutistes » recourant à des États séculiers pour contenir les concurrences religieuses (et maintenir hors des frontières l’exercice de la violence) avaient participé à la sécularisation des sociétés traversées à partir des XVe-XVIe siècles par les échanges et les circulations de biens et d’idées. Le « moment machiavélien23 » avait représenté un tournant essentiel, essayant de penser tout cela ensemble, avec notamment l’invention du mot inusité d’État (lo stato) pour comprendre la modernité. Deux siècles plus tard, cette modernité accouche des « révolutions » dans la suite de toutes les révolutions scientifiques qui ont accoutumé à voir des lois régir le ciel et la nature à l’occasion des crises ouvertes par les exigences fiscales de souverains rationalisant leurs recettes. Jusqu’à la fin du XVIIe siècle, « révolution » et « guerre civile » pouvaient être confondus l’un pour l’autre24. En unifiant leurs sujets hors des repères consacrés par les traditions d’ordres, les souverains les installent dans le statut de contribuable, constituant le statut de contribuable impliqué dans la marche de l’État et constituant une nation de citoyens responsables et solidaires25. Dans ce cadre-là, la guerre civile devient une catégorie donnant du sens aux divisions entre voisins – qui acceptent ou refusent le nouvel ordre – comme aux conflits avec des groupes sommés d’intégrer l’État-nation au nom de principes uniques.
18La Révolution impose l’État-nation qui limite et supprime de fait les libertés des communautés traditionnelles, que ce soit autour de liens de type clanique dans le Midi de la France, autour d’une autorité sacrée dans l’Ouest. Elle limite également autant qu’elle peut l’autonomie de ses partisans, qui ont été tentés, à plusieurs reprises, de créer des « fédérations ». Il faudra attendre une centaine d’années pour que l’entreprise centralisatrice soit accomplie, mais les luttes des années 1793-1794 attestent cette volonté, que Napoléon et la Restauration ne désavoueront pas26 !
19Dans ce cadre, que l’on peut étendre à la marche même de la Révolution dans ces années-là, la notion de guerre civile possède une valeur explicative essentielle. Sans rabattre tous les discours et toutes les stratégies politiques à cette dimension, cette lutte entre partis a rendu les arguments particulièrement volatils, tous et chacun estimant que l’État central, royal, monarchique ou même républicain, n’avait pas le monopole de la violence légitime et qu’ils pouvaient l’exercer de droit. Tous les groupes d’opinion partagent cette position qui légitime, « à gauche », la prise de la Bastille, la rébellion des Suisses de Châteauvieux, et qui, « à droite », donne du sens aux camps de Jalès ou à l’insurrection vendéenne et chouanne27. Elle justifie aussi bien les massacres de Septembre, que les appels à la terreur de la part des sans-culottes, estimant que la justice n’est jamais assez radicale, comme leur utilisation par les membres des assemblées. Alors que l’horizon de la cité antique était l’unité entre amis, citoyens vertueux – ce qui est régulièrement revendiqué par Robespierre, qui rejette violemment la pensée de Machiavel intégrant le conflit dans le politique –, la période révolutionnaire institutionnalise l’élimination de l’ennemi, créant une tension insupportable stigmatisée par l’appellation de Terreur qui lui sera accolée.
20Cette revendication, plus marquée à gauche qu’à droite mais existant également dans les rangs des contre-révolutionnaires les plus extrêmes, a scandé les étapes de la Révolution. Elle a été acceptée en juillet 1789, refusée en partie en octobre quand les émeutières qui envahirent le château de Versailles ont été poursuivies ensuite devant la juridiction du Châtelet. Dans les campagnes, elle a permis à quelques groupes d’insurgés d’échapper à la répression en les rangeant du côté de la Révolution à un moment donné. Les massacres de septembre 1792 entrent dans ce cadre, mais progressivement les conventionnels réussissent à prendre le contrôle de la violence légitime et à l’interdire à leurs rivaux. Dans cette perspective, les violences les plus extrêmes commises entre 1790 et 1794 ne peuvent pas être liées à l’exercice d’un pouvoir politique unifié, de nature totalitaire, poursuivant un objectif de destruction28, mais au contraire, doivent être vues comme le résultat, comparable à tous les autres cas de cette espèce, des tueries et des atrocités autorisées par un état de guerre civile. Dit autrement, la période dite de « la Terreur29 » trouve son explication par cette radicalité des luttes internes et non par une prétendue politique qui ne fut jamais théorisée avant juillet 1794, précisément avant que les thermidoriens lui donnent le sens qui s’est imposé depuis, en chargeant Robespierre de toutes les responsabilités.
21Après 1795, si les mécanismes de guerre civile sont aisément repérables dans nombre de régions, notamment dans le sud-est de la France, ils prolongent l’innovation des années précédentes plus qu’ils ne créent une situation inédite. La guerre civile franco-française se continuera pendant près de deux siècles, mais dans le cadre qui aura été ainsi fixé dans les premières années de la Révolution. En notre XXIe siècle, la Révolution est peut-être terminée parce que son souvenir n’est plus au cœur de la nation, mais les passions fratricides se sont diluées et continuent à se diffuser, prolongeant le dissensus fondateur que quelques élites peuvent encore interpréter sans pouvoir en contrôler les expressions.
Notes de bas de page
1Jean-Claude Caron, Frères de sang, Seyssel, Champ Vallon, 2009.
2Contra précisément Jean-Pierre Derriennic, Les guerres civiles, Paris, Presses de Sciences Po, 2001.
3Claudio Pavone, La guerre civile, Paris, Seuil, 2002 ; Gabriele Ranzato (dir.), Guerre fratricide, Milan, Bollati Boringhieri, 1994 ; Jean-Clément Martin (dir.), « La guerre civile entre histoire et mémoire », Enquêtes et documents, 21, 1995 ; Id., « La guerre civile : une notion explicative en histoire ? », EspacesTemps, 71-72-73, 1999, p. 84-99, repris et corrigé dans Vendée et Révolution, Paris, Perrin (Tempus), 2007, p. 108-156 ; Clio, 5, Catherine Marand-Fouquet (dir.), Guerres civiles, 1997 ; Sergio Luzzatto, Partigia, Paris, Seuil, 2015.
4Voir David Armitage, Civil War. A History in Ideas, New Haven, Yale University Press, 2017.
5Par exemple, Roman Schnur, Revolution und Weltbürgerkrieg, Berlin, Duncker und Humblot, 1983.
6Dante, La divine comédie, Paris, Albin Michel, 1950, p. 252-255.
7Jean-Louis Fournel, Jean-Claude Zancharini, La grammaire de la République, Genève, Droz, 2009, p. 129.
8Archives parlementaires, 34, 28 octobre 1791.
9Archives parlementaires, 35, 20 novembre 1791, p. 253, Bourget ; Archives parlementaires, 36, 11 décembre 1791, p. 26, Chabot.
10Archives parlementaires, 79, 12 novembre 1793, p. 49.
11Jacques Guilhaumou, Marseille républicaine, 1791-1793, Paris, Presses de la FNSP, 1992 ; Pierre Serna, Antonelle, aristocrate révolutionnaire, 1747-1817, Paris, Éditions du Félin, 1997.
12Jean-Clément Martin, La machine à fantasmes. Relire l’histoire de la Révolution française, Paris, Vendémiaire, 2014.
13Id., Nouvelle histoire de la Révolution française, Paris, Perrin, 2012, notamment p. 222-224.
14Id., La guerre de Vendée, Paris, Seuil (Points), 2014.
15Voir la synthèse dirigée par Jacques Hussenet, « Détruisez la Vendée ! », La Roche-sur-Yon, Centre vendéen de recherches historiques, 2007.
16Hugues Neveux, Les révoltes paysannes en Europe (xive-xviie siècles), Paris, Albin Michel, 1997.
17Eugen Weber, La fin des paysans, Paris, Fayard, 1975.
18Jean-Clément Martin, « The Vendée, Chouannerie, and the State, 1791-99 », dans Peter McPhee, A Companion to the French Revolution, Oxford, Wiley/Blackwell, 2012, chap. 15, p. 246-259.
19Id., La guerre de Vendée, op. cit.
20Voir les études de cas dans Id., Nouvelle histoire de la Révolution française, op. cit.
21Nicole Loraux, « La guerre dans la famille », Clio. Histoire, femmes et sociétés, 5, 1997.
22Sur la tyrannie, voir Mario Turchetti, Tyrannie et tyrannicide de l’Antiquité à nos jours, Paris, PUF, 2001.
23John G. A. Pocock, Le moment machiavélien, Paris, PUF, 1997.
24Alain Rey, « Révolution ». Histoire d’un mot, Paris, Gallimard, 1989, p. 46-47.
25Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789, art. 14 : « Tous les Citoyens ont le droit de constater, par eux-mêmes ou par leurs représentants, la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement, d’en suivre l’emploi, et d’en déterminer la quotité, l’assiette, le recouvrement et la durée. »
26Eugen Weber, La fin des terroirs, Paris, Flammarion, 1983.
27Jean-Clément Martin, « La Révolution française et la figure de l’ennemi », dans La Vendée et la Révolution, Paris, Perrin, 2007, p. 40-60.
28Contra Hannah Arendt, De la Révolution, Paris, Gallimard, 2012.
29Jean-Clément Martin, La Terreur, Paris, Perrin, 2017.

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