1L’exposé a pour objet l’information publiquement communiquée à la fin du Moyen Âge1. Elle est appréhendée par l’étude de procédures qui en permettent l’élaboration, la proclamation, la validation et la diffusion. Celles-ci sont rituelles pour la plupart ; la principale est celle du cri public ; elles constituent des rites profanes2 dont le rôle de ressort de la cohésion sociale peut être présumé3. Les règles définissant les rites envisagés sont tacites : il faut étudier les procédures qui en découlent pour les découvrir. Cela signale leur importance dans la vie sociale4. Quant aux terrains étudiés, ils ont été choisis, le premier, parce qu’il constitue une unité politique cohérente et en même temps représentative de l’organisation de l’État en France à la fin du Moyen Age5, le second parce qu’il permet d’associer à une documentation bourguignonne renseignant allusivement sur le déroulement effectif des rites celle qui informe sur l’État royal, considéré au moyen de l’examen des ordonnances et mandements du roi.

2L’étude des scénarios, temps et lieux des types d’interaction considérés permet d’expliciter les règles tacitement admises que mettent en œuvre les procédures rituelles envisagées, dans leur double dimension constitutive (ce qui constitue les rites en tant que tels, donc leur donne sens) et régulatrice (du processus de leur déroulement, qui doit être respecté pour que le rite soit accompli) et de proposer une réflexion sur leur utilisation. On articulera le propos en trois points : une présentation du cri public, puis d’un ensemble de procédures qui lui sont complémentaires et comparables, enfin une tentative d’élucider l’élaboration et le fonctionnement du mode de communication considéré ici.

3La définition de la nature et de l’usage du cri public permet d’examiner sa réalisation effective. C’est une variété de cri. En effet, nous apprend Jean Nicot, auteur du Thrésor de la langue française, « le cri est voix hautaine » tandis que le cri public « est proclamation faite par authorité de personne publique envers le peuple et de choses concernant le public » : « Tout cri publiquement fait n’est pas entendu par ces mots, cri public » ; ainsi a-t-on « les cris de Paris pour les voix haut-sonnantes de ceux qui portent à vendre quelque chose », les « cris de joustes, tournois ou batailles »6. Le Dictionnaire de l’Académie française, en son édition de 1694, précise ce qu’il faut entendre par « personne publique » (« crier signifie aussi proclamer quelque chose par authorité de justice » et « on le dit aussi des choses qu’on fait sçavoir par cri public qu’elles sont à vendre ») et par proclamation (proclamer c’est « publier à haute voix & avec solennité »). Ce sens de l’expression « cri public » au xvii^e siècle est reçu dans le royaume de France à la fin du Moyen Âge. On y entend communément par cri public un mode de promulgation7 et de communication orales comportant deux éléments : un appel et la délivrance d’un message dont la communication orale par le crieur est partie intégrante du cri tel qu’il est communément entendu. Ainsi parle-t-on de « criée » pour désigner une ordonnance à publier8 ou une proclamation en justice de la mise en vente d’un bien et de « voie de cri » pour désigner le mode de publication d’une ordonnance9. Le cri peut être fait à l’initiative des pouvoirs publics ou de personnes privées. Dans le premier cas il est effectué sur ordre des pouvoirs publics et par leurs employés. Dans le second cas le cri est réalisé par les personnes privées elles-mêmes ou par les pouvoirs publics en particulier dans le cadre de procédures judiciaires qui nécessitent, à un moment ou à un autre, un appel public ; elles sont bien connues10.

4La raison d’être du cri public étant la communication de messages, on peut en fonction du contenu de ceux-ci identifier trois types d’emplois du cri. On l’effectue, d’une façon générale, dans tous les cas où l’on veut porter une information à la connaissance de tous : publier qu’un bien a été perdu par exemple11, ou indiquer quand et dans quelles conditions se tiendront les foires internationales de Chalon-sur-Saône. On fait un cri ensuite dans le cadre d’une procédure judiciaire quand celle-ci implique de porter quelque chose à la connaissance de tout un chacun : dénoncer un crime auprès de la juridiction locale de première instance12, lancer des appels aux parties, ajournées à tel moment par cri public13, lancer les appels à témoins ou à dénonciation de faits délictueux, par exemple dans le cadre des procédures inquisitoires14, signifier les décisions de justice, notamment dans les cas des ventes aux enchères de biens saisis15 et des lettres royaux ou ducaux de sauvegarde. On fait un cri public, enfin, pour faire connaître à tous une décision prise en application de l’ordre réglementaire existant ou le modifiant. L’examen des ordonnances et mandements du duc de Bourgogne, accessoirement du roi, révèle que le cri public n’est pas le seul mode de publication des ordonnances mais sans doute le plus usuel. La publication par cri est choisie quand une vaste publicité paraît nécessaire. Les ordonnances comprennent alors l’ordre aux autorités qui les recevront de les faire « publier par voie de cri ». Il s’agit d’éviter que « aucun ne […] puisse mettre en ignorance » les dispositions criées16. L’emploi du cri est systématique quand sont traités des sujets touchant toute la population, ainsi le crédit usuraire, le sel, l’interdiction de faire appel au parlement du roi à Paris17. Cela vaut en particulier pour les décisions relatives au cours des monnaies, à la défense du pays18 et à l’instauration de paix ou de trêves19, en Bourgogne comme ailleurs20.

5Quant à la réalisation effective du cri, la documentation apporte des éléments de réponse à deux questions : qui le réalise ? comment ? La réalisation est généralement confiée aux échelons administratifs locaux (villes, châtelains, prévôts). Parmi eux, les villes sont en même temps les mandataires de collectivités autonomes. Exerçant un pouvoir réglementaire, parfois très étendu21, elles font publier par cri leurs décisions, tant celles qui modifient une réglementation22 que celles visant à l’application de la réglementation existante (par exemple, l’assemblée des habitants est toujours convoquée par cri public ; c’est le cas général dans le royaume). Quant aux ordonnances ducales et royales, elles sont adressées aux baillis ducaux, à charge pour ces derniers de faire publier. Ils les transmettent aux échelons administratifs inférieurs, dont le zèle est variable quand l’autorité locale est un pouvoir municipal. Ainsi connaît-on des exemple de refus de faire publier des ordonnances jugées en contradiction avec le droit local23. Le cas du cri public illustre ici le fait que les autorités locales sont des relais indispensables des pouvoirs centraux, le roi et les princes. Les échelons administratifs locaux sont par ailleurs normalement les employeurs des crieurs publics24. Les villes en ont un ou plusieurs, qui n’ont pas le monopole du cri public et ne sont pas toujours seulement crieurs : le crieur peut être un sergent, requis ponctuellement pour un cri ou affecté spécialement au « criage »25. Il y a lieu de supposer qu’il en va ainsi pour les crieurs ducaux.

6La documentation permet d’identifier différentes façons de faire le cri. Elle distingue en effet la manière usuelle de procéder des autres, façon « solennelle »26, ou particulièrement insistante27 ou encore ancienne28 – la façon de procéder a donc évolué. Elle résulte des variations des éléments constitutifs du cri : lieux, heure, nombre d’appels, nombre de crieurs, instruments acoustiques utilisés. Les « lieux accoutumés à faire cri », mentionnés dans toutes les ordonnances, sont un sous-ensemble d’une catégorie de lieux plus vaste, celle des « lieux notables »29. Ces lieux notables et par ailleurs usuellement sièges de cris sont : le siège de la chancellerie ducale, les tribunaux en leurs sessions (parlement ducal, cours de justice de bailliage, tribunaux municipaux), des lieux de rassemblement de la population enfin, les places et les carrefours30. Le nombre et la localisation des lieux utilisés varient. On utilise parfois « tous les lieux accoutumés à faire cri » ; les textes le spécifient alors expressément. Dans les autres cas on utilise une partie des lieux de cri seulement, sélectionnés en fonction de la matière traitée et du public visé ; cela, en Bourgogne comme ailleurs31. Il en va de même pour l’heure du cri32. Il peut y avoir un ou plusieurs cris, dans ce second cas généralement trois, effectués par un seul crieur ou plusieurs33. Un instrument acoustique enfin est utilisé pour l’appel quand les pouvoirs publics font faire le cri, « cor »34 – sans doute un cornet –, « gros cor »35, trompe36, trompette37.

7Le moment où est réalisé le cri public, étant pour toute décision d’une autorité publique devant être publiée par cri, celui de la promulgation, on aimerait savoir dans quel délai intervient celle-ci. La documentation bourguignonne est avare de précisions mais il est avéré, si l’on en juge par les pratiques de l’État royal, que le délai peut être long. Ainsi, l’ordonnance royale du 22 juin 1373 interdisant aux sergents des maréchaux de faire des ajournements est-elle criée à Paris le 14 décembre 1374 : soit 17 mois et 22 jours après sa signature38.

8Il y a lieu de distinguer les procédures souvent associées au cri public et celles qui assurent une fonction non pas identique, mais comparable en son principe. Les unes et les autres font appel non seulement à l’oral mais à l’écrit. Les procédures souvent associées au cri sont au nombre de quatre : la publication en jugement, l’enregistrement, l’affichage, la délivrance de copies. Elles forment avec lui l’ensemble des modes de publication des décisions des pouvoirs publics.

9Les deux premières procédures sont banales à la fin du Moyen Âge. La publication en jugement consiste en une lecture publique durant les séances d’un tribunal39. L’affichage est utilisé ponctuellement40, comme il l’est par les autorités ecclésiastiques41. L’enregistrement par écrit des ordonnances, lettres, mandements, aux registres du parlement et parfois aussi aux registres de chaque bailliage est entré dans les mœurs. Permettant de se reporter commodément aux textes, il autorise la quatrième procédure. Celle-ci indique, par son existence même, une évolution importante des modes de publication et de validation de l’information. Elle consiste en la pratique de considérer qu’une copie sous scel authentique d’un texte notifiant des décisions du prince a autant de valeur que l’original. Elle implique nécessairement soit le droit, pour tout un chacun, de demander une copie, soit la liberté d’accès aux textes originaux auprès des services administratifs du prince et la liberté de faire établir la copie dont on a besoin. Pour autant qu’on le sache, ces deux modalités d’application de la procédure de la copie sont contemporaines l’une de l’autre. La pratique d’établir des copies figure parmi les usages de l’État royal depuis le xiv^e siècle au moins42. On la retrouve en Bourgogne pour le cri des foires de Chalon au xv^e siècle43. Le droit de demander une copie est expressément établi par une ordonnance du duc Jean sans Peur prise en juin 1404 à la suite de la mort de son père. Maintenant les officiers de justice et des comptes de celui-ci en leur charge, elle ordonne « à nos ballis, leurs lieuxtenans et à chascun d’eulx » de publier l’ordonnance et « en baillent copie et vidimus à tous ceulx qui l’en voudront ou requerront avoir »44. La procédure de la copie apparaît ici complémentaire du cri public : mais, pouvant être utilisée seule45, elle est bien une procédure à part entière. La documentation relative à la Bourgogne consultée pour ce travail ne fournissant pas d’explications sur sa raison d’être, il a fallu les chercher dans les ordonnances du roi. Celui-ci explique, dans une ordonnance de mars 1360 relative aux juifs qu’ils peuvent en obtenir copie car ils « pourront avoir affaire de ces présentes […] en plusieurs et divers lieux, lesquelles ils ne pourraient bonnement ou aisément avoir » et en juillet 1364, avec une ordonnance relative aux Parisiens, que « l’original de ceste présente grace ne pourrait bonnement estre devers tous ceulz qui en auraient ou pourraient avoir affaire, ne monstrer en tous les lieux où l’en en pourrait avoir besoing »46.

10Le choix du ou des modes de publication utilisés se justifie par la matière traitée. Il y a généralement publication sans cri quand celle-ci présente les deux caractéristiques suivantes : être réglementaire, concerner surtout l’organisation administrative du fonctionnement des pouvoirs publics (administration des biens du prince, organisation financière, administration de la justice). Les vrais destinataires des ordonnances et mandements sont alors les employés du prince, ou ceux qui, professionnellement, ont affaire à eux. C’est avec ces matières que se rencontrent des ordonnances intéressant en théorie tous les sujets et adressées à tous, mais dans la pratique publiées à l’intention de leurs destinataires effectifs, sans cri47. Inversement, le choix d’utiliser la publication par cri48, et encore plus l’ensemble des modes de publication, se justifie par l’importance de la matière pour l’ensemble des sujets49.

11Au total le cri public est un mode de publication parmi d’autres50, dont l’usage prend pleinement son sens replacé dans le contexte de l’ensemble des procédures de publication et de validation des ordonnances en particulier et de l’information en général.

12Les procédures comparables au cri public, variées, ont généralement, comme lui, un complément écrit. Pour les identifier il faut recenser les procédures ayant en commun avec le cri public des caractéristiques majeures. J’en retiens trois, qui tiennent non à la forme – un cri – mais au fond – la raison d’être de l’usage de la parole : la profération plus ou moins solennelle d’une parole publique, le caractère rituel de l’événement, une fonction explicite (et pas seulement latente)51 d’information et de publication. De nombreux rites ont en commun avec le cri public ces trois caractéristiques, même s’ils les présentent sous des formes différentes. C’est par exemple le cas du serment public solennel prêté par chaque nouveau duc de Bourgogne à son avènement, en l’abbaye bénédictine Saint-Bénigne de Dijon, de respecter les privilèges de la ville52 (ou, s’agissant du roi, des promesses formulées lors de son sacre) ; de la réception d’un habitant d’une ville comme bourgeois de celle-ci, quand la procédure comporte un cérémonial public et oral53 ; du prône prononcé par un curé pendant la messe ; de la publication des sentences d’excommunication ; ou encore des défis que se lancent publiquement ceux qui entendent se faire la guerre à titre privé. Ces rites présentent deux points communs : la présence d’un nombre limité de témoins ou d’auditeurs suffit à conférer une validité aux paroles qui y sont prononcées et leur complément écrit, s’il y en a un, est toujours le même : l’acte appelé par les notaires bourguignons « instrument public ».

13On s’intéressera donc à ce dernier54. Sa nature est au premier abord obscure, car à strictement parler les expressions « instrument public » et « acte notarié » sont synonymes, désignant l’acte revêtu d’une forme publique lui conférant l’authenticité légale55. Il est vrai qu’à partir du xiii^e siècle on a souvent restreint le sens de l’expression « instrument public » à la désignation de l’expédition (ou « grosse ») de l’acte notarié, faite sur la base de la minute ; ce sens ne s’applique pas ici, les registres des notaires bourguignons étant des registres de minutes. Par l’expression « instrument public » les notaires bourguignons désignent une procédure particulière, produisant un acte qui apparaît comme l’équivalent à la fois du constat d’huissier et du procès-verbal connus du droit contemporain : on fait appel à un notaire pour lui faire attester, par acte authentique, ce dont il lui est demandé d’être témoin ou des témoignages reçus sous serment. La procédure est simple et peu coûteuse56. On peut la considérer comme rituelle. L’intervention du notaire obéit toujours au même scénario. Il assiste ou se fait raconter par des témoins ce qui s’est dit. Par écrit, il explique la circonstance, donne les noms des présents et le motif de leur intervention, décrit la scène, rapporte les paroles échangées, en restant, en apparence du moins, aussi fidèle que possible au dialogue qui a réellement eu lieu. La raison d’être de l’instrument public est en effet d’attester qu’une action a été accomplie publiquement. Il pallie le caractère limité de l’effectif du public des événements rapportés. Attester par écrit qu’un cri public a eu lieu est inutile car toute une population peut en témoigner ; mais il peut être nécessaire d’attester que s’est produit un événement qui a eu, dans certains cas, moins de cinq témoins.

14La documentation révèle deux types de cas d’emploi de l’instrument public : attester une action qui ne consiste pas en une parole57, attester et rapporter une parole, ou un échange de paroles, ou une situation impliquant par définition un tel échange. C’est celui qui nous intéresse. L’échange peut faire intervenir uniquement des particuliers58 mais aussi impliquer les pouvoirs publics. C’est là que la documentation fournit les cas les plus nombreux. Citons à titre d’exemples : pour la notoriété des personnages en cause, l’instrument public demandé par Guillaume de Nogaret le 12 mars 1303 de son discours du même jour prononcé devant le conseil royal en réplique à la bulle Unam sanctam du pape Boniface VIII59 ; en 1363 l’interpellation du maire de Dijon par un plaignant à propos d’une procédure en cours devant la justice municipale, qui amène le maire à promettre publiquement de faire rendre une justice « bonne et rapide » et le plaignant à accepter de « prendre et faire droit par ledit mahour »60 ; en 1364 la constitution d’une faction politique à Dijon et les engagements publics pris par ses membres61 ; en 1 365 un échange de demandes et de réponses entre le maire de Dijon et le lieutenant du bailli du Dijonnais, relatif à un bourgeois de Dijon mis en arrestation par le bailli62 ; en 1 366 un échange entre les procureurs de la ville de Dijon et la plus importante abbaye de la ville, l’abbaye bénédictine de Saint-Bénigne, relatif à un procès opposant la ville et l’abbaye63 ; en 1367 la réception comme bourgeois d’Auxonne d’un individu qui, devant le maire, des échevins, plusieurs habitants, déclare qu’il veut être bourgeois de la ville et s’engage à en accepter les charges, ce à quoi le maire et les échevins répondent « Je te reçois et de ce, tabellion, je vous en demande inscription »64 ; en 1373 la réunion d’une assemblée des habitants de Dijon pour prendre une décision sur des engagements financiers de la ville, à propos de laquelle le notaire précise qu’il était présent, non pas lors du cri de convocation de l’assemblée, mais lors de la réunion de celle-ci, pour en attester65 ; en 1397 la mainlevée de la saisie de la mairie de Dijon par le duc de Bourgogne66.

15Ces exemples révèlent le sens de l’usage de l’instrument public et, par là, éclairent sa nature. Il constitue une procédure rituelle mais qui peut associer le rite à l’événement postérieurement à son déroulement, à moins bien sûr que le notaire ait été appelé à y assister. Elle est utilisée, non pas toujours, mais souvent, pour attester qu’a eu lieu une autre procédure rituelle consistant en un dialogue nécessitant, pour produire ses effets, d’avoir eu lieu en public devant des témoins. Dans ce cas les interactions collectives rapportées et attestées publient bien une information. Dans tous les cas où les parties en cause sont des personnes privées, la parole ou l’échange de paroles attesté modifie une situation juridique et en crée une nouvelle, dans laquelle les droits et devoirs réciproques des parties sont différents. La parole attestée, pourrait-on dire, est une parole efficace. De ce fait l’acte qui l’atteste n’a pas valeur dispositive mais probatoire67 : il constitue le procès-verbal d’une solennité orale.

16Quant aux caractéristiques du mode de communication envisagé ici, on soulignera que si la parole publique trouve dans une énonciation rituelle et orale les premières conditions de son efficacité, celle-ci dépend pourtant aussi de l’utilisation de procédures écrites.

17Les rituels que l’on examine ont deux effets. Le premier est la rencontre de deux plans d’existence de la société : celui de l’expérience immédiate des autres faite par les individus dans l’interaction et celui de la société dans son ensemble, anonyme, lointaine, abstraite. Ce second plan a peu de réalité pour les individus s’il ne se concrétise pas dans les rencontres face-à-face de l’expérience individuelle68. Précisément, le cri public et les échanges attestés par instrument public font se rencontrer l’expérience individuelle et la société globale sur un mode institutionnalisé et ritualisé, créateur d’un espace public temporaire69. Ainsi, la société globale atteint l’existence individuelle et les membres du corps social continuent de partager ces représentations communes qui sont la substance même de l’articulation entre existence individuelle et phénomènes collectifs70.

18Le second effet, autorisé par l’existence du premier, est la diffusion d’une information. L’efficacité du cri public est hors de doute pour les messages simples – on reviendra sur les autres –, dans ses deux dimensions de solennité (visant à la promulgation de dispositions) et de communication (impliquant la compréhension d’un message par ses destinataires). Les témoignages directs de ce qu’un cri a été entendu sont rares ; ils portent sur les appels à témoins dans des enquêtes71. Mais les témoignages indirects abondent. Les façons de réaliser le cri public manifestent le souci d’être entendu72. La tenue des foires, notamment celles de Chalon-sur-Saône, est annoncée par cri public73. Enfin on admet à la fin du Moyen Âge le principe selon lequel nul n’est censé ignorer la loi, en vertu duquel les ordonnances donnent comme justification de la « voie de cri » l’impossibilité d’invoquer l’ignorance des dispositions promulguées pour se dispenser de les respecter. On tient donc une ordonnance criée pour connue – en sachant bien qu’une ordonnance n’est pas toujours criée dans tous les lieux de cri, dont le maillage par ailleurs ne couvre pas nécessairement de façon égale les diverses parties d’un territoire.

19Le rite oral s’appuie sur l’usage de l’écrit. C’est manifeste à l’examen de l’élaboration de la parole publique par les services administratifs et des conditions de sa diffusion. Les foires de Chalon-sur-Saône fournissent un cas éclairant74. Les décisions relatives à la tenue des foires sont prises par le duc ou son représentant dans le duché75, avec l’avis du Conseil ducal76, voire de la Chambre des comptes. La communication entre ces institutions et personnages prend fréquemment forme écrite : par exemple, le lieutenant du duc écrit au bailli de Chalon77, lequel écrit aux « gens des comptes » pour les consulter78. Les décisions prises lui sont communiquées par écrit, directement signées par le duc ou sous la forme d’un mandement des gens des comptes. Il envoie des messagers faire crier les décisions ducales, porteurs de copies écrites des textes les énonçant79 ; ils en laissent là où ils font faire un cri80. Au xv^e siècle, quand, avec la guerre civile, l’insécurité dissuade de plus en plus les marchands de fréquenter les foires, la place de l’écrit dans le fonctionnement administratif grandit encore : le gouvernement ducal établit des saufconduits pour les marchands. Il faut donc prendre des décisions sur l’opportunité d’en délivrer, demander – par écrit81 – les sauf-conduits82, les faire sceller par le chancelier83 et établir en nombre suffisant, organiser leur transport84 ; finalement, le cri des foires s’assortit de la distribution des saufconduits ; on « crie le sauf-conduit »85. Ajoutons que tout cela donne lieu à des paiements, donc à l’établissement de textes. Au total le cri n’existerait pas sans les procédures écrites résultant de l’activité des services de l’État royal, princier, ou urbain : car l’État des xiv^e et xv^e siècles, État de droit, agit en bonne et due forme juridique et cette forme est souvent écrite86, raison pour laquelle les services administratifs font de leurs écrits, dûment archivés, un usage quotidien87.

20Quant à la diffusion de la parole publique, elle s’appuie de plus en plus sur l’usage de l’écrit, à tel point qu’il apparaît parfois nécessaire à la fois à la validité et à l’efficacité des procédures orales. C’est manifeste, pour la validité, dans le cas de l’instrument public, qui témoigne d’une évolution des rôles respectifs de l’écrit et de l’oral ; l’écrit n’est pas seulement un moyen complémentaire du souvenir : il fait foi et on reconnaît sa capacité à se substituer au souvenir. L’instrument public manifeste que la rédaction d’un écrit authentique peut être constitutif de la validité de procédures orales ; dans cet ordre d’idées, rappelons, même si c’est une évidence, que la « criée » des ordonnances consiste en la communication orale d’un texte écrit, qui seul fait foi. Pour l’efficacité, on peut considérer le mode de publication des lettres de sauvegarde. On les publie « avec panonceaux »88, porteurs d’un écrit. La permanence de la sauvegarde suppose la permanence de l’avertissement d’avoir à la respecter, d’où l’écrit. On en vient donc au cri public : ponctuel, il n’assure pas cette permanence, nécessaire dans le cas de la délivrance de messages complexes. De ce fait l’enregistrement écrit est lui aussi nécessaire, car l’écrit paraît être un support indispensable de la mémoire (« ad fin que de notre dicte ordennance soit greigneur mémoire et soit diligenment gardée sanz enfraindre nous avons ces présentes fait enregistrer… »89, lit-on dans une ordonnance royale de 1361). On n’est donc pas surpris de constater l’apparition de la procédure de délivrance aux sujets du prince d’une copie écrite des ordonnances publiées par cri. On ne l’est pas non plus d’observer que la volonté d’empêcher la diffusion d’une information passe couramment par le refus de la mise par écrit90.

21On proposera, en guise de conclusion, trois séries de réflexions. La parole publique instaure une communication. En effet on effectue un cri pour « faire savoir » quelque chose91. À partir du moment où l’on peut demander copie écrite du message délivré par cri, « faire savoir » n’est pas seulement proclamer, mais aussi communiquer. S’il y a une nouveauté du xiv^e siècle, ce « grand siècle », disait Edouard Perroy, elle est là. Dès lors, la communication ne pouvant être à sens unique, l’interrogation sur la réception de la parole publique est nécessaire – elle laisse subsister de grandes incertitudes92 – et la question d’une opinion publique peut être posée93, notamment pour ce qui touche à la légitimation des pouvoirs par le discours qu’ils produisent94. Les sociétés des xiv^e et xv^e siècles sont des sociétés de l’information, en ceci qu’elles sont caractérisées par l’existence d’organisations administratives liées aux pouvoirs publics, dotées de possibilités d’action croissantes, la croissance de ces possibilités étant liée notamment au contrôle de l’information dans divers aspects de celle-ci : élaboration et codification, diffusion, moyens de la conserver et de la mobiliser, effort de maîtrise de son interprétation. Par là, ces sociétés manifestent une des dimensions essentielles de ce qu’il est convenu d’appeler la modernité. Cela nous amène à l’écrit. Les procédures orales d’information jouent un rôle certes considérable mais souvent en association avec des procédures écrites. Les usages sociaux de l’écrit et de l’oral ne permettent pas de séparer les deux si l’on veut comprendre les sociétés des xiv^e et xv^e siècles car elles utilisent l’oral et l’écrit concurremment, de même qu’elles associent l’écrit à l’image (songeons par exemple aux fresques peintes par Ambrogio Lorenzetti et son atelier entre 1337 et 1340 pour le Palais public de Sienne), selon des modalités qui font la spécificité de ce temps. On s’est employé à les mettre en lumière ici. Elles incitent à se demander si à la fin du Moyen Âge on est toujours au Moyen Âge. Non semper ea sunt quae videntur.