Un prédateur sexuel au temps de Napoléon : Charles Paul Courant
p. 11-19
Texte intégral
1L’histoire de l’homosexualité a connu un profond renouvellement depuis une trentaine d’années, mais s’est surtout concentrée sur les grandes villes, à commencer par Paris. On connaît beaucoup moins les homosexuels de province, sauf quand des sources ont été conservées comme ces 49 interrogatoires consignés en 1807 par un juge d’Issoudun, l’une des sous-préfectures de l’Indre, dans le cadre d’une enquête qui fait suite à un dépôt de plainte pour « sodomie ». Le principal inculpé est un notable de la ville, Charles Paul Courant. Lui-même n’est pas interrogé, mais nombre de témoignages le désignent comme « sodomite », pour utiliser le terme contemporain. Pourtant depuis les débuts de la Révolution française, la sodomie n’est plus considérée comme un « crime contre nature », lequel était passible sous l’Ancien Régime de la peine de mort par le bûcher, pratique presque abandonnée, mais qui a marqué les esprits au point que les révolutionnaires se refusent à légiférer dans le domaine de la sexualité, seuls la castration et le viol étant punis1. On retient pourtant la notion d’outrage aux bonnes mœurs, mais qui n’est au mieux passible que d’un an de prison. Le Consulat et l’Empire ne reviennent pas sur ces dispositions. L’homosexualité n’est donc pas pénalisable et n’est l’objet d’aucune mention dans le Code pénal de 1810 qui se contente de reprendre la notion d’outrage aux bonnes mœurs, qui peut englober l’homosexualité. Le paradoxe est qu’à l’époque, l’homosexualité continue à être considérée par une grande majorité de Français comme un crime contre nature, si bien que l’on ne fait guère de distinguo entre rapports consentis, agression sexuelle, voire viol, car si le Code pénal de 1791 punit le viol des femmes d’une peine de six ans de fers, qui peut être doublée, si la victime a moins de quinze ans, en revanche, rien n’est dit du viol des hommes et a fortiori de celui des jeunes garçons. Or l’affaire Courant révèle qu’au-delà des rapports qu’il peut entretenir avec des hommes, il a pratiqué une traque active des jeunes gens de son entourage, allant jusqu’au viol, même si aucune plainte n’a été déposée pour ce motif. Cette affaire permet ainsi de mettre au jour des formes de déviances à la fois condamnées et admises par la société, jusqu’à un certain point du moins. Elle nous plonge au cœur d’un monde de notables moins policé que ne voudrait le faire croire la doxa officielle. C’est du reste pourquoi l’affaire est finalement étouffée2.
Un prêtre marié
2En octobre 1806, Marie Besson surgit dans le café tenu par Guillaume Lechevalier, sur la place d’armes d’Issoudun, adossé aux remparts. En pleurs, elle révèle que son fils, Louis, est atteint d’un abcès à l’anus provoqué par les relations sexuelles qu’entretient avec lui Charles Paul Courant depuis sept ans. Louis avait donc onze ans quand les faits ont commencé. À l’annonce de cette nouvelle, l’émotion s’empare des clients présents, parmi lesquels plusieurs notables de la ville. L’un d’entre eux s’exclame alors : « Comment ! on ne chassera pas de la ville ces gueux qui corrompent tous les jeunes gens3 ? » Courant est nommément désigné, en même temps que l’un de ses beaux-frères, Félix Gaudeffroy. Une enquête est lancée par le substitut du procureur de Châteauroux. Le procureur ayant donné son accord, elle est ensuite transférée au directeur du jury d’accusation qui, en vertu des règles prévalant alors, doit procéder à l’instruction. Il interroge quarante-neuf témoins. Les déclarations sont consignées dans un procès-verbal signé à la fois par le magistrat, le greffier et le témoin. Au terme de la procédure, le dossier doit être transmis au tribunal pour un éventuel procès. Mais dans le cas présent, aucun procès n’est organisé. L’affaire est en effet étouffée. Pourtant les charges paraissent accablantes.
3Charles Paul Courant est né le 20 janvier 1757 à Issoudun, où son père, Paul Courant, était marchand de chevaux. Destiné à la prêtrise, il fait ses études au séminaire de Bourges et est ordonné prêtre en avril 17814. Il devient ensuite chanoine de la collégiale Saint-Cyr d’Issoudun et fait partie des prêtres qui prêtent le serment constitutionnel en 1791, bien qu’il n’y soit pas astreint puisque les chapitres ont été supprimés. Il est alors choisi comme vicaire épiscopal par l’évêque de l’Indre, René Héraudin. Courant finit par abandonner la prêtrise à la fin de 1792 et s’engage dans l’armée. Il intègre le 2e bataillon de l’Indre, formé le 26 octobre 1791, en première ligne quand éclate la révolte chouanne. Lorsqu’il renvoie ses lettres de prêtrise, en février 1794, Courant est en garnison à Belle-Île-en-Mer5. Il quitte ensuite l’armée et revient à Issoudun, où il devient commissaire du Directoire exécutif près de la municipalité, c’est-à-dire qu’il est chargé de représenter le gouvernement auprès de la municipalité d’Issoudun dont il oriente ainsi l’action. C’est à cette époque qu’il épouse, le 15 septembre 1798, Catherine Henriette Henry, âgée de vingt-deux ans, fille d’un marchand. Il est par ailleurs le beau-frère de Rémy Tourangin qui a épousé sa sœur aînée, Françoise Élisabeth, et de Félix Gaudeffroy qui s’est marié avec une autre de ses sœurs, Anne. Or la famille Tourangin est une des plus puissantes de la ville, ce qui n’est pas sans incidence sur la manière dont l’affaire est conduite.
4Au début du Consulat, Charles Paul Courant est nommé premier adjoint au maire d’Issoudun. Sa nomination s’inscrit dans le prolongement des fonctions qu’il occupait au temps du Directoire. C’est une charge qui le met en vue et lui permet d’intégrer la liste des 500 notables de l’Indre en 1800. En quête d’honorabilité, il adresse par ailleurs en 1803 une lettre au pape, par l’intermédiaire du cardinal Caprara, légat envoyé en France pour régler les questions liées à la réorganisation de l’Église. Il souhaite comme beaucoup d’autres prêtres mariés régulariser sa situation personnelle et matrimoniale au regard de l’Église. Il explique à Caprara que sa femme et lui « se sont laissés entraîner dans cette malheureuse chute par l’égarement épidémique qui régnait alors en France, par la crainte que leur inspiraient les traitements exercés sur les prêtres victimes alors de la persécution et par l’avis imposant de ceux qui étaient alors chargés de l’administration de la commune d’Issoudun6 ». Courant précise qu’ils ont eu deux enfants, mais qu’ils vivent désormais séparés de corps.
5Quelques semaines avant que n’éclate l’affaire, Charles Paul Courant assistait au mariage de sa nièce par alliance, Clémence Tourangin, avec le nouveau sous-préfet d’Issoudun, Emmanuel Cochon de Lapparent, fils de l’ancien ministre de la Police du Directoire, Charles Cochon, devenu préfet. Le sous-préfet se serait bien passé de la lumière ainsi projetée sur sa nouvelle famille.
Des témoins à charge
6Parmi les quarante-neuf témoins qui déposent au mois de mars 1807, 22 font état d’avances faites de la part de Charles Paul Courant. Ces témoignages permettent de faire remonter les pratiques homosexuelles de Courant à l’époque où il fréquentait le séminaire. À l’une de ses proies, il confie qu’il n’aime pas les femmes, qu’il trouve « infiniment plus de plaisir à jouir d’un homme que d’une femme », lui conseillant d’en faire de même et mettant en avant sa propre expérience de séminariste. « Lorsqu’il était au séminaire, il avait un professeur avec lequel il s’amusait et avait tout plein d’agréments7 », relate ainsi Gaultier, reprenant ses propos. Un autre témoin, François Morat, fils d’un notaire, raconte comment, à la fin des années 1780, il surprit l’abbé Courant en train de se baigner nu dans la Théols, rivière qui traverse Issoudun. Il fait mine de s’éloigner, quand il voit alors venir à lui le prêtre qui, rapporte Morat, « lui dit qu’il voulait jouir de lui et de suite se jeta sur lui pour assouvir sa passion, et comme il s’y refusait, il le menaça de le faire noyer ». Le jeune Morat décrit la manière dont il sort rapidement de la rivière et se rhabille promptement, invectivant l’abbé Courant, et lui rappelant « qu’autrefois il aurait été pendu comme un chien », allusion à la peine prévue pour crime de « pédérastie » sous l’Ancien Régime. Vers 1787, Courant fait des propositions à Louis Nicolas Tabouet, alors âgé de dix-neuf ans. « Pendant qu’il est resté avec lui, raconte le témoin, il lui tint des propos libertins et par la crainte d’être surpris par quelqu’un, étant tous les deux, il ferma la porte de clef, qu’après plusieurs propos, il lui proposa de se masturber réciproquement8. » Tabouet finit par parvenir à quitter les lieux, sur la promesse de ne rien dire. Courant est toujours prêtre, même s’il s’apprête à quitter les ordres, quand, vers 1792, il invite Louis Brain qui travaille au district d’Issoudun comme commis à le suivre dans un jardin qui appartient à son beau-frère, Rémy Tourangin. Ce jardin abrite un mystérieux cabinet maçonné, situé à la droite de la porte d’entrée, dont Courant a la clef et dont il se sert pour ses menus plaisirs. Il y fait entrer Brain, le fait asseoir pour écrire une « petite lettre », avant de l’attirer sur un canapé, dirigeant son regard vers « des estampes obscènes », avant de lui faire « des propositions malhonnêtes tendant à consentir à ce que ledit Courant assouvît sa passion sur lui ». Brain le repousse. Courant tente de le déculotter, lui-même s’est débarrassé de ses frusques et cherche à le prendre de force. Finalement Brain parvient à lui échapper9. Dans la plupart des témoignages, les jeunes gens sollicités parviennent à se débarrasser de leur agresseur, non sans mal et souvent après avoir subi des menaces physiques.
7Aucun témoin n’a fait état de la période passée par Courant à l’armée, mais des indices laissent penser qu’il n’a pas nécessairement ralenti ses activités de prédateur. Ainsi croisant à Issoudun un ancien soldat, nommé Desmousseaux, il se jette à son cou et l’embrasse, Desmousseaux lui rétorquant qu’il préférerait « la plus vilaine femme que le plus joli homme10 », affirmant ainsi son hétérosexualité. Après son retour à Issoudun, il redouble d’énergie, particulièrement à l’encontre des jeunes clercs de notaire ou commis de bureau qu’il côtoie dans ses fonctions de commissaire du Directoire ou de premier adjoint au maire d’Issoudun. Pendant sept ans, il dispose ainsi d’un bureau qui est le lieu privilégié des agressions commises. Ce bureau est aussi le symbole de l’autorité qui émane de Courant, ce qui rend plus difficile de lui résister.
8Jean-François Berthelot, fils d’un épicier, a seize ans au moment des faits. Courant l’invite à le suivre dans son bureau, ferme la porte à clef, sans susciter la méfiance de Berthelot qui ne réagit qu’après avoir vu Courant s’approcher de lui, le prendre au corps et l’embrasser. Il « déboutonna sa culotte et commit des indécences sur lui-même, ensuite chercha à mettre la culotte de lui déclarant et à la déboutonner, que lui déclarant se retira d’entre ses mains et lui dit que tous ces jeux-là ne lui convenaient point et que s’il aimait de semblables amusements, il pouvait les prendre tout seul11 ». Jean-Baptiste Auger, natif d’Ineuïl dans le Cher, vient faire son apprentissage chez un orfèvre d’Issoudun nommé Moreau. Courant qui connaît son père l’invite à venir le voir au bureau de la municipalité. À peine est-il entré que Courant ferme la porte à clef, s’assoit sur ses genoux, commence à le caresser et à lui faire des « attouchements déshonnêtes12 ».
La question du consentement
9Quasiment tous les témoins agressés par Courant racontent les scènes qu’ils ont vécues, mais la plupart nient avoir eu des relations sexuelles avec lui. Rares sont ceux qui en conviennent plus ou moins explicitement, sans qu’on sache jusqu’à quel point cette relation était consentie. C’est le cas de l’un de ses cousins, François Courant, né à Issoudun en 1781. « Courant, raconte-t-il, l’a séduit et est venu à jouir de lui à cette époque13. » Sa grand-mère, prévenue, l’incite à s’en séparer, et menace même de porter plainte contre l’ancien prêtre. Non seulement il continue à le fréquenter, mais il favorise des rencontres entre son cousin et des jeunes gens de ses amis. Il est aussi présent lors des rencontres que Charles Paul Courant organise chez un aubergiste nommé Berost, dès l’époque du Directoire. Pierre Deséglise a dix-sept ans. Il est le fils d’un ancien commis au bureau des aides d’Issoudun. Sans le dire explicitement, il paraît apprécier la compagnie de Courant et lui fait également rencontrer des jeunes gens de son âge. Il est aussi un des hôtes assidus des dîners chez Berost. Courant rencontre aussi régulièrement Sylvain Fournier, boulanger et père de cinq enfants. Marie Bazin les aurait vus « commettre dans la rue, des indécences et des infamies qu’on ne peut exprimer14 ». Le témoignage est rapporté par deux témoins qui ont entendu ce récit de la bouche de Marie Bazin, laquelle nie avoir assisté à cette scène. Toutefois, cela suffit à inclure Fournier parmi les cinq homosexuels finalement proscrits, même si les autorités reconnaissent qu’il est « le plus passif des cinq ».
10Dès l’époque du Directoire, Courant a pris l’habitude de réunir sept à huit jeunes gens, âgés de treize à seize ans, chez un traiteur d’Issoudun, Nicolas Berost. Berthelot se souvient de l’une de ces parties fines, et rapporte que Courant « tenait les propos les plus déshonnêtes, qu’il y commettait et donnait l’exemple des plus grandes impudicités ; que pendant ce repas, ledit Courant emmena dans un cabinet à côté de la chambre où ils étaient, le nommé Babouin, qui était alors âgé de quinze au plus, pour jouir de lui15 ». Jean-Baptiste Auger a également pris part à ces dîners et se souvient qu’il « s’y commettait des indécences et infamies inouïes et qu’on ne peut pas même exprimer et dont le sieur Courant donnait l’exemple16 ». La répétition de ces dîners laisse penser que ceux qui y reviennent en apprécient les différentes composantes. En cette fin du Directoire, une partie de la jeunesse d’Issoudun s’amuse et découvre le plaisir sexuel, entre hommes, en même temps que les plaisirs de la table.
De l’abus de pouvoir au viol
11Dans la plupart des récits, l’acte sexuel n’est pas confirmé, mais l’existence de violences, au moins morales, sinon physiques, est attestée. Courant a usé de l’autorité dont il bénéficiait comme l’un des principaux responsables de la municipalité pour attirer des jeunes gens et tenter de les abuser.
12Dans le cas de Jean Besson, il s’agit de viols à répétition. Son témoignage révèle en effet qu’il a été violé régulièrement pendant sept ans, sans trouver les moyens d’y mettre un terme. Jean Besson venait d’être engagé comme commis auprès de la municipalité d’Issoudun lorsqu’il est abordé par le premier adjoint. Un soir, Courant lui demande de rester après les autres employés, prétextant avoir à lui remettre une lettre à porter. Une fois tout le monde parti, Jean raconte que Courant « se mit à l’embrasser et lui fit des caresses, qu’il lui déboutonna sa culotte et assouvit sa passion, sans qu’il pût et osât à raison de sa jeunesse opposer aucune résistance ». Le jeune Besson précise que « ce commerce a duré à plusieurs circonstances pendant tout le temps qu’il est resté à la municipalité ». Il est ensuite employé par l’avoué Desjobert, ce qui fait provisoirement cesser leurs relations. Mais Courant le relance en allant voir son père pour lui demander de lui envoyer son fils afin de cirer ses meubles. Chaque visite est l’occasion pour l’ancien prêtre « d’assouvir sa passion sur lui ». C’est enfin Jean qui, en présence du docteur Penau, répond à sa mère que sa maladie provient sans doute des relations qu’il a entretenues avec Courant17.
13L’un des arguments des autorités supérieures pour étouffer l’affaire sera de dire qu’aucun acte répréhensible n’a été commis, ce qui est exact selon la jurisprudence de l’époque. Le Code pénal de 1791, toujours en vigueur au début de l’Empire, prévoit que le viol peut valoir à son auteur six ans de fers. Mais le Code ne donne pas de définition du viol, sinon en creux, l’article 30 (titre II, section I, « Crimes et attentats contre les personnes »), précisant à propos du viol : « La peine portée en l’article précédent sera de douze années de fers, lorsqu’il aura été commis dans la personne d’une fille âgée de moins de quatorze ans accomplis, ou lorsque le coupable aura été aidé dans son crime, par la violence et les efforts d’un ou de plusieurs complices18. » Cette législation s’inscrit dans le prolongement de la conception que se faisaient du viol les hommes des Lumières, l’article de l’Encyclopédie lui étant consacré précisant que le viol est « le crime que commet celui qui use de force et de violence sur la personne d’une fille, femme ou veuve, pour la connaître charnellement, malgré la résistance forte et persévérante que celle-ci fait pour s’en défendre19 ». Ainsi le viol des jeunes gens, et par extension des hommes, n’est pas considéré comme un crime. Toutefois, la justice peut, dans ce cas, se référer à un article du Code de police municipale et de police correctionnelle adoptée le 19 juillet 1791. Il permet de renvoyer devant un juge de paix les auteurs de « délits contre les bonnes mœurs » (titre II, art. 17). Les auteurs de ces délits sont définis à l’article suivant comme « ceux qui seraient prévenus d’avoir attenté publiquement aux mœurs, par outrage à la pudeur des femmes, par action déshonnête, par exposition ou vente d’images obscènes, d’avoir favorisé la débauche ou corrompu des jeunes gens de l’un ou l’autre sexe20 ». Ils encourent une peine maximale de six mois de prison qui peut être doublée en cas de récidive, les auteurs de débauche ou ayant « corrompu des jeunes gens pouvant être condamnés à un an de prison ». De fait toutes les affaires repérées qui concernent des agressions sexuelles, et même des viols de garçons ou d’adolescents, par des hommes, s’achèvent, lorsqu’elles arrivent en justice, par une peine maximale d’un an de prison, qui correspond à la mise en application du Code de juillet 1791 sur l’atteinte aux bonnes mœurs21. Ainsi le législateur, en souhaitant ne pas pénaliser l’homosexualité, a omis le cas des viols et agressions sexuelles commis sur des enfants ou des adultes de sexe masculin.
L’étouffement de l’affaire
14Pourtant une action en justice a été entreprise après le choc provoqué par les propos de Jean Besson. Elle vise Charles Paul Courant, mais aussi son beau-frère, Félix Gaudeffroy, juge suppléant au tribunal de la ville. Elle est poursuivie malgré l’intervention du sous-préfet, neveu par alliance de Courant, qui tente de l’éteindre. Le directeur du jury interroge quarante-neuf témoins, puis le procureur transmet le dossier au ministre de la Justice, avec une conclusion sans ambiguïté. « L’examen que j’en ai fait prouve plus qu’il ne faudrait l’immoralité de ces messieurs22. » Consulté, le préfet de l’Indre tente de minimiser l’affaire :
Ces propositions et autres moyens de séduction mis en usage, quoique servant à établir que les deux prévenus sont atteints du goût dépravé qu’on leur impute, n’étaient point suffisantes pour autoriser une semblable procédure ; elles ne devaient avoir lieu que dans le cas d’atteinte aux bonnes mœurs et les propositions honteuses des sieurs Courant et Gaudeffroy ne portaient certainement pas ce caractère puisqu’elles avaient été secrètes et individuelles23.
15Il cherche aussi à protéger le sous-préfet.
Il faut encore près de trois semaines pour que le ministre de la police, Fouché, statue dans cette affaire, en l’absence de Napoléon, alors en Prusse-Orientale, qui n’en sera jamais informé. Fouché commence par rappeler que la sodomie n’est pas un crime, avant d’expliquer pourquoi le législateur avait renoncé à légiférer en la matière : « On a pensé, sans doute, qu’il y avait plus de dangers pour les mœurs, à la punir avec l’éclat judiciaire qu’à l’abandonner à sa propre infamie et à l’action de la haute police24. » Fouché ne manque pas de stigmatiser l’action du tribunal d’Issoudun, précisant que la procédure lancée « a augmenté le mal par la publicité qu’elle a donnée au délit ». Il n’y aura donc pas de procès, mais des mesures de haute police que seul le ministre est habilité à prendre25. Et Fouché confirme sa volonté d’étouffer l’affaire. « Convaincu en effet que l’ordre social est intéressé à ce que de semblables délits restent dans l’oubli, averti du scandale qu’avait déjà occasionné la procédure commencée à Issoudun, j’ai chargé le préfet d’enjoindre aux cinq individus susmentionnés de s’éloigner de plus de cinquante lieues de ladite ville26. »
16Charles Paul Courant est donc prié de s’exiler à Nantes. Après un an d’exil en Loire-Inférieure, Courant fait intervenir sa femme, qui se garde bien de revenir sur la nature des faits reprochés à son mari, et sollicite son retour à Issoudun27. Finalement Courant est autorisé à séjourner à Tours où il reste placé sous surveillance28. Il y arrive à la fin du mois d’avril 1808 et fait l’objet d’une attention particulière de la police locale. Fin juin, il loge chez le sieur Crépin, établissement « notoirement mal famé », note le commissaire de Tours qui fait par ailleurs un rapport circonstancié sur les mœurs de Courant : « Aussitôt qu’il a été chez le sieur Crépin, il a montré un penchant au pédérantisme [sic] par des caresses et des attouchements répugnants qu’il se permettait envers tous les jeunes gens et les enfants de sexe masculin qui se présentaient chez son hôte29. » Le maire de Tours s’empresse d’informer de ces faits le préfet d’Indre-et-Loire, dénonçant un « homme d’une immoralité dangereuse pour la jeunesse30 ». Ce préfet transmet les pièces au ministère de la Police avec ce commentaire flegmatique : « Ce particulier réside ici depuis la fin avril et la manière dont il s’y comporte prouve qu’il ne s’est pas corrigé de ses vices31. » Ce qui lui vaut d’être interné dans la prison de Tours. Libéré en théorie à la fin du mois de janvier 1810, il continue de séjourner à l’hospice de Tours où il aurait eu « une conduite régulière », ce qui incite le préfet à recommander son transfert à Orléans32. Il est autorisé à s’y rendre en novembre 181033. Charles Paul Courant retourne finalement à Issoudun en 181134, où il meurt le 23 février 1821.
Notes de bas de page
1Thierry Pastorello, « L’abolition du crime de sodomie en 1791 : un long processus social, répressif et pénal », Cahiers d’histoire, no 112-113, 2010, p. 197-208.
2L’affaire a été évoquée par Michael Sibalis, « “The Dissolute Taste of Vulgar Men” : Same-Sex Desire in Issoudun under the First Empire », Journal of the Western Society for French History, 2012, 40 et par Jacques-Olivier Boudon, Le sexe sous l’Empire, Paris, La Librairie Vuibert, 2019, p. 204-214.
3AN, F 7 8158, déposition de Charles Philippe Henry Proteau, témoin 6.
4AN, F 19 866, dossier Courant.
5AN, F 19 883, le président du district d’Issoudun au Comité d’instruction publique, 27 février 1794.
6AN, AF IV 1915, Courant au pape, s. d. [1803].
7AN, F 7 8158, déposition de Louis André Gaultier, témoin 11.
8AN, F 7 8158, déposition de Louis Nicolas Tabouet, témoin 16.
9Ibid., déposition de Louis Brain, témoin 8.
10Ibid., déposition de Louis Pierre Desmoussaux, témoin 14.
11Ibid., déposition de Jean-François Berthelot, témoin 17.
12Ibid., déposition de Jean-Baptiste Auger, témoin 42.
13Ibid., déposition de François Courant-Duchêne, témoin 39.
14Ibid., déposition de François Jouard, témoin 43.
15Ibid., déposition de Jean-François Berthelot, témoin 17.
16Ibid., déposition de Jean-Baptiste Auger, témoin 42.
17AN, F 7 8158, déposition de Jean Besson, témoin 7.
18Georges Vigarello, Histoire du viol, xvie-xxe siècle, Paris, Seuil, 1998 ; Fabrice Virgili, « Viol (histoire du) », dans Michela Marzano (dir.), Dictionnaire de la violence, Paris, PUF, 2011, p. 1423-1429.
19Encyclopédie, 1re éd., 1751, t. 17, p. 310.
20Décret-loi du 19 juillet 1791, dans Archives parlementaires de 1787 à 1860, Première série (1787-1799), tome XXVIII, du 6 juillet au 28 juillet 1791, Paris, Librairie administrative P. Dupont, 1887, p. 430.
21Jacques-Olivier Boudon, Le sexe sous l’Empire, op. cit., p. 215-217.
22AN, BB 18 384, le procureur de Châteauroux au ministre de la Justice, 10 avril 1807.
23AN, F 7 8158, Rapport du préfet de l’Indre au conseiller d’État chargé du premier arrondissement de police, sur la procédure instruite contre cinq particuliers de la ville d’Issoudun prévenus de sodomie, 3 mai 1807.
24AN, F 7 8158, le ministre de la police au ministre de la Justice, 28 mai 1807.
25Sur cette question, voir Jeanne-Laure Le Quang, Haute police, surveillance politique et contrôle social sous le Consulat et le Premier Empire (1799-1814), thèse de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, sous la direction de Pierre Serna, 2018.
26AN, F 7 8158, le ministre de la Police générale au ministre de la Justice, 28 mai 1807.
27Ibid., Catherine Henry, femme Courant, au ministre de la Police générale, s. d.
28Ibid., le conseiller d’État chargé du premier arrondissement de police au préfet de l’Indre, 12 août 1808.
29Ibid., le commissaire de police de Tours au maire de Tours, 29 juin 1809.
30Ibid., le maire de Tours au préfet d’Indre-et-Loire, 29 juin 1809.
31Ibid., le préfet d’Indre-et-Loire au conseiller d’État chargé du premier arrondissement de police, 4 juillet 1809.
32Ibid., le préfet d’Indre-et-Loire au conseiller d’État chargé du premier arrondissement de police, 5 novembre 1810.
33Ibid., le conseiller d’État chargé du premier arrondissement de police au préfet d’Indre-et-Loire, 16 novembre 1810.
34Ibid., le préfet d’Indre-et-Loire au conseiller d’État chargé du premier arrondissement de police, 21 mai 1811.
Auteur
-
Jacques-Olivier Boudon
Jacques-Olivier Boudon, ancien élève de l’École normale supérieure, est professeur d’histoire contemporaine à la faculté des lettres de Sorbonne Université et codirecteur du Centre d’histoire du XIXe siècle. Il est l’auteur d’une trentaine d’ouvrages portant sur l’histoire de l’Empire et du XIXe siècle, parmi lesquels Les Naufragés de la Méduse (Belin, 2016, rééd. Texto, 2021), Le Plancher de Joachim (Belin, 2017, rééd. Folio, 2019), Le Sexe sous l’Empire (Vuibert, 2019) et Les Quatre Sergents de La Rochelle (Passés Composés, 2021).

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