Conclusions
L’histoire du Moyen Âge par-delà nature et culture
p. 369-388
Texte intégral
1Le sujet retenu pour le congrès de 2023 des médiévistes de l’enseignement supérieur était attendu et même souhaité depuis longtemps. Les discussions qui ont animé le comité durant sa préparation ont montré cependant que le choix du thème de l’environnement était et demeurait problématique en partie du fait de sa complexité même, mais en partie aussi du fait de la diversité des options méthodologiques et épistémologiques qui traversent la discipline. Le choix de cette thématique l’a mise en tension, sinon sous tension. L’insertion dans le champ historique de la catégorie « environnement » pose en effet des problèmes difficiles, qui ont été pointés depuis longtemps et qui ont trait à la possibilité pour l’histoire d’intégrer la question des phénomènes naturels et celle de leur action sur les sociétés humaines des temps historiques. La très belle mais très complexe définition donnée par Robert Delort de l’histoire de l’environnement a été rappelée en introduction : « L’étude dans le passé des conditions naturelles et culturelles qui ont agi et réagi sur l’homme et avec l’homme1. » Cette phrase, dont tous les mots ont été pesés au trébuchet, définit en quelque manière un programme dont ce colloque a cherché à remplir un certain nombre d’éléments.
2Il en ressort un ouvrage foisonnant et divers, chatoyant des diverses sensibilités qui marquent le monde des médiévistes français. Les éditeurs ont regroupé les 19 textes qui le composent en quatre sections qui rendent compte de la pluralité des points de vue adoptés par les auteurs : 1. Aménager ; 2. Administrer, gérer, préserver ; 3. Représenter ; 4. Exploiter. Ces quatre catégories recoupent à peu près les intérêts des historiens français pour l’archéologie, l’étude de l’espace, la compréhension des représentations en tant qu’elles font partie du réel et, enfin, la vie économique. D’autres classifications impliquant d’autres groupements étaient certes possibles, qui auraient par exemple mis en avant les objets, la forêt, la mer, les littoraux, les zones humides ou encore de grandes catégories comme les milieux hostiles ou répulsifs, la durabilité, les animaux, les contraintes et les risques. La diversité des implications de l’étude de l’environnement est telle que l’intégralité du réel pourrait s’approcher à travers ce seul filtre. Tel qu’il se présente cependant le livre fait une place à toutes les thématiques, sans exclusive, et, surtout, opère des croisements où la plupart de ces catégories sont présentes, composant un ensemble difficilement classable : certains auteurs (C. Viaut, M. Tranchant) se sont d’ailleurs expliqués sur ce point.
3La question de l’environnement pris dans son sens le plus large entraîne avec elle l’étude de la nature mais aussi celle des catastrophes, éruptions volcaniques, tremblements de terre, tempêtes, raz-de-de marée et inondations qui perturbent le déroulement de la vie sociale comme de la vie économique. Elle implique aussi la séquence des événements météorologiques, des sécheresses, de la surabondance des pluies ainsi que celle des oscillations climatiques et de leur périodisation. La période incertaine et instable mais globalement plus froide du haut Moyen Âge, puis le réchauffement de l’Optimum climatique médiéval et les bouleversements de l’entrée dans le Petit Âge glaciaire ne sont pas sans conséquences sur les sociétés humaines et l’on ne peut en faire abstraction comme si c’étaient des éléments auxquels, de toute façon, les hommes s’adaptent sans dommage. Ils s’adaptent, certes, mais c’est en modifiant certains éléments de leur vie matérielle, voire celle-ci dans son ensemble. Le climat a cessé depuis longtemps d’être considéré comme un invariant, qui serait stable depuis la fin de l’âge glaciaire, et l’on a admis que ses changements, même minimes, contribuent à la modification de l’environnement dans son ensemble. Autrement dit, s’interroger sur l’environnement implique de considérer que la nature évolue et qu’elle a un rythme et des registres qui lui sont propres. Les accidents météorologiques, les inondations ou les épisodes de sécheresse, le froid ou la chaleur excessifs font partie des faits qu’il faut intégrer dans des chaînes causales de plus en plus complexes2. Ces événements exceptionnels sont étudiés pour les incidences qu’ils ont ou peuvent avoir sur la vie humaine. Pour les historiens, donc, la nature n’est pas un objet dont l’étude se justifie en elle-même et pour elle-même. Elle ne vaut, au contraire, que liée à la présence des hommes, en relation avec elle, et ce qui importe, c’est l’interaction entre les événements météorologiques, géologiques, astronomiques ou autres et les sociétés qui les subissent. Il en est ainsi, par exemple, des éruptions volcaniques qui se déroulent à des milliers de kilomètres du lieu dont parlent les chroniques ou les correspondances, et dont les conséquences sont réelles et parfois dramatiques sur les récoltes des sociétés occidentales3.
4L’environnement, ce sont aussi les « objets » qui entourent les humains et dont ils usent dans leurs activités. Ce sont eux qui ont arrêté la majeure partie des participants au congrès : la forêt et le bois, le minéral et les mines exploitées dans la recherche de métal, la mer, mais aussi les fleuves et les zones incertaines où la mer et la terre se rejoignent où la présence de l’eau modèle ou modifie les paysages : les lagunes, le cours mobile des fleuves et des rivières, les marais et leur mise en valeur. Ces éléments constituent aussi – et peut-être même surtout – l’entourage de l’homme sur lequel il agit dans son activité productive quotidienne comme dans ses choix d’organisation des territoires liés à la production (J. Dumasy, A. Lestremau). On pense en particulier au village et à son rapport à l’espace, organisé en fonction de paramètres dont l’étude est au cœur de l’archéologie comme de l’histoire agraire4. On pense également au château, placé au cœur d’un terroir dont il organise et contrôle le peuplement et l’exploitation ou la mise en valeur (C. Viaut). Une telle conception inclut en fait tous les secteurs dans lesquels se déploie l’activité humaine, qu’il s’agisse du peuplement, mais aussi des procédures d’acquisition, de transformation ou de transport des biens alimentaires ou de biens destinés à la production et des infrastructures leur correspondant. Tout cela, qui contribue à façonner et à modifier l’environnement, relève légitimement de la recherche historique.
5Comme il a été justement rappelé dans l’introduction, la première des interrogations a porté, et continue de porter, sur le rapport de l’homme à son espace. Celui-ci n’est cependant plus considéré comme un donné ou une catégorie de la perception, mais comme un objet construit par l’action des sociétés qui y vivent. L’interrogation sur la façon d’habiter et de transformer l’espace pour en faire un paysage fait partie des questionnements évidents, immédiats et nécessaires à toute étude historique. Un lien s’est ainsi établi en France depuis le xixe siècle entre histoire et géographie, depuis le Tableau de la France de Michelet et le développement de la géographie comme science à partir des travaux de Vidal de La Blache à l’extrême fin du xixe siècle et durant tout le xxe siècle. Certaines définitions de ce qu’est la géographie humaine depuis le début du xxe siècle pourraient d’ailleurs faire passer l’histoire de l’environnement comme une redondance de la science géographique ou, plus exactement, comme la projection dans le passé des rapports actuels de l’homme à son espace.
6Sur cette question, les médiévistes sont loin d’avoir été inactifs. Outre les travaux de Robert Delort, de son équipe et de ses élèves, il faut compter avec ceux qui, souvent avec un temps d’avance, ont traité de ces sujets avec grande compétence, sans que la bibliographie qui en est issue ait été nécessairement intégrée. Je pense en particulier, pour le monde méditerranéen, à la formidable première partie de la thèse de Pierre Toubert, intitulée Le milieu naturel qui est en réalité une étude écologique du Latium conçue comme préalable et préparation à une histoire globale de la région qui tient le plus grand compte des éléments5. Écrit avec les outils conceptuels et les informations disponibles dans les années 1960, ce très long texte a profondément influencé l’école historique française et quelque peu désarçonné l’école italienne. Reliant la biogéographie à l’histoire des structures agraires et à l’occupation du sol, ce texte pose avec efficacité la question de l’interaction homme-milieu qui est au cœur de notre congrès. Depuis les années 1970, l’intérêt des historiens des sociétés et de l’économie pour les questions liées aux milieux ne s’est jamais démenti comme le prouve par exemple l’existence de la série Castrum, dirigée par le même Pierre Toubert et dont le septième numéro est entièrement dédié à la question des littoraux6. Le retard français dont parle l’introduction n’est peut-être pas si évident que cela, mais l’on ne peut exclure que la réception des travaux pionniers, en particulier ceux de Robert Delort, n’ait pas été aussi rapide qu’escompté ou prévu par leurs promoteurs, malgré une bibliographie somme toute abondante et qu’ils aient modifié en profondeur les problématiques et les intérêts intellectuels.
Vieilles questions et nouveaux objets : les paléo-sciences et l’histoire du Moyen Âge
7En revanche, le nombre et l’importance de nouveaux objets, apparus dans le sillage de préoccupations contemporaines amènent effectivement à définir les contours de nouveaux savoirs. Il y a d’abord la question des proxies, c’est-à-dire des documents non écrits servant à écrire l’histoire et qui, à la confluence de l’histoire et de l’archéologie, proposent une approche renouvelée des faits historiques : il s’agit de l’anthracologie, de la palynologie, de la carpologie, de la dendrochronologie ou de la glaciologie. Leur introduction permet de reposer, de façon encore fragmentaire, des questions telles que la transition entre l’Antiquité et le Moyen Âge et les effets sur les paysages de la rétraction des États (A. Izdebski) ou les conséquences du travail de la mine sur les paysages forestiers (L. Shindo, F. Blondel et V. Labbas). Les famines, dont il n’a pas été question dans ce congrès, font aussi partie du questionnement du rapport entre l’homme et la nature. La mise à l’écart par l’historiographie récente du néomalthusianisme de la génération Postan-Duby oblige à poser à nouveaux frais la difficile question des ressources ainsi que celles de la vulnérabilité et de l’adaptation à des conditions changeantes.
8Des pans entiers de savoirs sont construits à partir des indications retrouvées dans les traces géologiques des activités humaines : la pollution au plomb de l’Empire romain se lit dans les carottages de l’inlandsis groënlandais. De même, les grandes éruptions volcaniques comme celle de 536 ou celle de 1257 ont laissé des traces dans la glace qui ne sont pas toujours aisées à interpréter en dehors de la description du fait brut.
9La première éruption massive, celle de 536, qui fut probablement suivie d’une autre encore plus important en 540-542, a été rendue responsable de graves difficultés apparues partout dans le monde : la fin des années 530 et les premières années de la décennie virent plusieurs années sans soleil et la multiplication des mauvaises récoltes. Cela coïncida, en Scandinavie, avec un abandon massif de terres cultivées et de sites habités parfois depuis des millénaires, provoquant une crise majeure des sociétés scandinaves7. Les fragilités de leurs systèmes de production et de leurs structures sociales se révélèrent alors, entraînant la quasi-disparition de la société scandinave dans la seconde moitié du vie siècle. Il n’y a pas ici d’interaction, les hommes subissant sans pouvoir réagir, alors que, dans le Bassin méditerranéen, les États sont encore assez forts pour proposer des méthodes palliatives. En 537, par exemple, Cassiodore, alors préfet du prétoire, organisa le transfert de céréales d’un point de l’empire à un autre pour pallier les difficultés alimentaires provoquées par l’échec des récoltes8.
10En ce qui concerne ces deux événements majeurs, l’éruption de 1257, la question essentielle qui se pose est celle de son incidence sur les récoltes successives. Il a été montré récemment que, s’il y a bien une grande famine dans les années 1250, son apparition est antérieure à l’éruption. Ses causes doivent donc être recherchées ailleurs que dans les conséquences d’une année sans soleil. Celle-ci aggrave, mais à la marge seulement, une situation alimentaire rendue très difficile par une succession de très mauvaises récoltes, elles-mêmes provoquées par le maintien sur l’Europe du Nord-Ouest de basses pressions océaniques empêchant l’air tiède et sec des hautes pressions méridionales de provoquer des étés plus favorables à la céréaliculture. Bref, le phénomène est météorologique davantage que climatique et n’entretient pas de lien fort avec un accident géologique, même si celui-ci apparaît comme majeur.
11L’évolution du climat durant les périodes historiques se lit dans les glaciers comme elle se lit aussi dans les cernes de croissance des arbres et cela fait de la glaciologie comme de la dendrochronologie ou de la palynologie un argument central dans des démonstrations souvent brillantes mais aux résultats contestables comme celles de Kyle Harper9 ou de Jared Diamond : l’exemple de 1257 montre à quel point les raisonnements peuvent diverger dès l’instant que l’on introduit des sources écrites en regard ou à côté des proxies. La tendance de ces auteurs est de faire du climat une cause déterminante dans l’histoire, l’idée étant que la faiblesse technologique des sociétés du passé figées dans des systèmes techniques limités et soumis à des contraintes sociales fortes les rend particulièrement sensibles aux aléas climatiques et, par conséquent, sujettes à s’effondrer et à disparaître en tant que sociétés. L’exemple le plus éclatant est celui de Jared Diamond donnant de la crise de l’île de Pâques une explication reposant principalement sur l’évolution du climat et l’incapacité des sociétés locales à envisager des solutions aux situations nouvelles créées par de brusques refroidissements10. Dans l’île de Pâques décrite par Diamond, l’homme est à l’origine de son propre malheur, c’est-à-dire de la destruction des conditions naturelles rendant possibles la vie humaine, du fait de la simple exploitation de ressources qui ne peuvent pas se renouveler au même rythme que celui de leur prélèvement, d’une part, et de l’incapacité aussi de modifier un système rituel rendant obligatoire l’exploitation du bois, faisant passer l’érection de gigantesques statues avant toute autre considération et notamment celles portant sur la survie du groupe. Il importe beaucoup que cette vision fixiste des sociétés humaines incapables d’adaptation ait été critiquée avec des arguments tirés des sciences de la nature et ayant rendu non pertinentes les preuves exhibées : ce sont des arguments anthropologiques qui ont permis de fournir une autre chronologie et d’autres explications à la mise en crise du système productif et de la société de l’île de Pâques, complexifiant une explication qui tendait à devenir monocausale11.
12Il importe aussi beaucoup que le témoignage des textes écrits soit mobilisé dans l’établissement de chronologies précises et fiables. Les événements ponctuels que sont les éruptions volcaniques font davantage sens s’ils sont insérés dans des ensembles de faits, comme les témoignages des chroniqueurs sur la météorologie, les chertés, les famines ou encore les indications sur le commerce du blé, qu’il s’agisse de prohibition comme en Catalogne à l’automne 1257, survenue beaucoup trop tôt pour que l’éruption volcanique ait déjà pu avoir des effets sur les récoltes, ou d’achats de blé à l’étranger, comme le font les marchands londoniens en Aquitaine en 1316 et 1317 ou, de façon régulière, l’office de l’Abbondanza florentin. On risque autrement de n’avoir pas de vision des incidences sur la végétation et sur la production céréalière des années sans soleil. Jean-Pierre Devroey a, sur ces mises en série nécessaires à la reconstruction d’une causalité complexe, des pages remarquables12.
13La question des recoupements, de la sériation et de la mise en regard de sources de nature différente est tout à fait essentielle pour donner un sens aux courbes obtenues. Les chercheurs en palynologie, en glaciologie ou en dendrochronologie n’ont pas d’abord pour visée d’éclairer les temps historiques et, plus particulièrement, les temps médiévaux qui représentent dans leurs carottages ou leurs comptages une fraction parfois infime des informations qu’ils collectent. D’autre part, celles-ci ne font sens que localement. En particulier, les courbes palynologiques ne sont véritablement valides que pour le site où les carottages ont été effectués. Elles doivent être contextualisées ou condamnées à demeurer ponctuelles et à ne permettre aucune montée en généralité. Une solution, pratiquée par A. Idzbeski et son équipe, consiste à multiplier les analyses et les sites de carottage et à croiser différents types de proxies avec les informations géopolitiques disponibles pour deux régions différentes, ce qui lui permet d’analyser ce qu’il dénomme fort justement la pression anthropique effectuée sur les sols. Cela permet d’établir et de dater la disparition de l’activité humaine dans le centre des Balkans aux ve-vie siècle, tout en montrant son maintien, voire son développement en Italie et dans l’ouest de la péninsule anatolienne. Le résultat est important. Il éclaire certains points de chronologie, en rappelant notamment l’impact destructeur des invasions arabes de la seconde moitié du viie siècle en Anatolie et illustre les conséquences de la disparition de l’État en Grèce continentale, selon une chronologie identique à celle de l’Occident. Cette intervention permet de commencer à combler une lacune de la réflexion des historiens portant précisément sur la longue transformation de l’Empire romain tardif, largement laissée dans l’ombre par les programmes construits et réalisés au début des années 2000. Elle offre également un contrepoint à l’analyse de Neil Price citée plus haut.
14Les données des paléo-sciences, encore une fois, ne font sens pour l’histoire générale qu’intégrées à des problématiques qui leur sont extérieures. Elles viennent fournir des informations nouvelles aptes à combler des lacunes ou à résoudre des problèmes que les seuls textes ne peuvent parvenir à atteindre, lorsque même ils les posent. L’exemple de l’éruption volcanique de 1257 (mais on aurait aussi pu prendre aussi l’exemple de celle de 537) montre les limites à l’usage de ces sources dès lors qu’elles font courir le risque d’explications monocausales.
Lagunes et littoraux : subir ou dominer le milieu ?
15La pression anthropique s’exerce de façon différenciée et avec une intensité elle aussi différenciée selon les milieux. Elle n’est nulle part plus visible que sur les lagunes et les littoraux. Elle s’exerce aussi sur les ports et leurs entours, surtout lorsqu’ils sont situés en zones d’estuaire. Elle est d’une certaine manière à son comble lorsque des marais salants sont installés. Dans tous les cas cependant, lagunes, zones portuaires et marais salants dépendent pour leur survie des facteurs complexes qui agissent sur le niveau des mers, sur la sédimentation et l’ensablement ou sur l’envasement des lits de fleuves et sont également tributaires en dernière analyse des transformations du climat : le Petit Âge glaciaire a, sur les littoraux, des effets considérables parce que les cours d’eau, soumis à une pluviosité accrue, sont chargés de davantage de sédiments et accentuent l’alluvionnement.
16Deux exemples de lagunes sont ici donnés, celui de Venise, classique et bien connu mais qu’il faut toujours rappeler, et celui du Languedoc, très complexe et beaucoup moins étudié.
17La façon dont les Vénitiens ont affronté la question de la dégradation des équilibres du milieu lagunaire (C. Judde de Larivière) est ici emblématique et, en même temps, extrême. L’équilibre recherché entre eaux saumâtres et eaux douces oblige à des mesures extrêmement coûteuses et techniquement complexes lorsqu’il s’agit, par exemple, de modifier le trajet d’un fleuve, en l’occurrence la Brenta, afin de freiner l’envasement et de sauvegarder la navigation intra-lagunaire. Les interventions sont permanentes. Elles ont pour but de maintenir ouverts les graus et d’assurer une circulation efficace des eaux apportées par la marée, afin que l’envasement soit le plus possible ralenti, voire arrêté. La gestion de l’espace lagunaire signifie contrôler et réguler tout ce qui pourrait empêcher la circulation de l’eau, détruire les constructions diverses qui l’entravent, éviter que déchets et immondices ne s’accumulent de façon immodérée. Ces obstacles sont représentés. J. Dumasy nous montre que les conflits juridiques entre communautés ou entre individus, donnant parfois lieu à l’établissement de vues figurées font voir, littéralement, comment se présentaient ces obstacles et quelle était leur nature : édifices pour la chasse aux oiseaux, palissades, qui apparaissent comme autant de moyens de localier les pâtures que l’on se dispute. J. Dumasy donne ainsi à voir l’usage que l’on peut faire d’une source qui colle au réel d’aussi près qu’il est possible, donnant des repères et des limites à des praticiens qui doivent pouvoir se repérer dans l’espace pour comprendre les litiges et régler les conflits. Elle montre ainsi ce que sont, et où se trouvent, les obstacles qui contribuent à affaiblir la lagune et accroissent l’alluvionnement.
18Il faut, étant donné la spécificité des milieux lagunaires, élaborer une politique rigoureuse de lutte contre l’envasement et contre tout ce qui pourrait leur nuire : de leur vie dépend la prospérité de Venise mais aussi son honneur et sa beauté. La lutte contre la pollution, contre le sang des boucheries, les rejets des teintureries et, de façon générale, contre tout ce qui salit a de plus une fonction idéologique autant que politique ou économique13. L’honneur de la ville se trouve aussi dans sa beauté ordonnée qui rejette au loin tout ce qui est salissure, pollution et puanteur. Le rapport à la nature n’est donc pas exclusivement fonctionnel. Il vise aussi à exalter un corps civique qui maîtrise l’espace qu’il construit et, dans ce cas, c’est une partie essentielle de la construction du mythe de Venise qui est en jeu14.
19Il n’en va pas de même, évidemment, en ce qui concerne les lagunes languedociennes où les techniques d’aménagement, de même que la réflexion sur le rapport entre l’homme et l’eau sont à un degré minimal. Il n’y a pas là de pouvoir fort et centralisé qui prenne en charge les eaux et qui, ce faisant, se renforce. La monarchie française ne cherche pas à maîtriser le milieu et aucun pouvoir local n’aurait pu être en mesure de le faire. Tout au plus les souverains veulent-ils profiter des sites pour y établir des symboles de puissance, comme, d’une certaine manière, l’est Aigues-Mortes15. Ici, les hommes sont atteints de plein fouet par les modifications climatiques, qui sont la cause directe, dès le xive siècle, de la transformation du milieu : l’augmentation de la pluviosité, entraînant une surabondance d’eau douce, ainsi qu’une accélération de la sédimentation, engendre l’impaludation des zones lagunaires et, à la fin, est cause de leur insalubrité puis de leur dépeuplement (L. Galano). Si, dans le cas de Venise, l’anthropisation est cause de la réussite du site, dans celui des lagunes languedociennes, elle est bien trop faible pour éviter, par exemple, la fermeture des graus et donc la transformation de lagunes en marais. Les actions de transformation, que ce soit par drainage ou par plantation d’une végétation spécifique, comme les tamaris, sont insuffisantes à maintenir un niveau d’activité important et, en particulier, la fonction commerciale. La régression d’Aigues-Mortes, d’une utilisation de plus en plus difficile au xive siècle, et le dépeuplement d’une zone côtière devenue inhospitalière et malsaine entraînent, dans le courant du xvie siècle, le transfert de l’évêché de Maguelonne à Montpellier.
20Les zones littorales sont essentielles à des titres très différents. Le premier est celui de la circulation. Les ports transforment les littoraux dont ils exploitent certaines potentialités, tout en subissant les pressions des milieux : les tempêtes, l’érosion, les déplacements des dunes, l’évolution du trait de côte, les comblements, l’envasement des estuaires et des lagunes constituent des contraintes pour leur installation comme pour leur durabilité (M. Tranchant). En même temps, les ports contribuent à la modification des littoraux et de leurs abords. Aigues-Mortes est ainsi contrainte de construire des canaux d’accès à la mer et des chenaux de dragage. Les différents emplacements des mouillages d’Harfleur qui nécessitent en permanence des travaux considérables pour pouvoir être maintenus en activité en sont une illustration (M. Tranchant). Toutefois, les ports aussi bien que les lagunes sont toujours vulnérables et leur permanence dépend de leur adaptabilité ainsi que de la capacité des hommes à entreprendre de grands travaux, très coûteux et pas toujours couronnés de succès, pour s’en assurer16.
21Les littoraux sont aussi le lieu par excellence de la saunerie, dès lors que la technique par évaporation et non par cuisson (sel ignigène) s’impose et se généralise dès la fin de l’Antiquité (A. Bayard). Il faut que l’eau de mer puisse entrer dans les zones de séchage et remplir les réservoirs et cela entraîne des aménagements importants. Le creusement de chenaux et de réservoirs, l’établissement d’aires de stockage et de travail, implique une grande maîtrise de l’hydraulique. C’est le cas en Aquitaine dès le viie siècle, puisque Dagobert fait alors des dons de salines en Aquitaine à Saint-Denis. Comme les ports et les lagunes, les salines sont tributaires de l’évolution des cours d’eau, mais aussi de l’ensemble des phénomènes géologiques qui peuvent entraver ou, au contraire, favoriser l’implantation des aires de fabrication de la matière. La saunerie a des effets véritablement considérables sur le peuplement et l’organisation de la société littorale qui développe autour d’elle des agrosystèmes particuliers. Les paysages qui en naissent sont instables, parce que dépendant en grande partie des variations du niveau moyen de la mer et, par conséquent, du maintien des schorres sur lesquels les sauneries sont creusées. Les inondations marines ruinent et détruisent les travaux d’aménagement ; l’extension des marais par envasement peut contraindre à transformer des sauneries en zones piscicoles. Bref, là aussi, la question de la durabilité des installations et celle des capacités d’adaptation des populations qui les élaborent se posent.
Les conséquences de l’anthropisation
22C’est devenu presque un lieu commun de dire que les milieux naturels, c’est-à-dire vierges de toute trace de passage ou d’occupation humaine, n’existent plus en Occident depuis le Néolithique. Toutes les forêts, par exemple, ont été parcourues pour la chasse, la cueillette et la récolte de bois pour le feu ou la construction. L’homme, les fréquentant, a laissé des traces de son passage et l’idée qu’il existe de l’espace sauvage, de la wilderness comme la concevaient ou plutôt l’imaginaient intellectuels et politiques américains du milieu du xxe siècle, doit être écartée.
23Les Fens fournissent un exemple de l’emploi ou de l’utilisation par l’homme d’un milieu hostile ou répulsif et de son coût en matière de santé. L’anthropisation d’un milieu, à la différence de son aménagement et de sa mise en valeur, ne signifie pas la construction réussie et permanente de sa domination par l’homme, même si des modifications du paysage, par exemple par la construction d’aménagements comme des embarcadères ou des chaussées destinées à faciliter la circulation pédestre. Dans les Fenlands (A. Lestremau), le marais est omniprésent, rendant la région particulièrement inhospitalière. Les marais y rendent difficiles les circulations, surtout militaires d’ailleurs, qui doivent s’effectuer par batellerie. Ils rendent impossibles la mise en culture des terres : les techniques de drainage et d’assèchement sont en tout état de cause insuffisantes ici et à cette époque, pour assurer une transformation profonde et durable du paysage. En revanche, ce milieu protège, et en particulier les moines d’Ely qui, installés dans une île d’accès malaisé, ne peuvent guère subir d’assauts frontaux, que ce soit de fantassins ou de cavaliers. On ne peut exploiter ces marais que pour la pêche, l’élevage et la chasse et les communautés humaines ne peuvent y trouver un terrain favorable à leur établissement stable et durable. L’état sanitaire des populations apparaît cependant comme un contrepoint et une conséquence de cet état de fait. Il est plus que fragile, déficient. Les textes fournissent une liste de maladies sévissant à l’état endémique, fièvres et dysenteries affaiblissant la population sans que pour autant la région cesse d’être convoitée, tant ses pâtures et ses ressources halieutiques sont grandes. C’est une question capitale que celle de la capacité à résister aux agressions microbiennes et à vivre dans des milieux a priori répulsifs où les conditions d’existence affaiblissent et ruinent la santé des habitants. Le congrès a peu abordé ces questions, en dehors de cette étude portant sur les Fens, pour lesquelles elle est cruciale. Mais elle l’est tout autant dans bien d’autres endroits, la lagune de Venise, sujette à l’envasement, peut aussi devenir un réservoir à anophèles dans les zones où l’eau douce apportée par les fleuves l’emporte sur l’eau saumâtre. C’est aussi le cas des lagunes du Languedoc à partir du xive siècle, devenues, et pour longtemps, des milieux malsains. L’eau stagnante crée ici un espace largement répulsif et impossible à aménager. Là encore, J. Dumasy nous fait voir avec précision ce que signifie, dans le concret des choses, que cette omniprésence de l’eau et ce qu’est l’impaludation d’une région. Montrant la capacité qui existe, à partir de la fin du Moyen Âge, à représenter des paysages où l’homme ne figure pas et dont il n’est pas non plus le sujet, elle nous fait voir les différents éléments du paysage lagunaire. Le sujet, c’est ici ce qui est vu et qui peut être présenté à un juge pour trancher un litige et qui peut donc adhérer le plus possible au réel, l’image étant un instrument juridique et non une simple illustration. Cela dit, le paysage est ici tout sauf naturel. Il comprend, par exemple, des fossés en eau qui servent à assainir des pâturages qui demeurent humides, ce qui fait leur richesse. Il comprend également des roselières qui apparaissent comme des formes de dégradation de la lagune, leur apparition signifiant que les eaux ne peuvent plus circuler librement et préludant à la constitution d’un marécage répulsif. La portion de carte choisie inclut Torcello qui est, dans la lagune de Venise, l’exemple même d’échec du peuplement et de la mise en valeur, l’île, finalement dominée par des marécages qui l’ont emporté sur l’équilibre lagunaire, ayant fini par être dépeuplée et abandonnée17.
24Des propos inverses doivent être tenus à propos des jardins (A. Blesbois). Ceux-ci constituent le comble de l’humanisation et de la construction du paysage, agencé pour la beauté et le plaisir, mais dont la représentation renvoie à des cadres imaginaires, chaque forme devant être placée à l’intérieur d’un système de pensée analogique. Le jardin enclos peint dans les enluminures ne décrit pas une réalité mais évoque métaphoriquement la figure du Christ ou celle de la Vierge et les activités sociales se déroulant au jardin sont autant d’allégories de l’innocence et de la chasteté, signifiant la présence de Dieu dans les activités humaines. On est là dans un autre plan de la réalité où l’imaginaire et le réel s’interpénètrent sans effet véritable sur la nature.
25Les fleuves, enfin, sont tous aménagés depuis le haut Moyen Âge, que ce soit pour la pêche, la chasse ou la meunerie qui toutes transforment le paysage fluvial en le munissant d’équipements plus ou moins lourds foisonnants qui en transforment le cours et les entours (N. Bernier).
26La réflexion sur le degré d’anthropisation de la nature conduit, à travers toute sorte de documents, à remettre en cause la position en surplomb de l’homme observateur et à bouleverser les catégories spontanément utilisées depuis le Moyen Âge qui placent l’homme à part, non pas en dehors de la Nature assimilée à la Création, mais au-dessus d’elle, la dominant par son savoir et sa raison18. C’est ce que pense L. Galano pour qui il finit par être considéré comme faisant partie intégrante du milieu naturel dans la mesure où, dans la lagune languedocienne, au moins, il ne le modifie qu’à la marge, alors qu’à Venise il s’en extrait vigoureusement en s’efforçant de maintenir les équilibres qui rendent possible le maintien de la vie urbaine.
27L’anthropisation a deux faciès, l’un minimaliste, qui est celui des Fens ou de la lagune de Montpellier, l’autre maximaliste, celui de Venise où la présence de l’homme entraîne son altération définitive. Cela se fait au risque de l’échec, les conséquences négatives d’une action sur l’environnement pouvant être considérables, comme elles l’ont été à Padoue. Au reste, même les entreprises des Vénitiens n’ont pas toutes eu les effets escomptés.
Interagir avec le milieu
28Les interactions de l’homme avec son milieu sont nombreuses, presque infinies puisqu’elles déterminent les conditions de possibilité de la vie même. Elles se ramènent le plus souvent à des actions de prise de possession afin de produire, d’extraire et d’exploiter ce que l’on appelle en général, mettre en valeur. Mais, avant cela, il y a la chasse.
29Elle marque le paysage forestier du fait des parcs, attestés depuis le haut Moyen Âge et désormais assez bien connus, encore que l’on puisse les étudier davantage19. Enclos, ces parcs parfois très vastes, accompagnent les grandes demeures aristocratiques et constituent des réserves à gibier où l’activité cynégétique peut se déployer, comme elle se déploie aussi dans les vastes espaces dont l’exclusivité est réservée sans pour autant qu’ils soient enclos de façon définitive. La chasse est une façon de se procurer des protéines animales, au prix d’un effort physique considérable ou, comme le montre la couverture de cet ouvrage qui représente le piégeage des lièvres, au prix d’une habileté technique et d’une ingéniosité également importantes. Le piégeage est une activité complexe qui requiert savoir-faire et ruse et exige un matériel assez élaboré. La chasse est aussi un marqueur social et politique d’une grande force et d’une efficacité certaine. Poursuivre un animal à pied ou à cheval, le traquer, lui donner la mort à l’épieu ou à l’épée, constituent des activités violentes dont les connotations morales sont souvent évoquées20. La traque du gibier est une manière de s’approprier le territoire et de marquer la domination du chasseur sur la nature qui l’entoure et la société paysanne qui peut le fréquenter, à la fois par le parcours de l’espace, mais aussi, par les sons, les aboiements et les cris autant que par la mise à mort finale du gibier. Il n’y a pas là que préparation à la guerre, mais aussi, mais surtout, accomplissement d’un rituel par lequel s’affirme le droit à commander21. Le rituel peut être plus ou moins raffiné. Il atteint son comble dans la chasse avec ce que l’on appelle des auxiliaires, ici, en l’occurrence les faucons, autours et éperviers dont l’élevage et l’affaîtage font partie de la vie noble et qui, lorsqu’ils se déploient dans la campagne, donnent à voir un spectacle qui, là encore, signifie la volonté de dominer en interagissant avec ses éléments, en l’occurrence les rapaces (M. Constans et M. Czerbakoff).
30À l’inverse, pour dominer l’espace, il faut aussi, sans se préoccuper des animaux qui y vivent, l’aménager afin de pouvoir cultiver et récolter. L’aménagement, cela va des installations hydrauliques simples qui permettent de mettre en culture des espaces arides, comme dans les oasis du Maghreb entre viiie et xive siècle (J. Vanz) où les populations apparaissent comme extrêmement vulnérables aux aléas climatiques. L’intensité des aménagements y semble provoquée par les contingences politiques dans la mesure où ces oasis apparaissent comme des zones refuges où se joue en partie la concurrence entre nomades et sédentaires et où les pouvoirs centraux ont du mal à s’imposer. Transhumance et commerce caravanier doivent coexister avec la production vivrière, entraînant une concurrence structurelle dans la gestion et l’organisation des espaces. Le Petit Âge glaciaire y a des conséquences réelles mais difficiles à mesurer : parmi elles, on retient le déplacement des routes caravanières en fonction des disponibilités en eau. On relève aussi les infestations de criquets qui ruinent les récoltes et abîment les terroirs. Bref, une série de difficultés face auxquelles la société s’adapte.
31Mettre en valeur, cela dépend également d’événements contingents sur lesquels les hommes n’ont pas de prise. Tels sont les faits météorologiques. Ceux-ci sont parfois relatés par les chroniqueurs soit pour leur caractère exceptionnel, soit pour les rapports évidents qu’ils ont avec la réussite ou l’échec des récoltes et, par conséquent, sur la disponibilité des ressources alimentaires et sur leurs prix.
32La chronique d’Ibn Ḥiǧǧī commentée par M. Eychenne illustre la seconde attitude. L’attention portée aux conditions météorologiques est chez lui remarquable et nous donne des informations sur les conditions météorologiques prévalant dans une zone semi-aride, la Syrie, où le déficit hydrique est fréquent ou habituel. Autour de Damas, des aménagements savants permettent de tirer le meilleur parti de l’eau et du soleil, dont l’alliance est, comme dans toute la Méditerranée, le gage de la prospérité. Leur absence ou leur excès, le déséquilibre entre ces deux éléments fait courir un risque à l’alimentation.
33L’attention portée par ce chroniqueur à la météorologie autorise l’historien à restituer des séries cohérentes et homogènes concernant la pluviométrie et la sécheresse, grâce à une série de proxies construits par le chroniqueur : l’alimentation des puits, des citernes et des bains en sont les plus remarquables. Les périodes de sécheresse et de gel, celles de pluies excessives ont des incidences directes sur le prix des denrées alimentaires : les inondations mettant hors d’usage les moulins ou, au contraire, les périodes de trop faible débit des eaux, entraînent des mouvements haussiers sur les grains que le chroniqueur guette : Ibn Ḥiǧǧī est un petit propriétaire terrien, directement intéressé à ces questions et pour lequel la météorologie a un intérêt pratique évident et immédiat, son revenu étant lié aux récoltes. Les informations recueillies peuvent-elles servir à nourrir l’action et avoir par conséquent une valeur prédictive déterminant les stratégies du propriétaire foncier et exploitant agricole qu’est l’auteur ? Il faudrait savoir si les semailles et le choix des plantes se font en fonction des données recueillies. Il est tout à fait possible que ce texte ait aussi une portée pratique, bien que l’on ne puisse savoir exactement comment ces connaissances accumulées influent sur les prises de décision et dans les choix qu’il opère dans la conduite de l’exploitation.
34On a l’impression que les informations recueillies par Ibn Ḥiǧǧī servent aussi à savoir quand il faut retenir son grain et quand il convient de le lâcher sur le marché, bref à se comporter en spéculateur comme le font, durant tout le Moyen Âge, les membres des élites sociales et politiques urbaines. L’exploitation des ressources halieutiques propose un complément à cette attitude mentale : en Suède, dans le cas de la pêche (T. Boestad), il s’agit en effet de tout autre chose, à savoir partager une ressource mouvante en réglant l’accès au littoral. Les lieux de pêche sont des biens communs dont la jouissance et l’aménagement doivent être contrôlés par un collectif d’autant plus que les poissons recherchés, les saumons, appartiennent à une espèce migrante dont les parcours peuvent changer. La surexploitation, c’est-à-dire la pêche excessive, la surpêche, peut entraîner un effondrement des stocks, à savoir la disparition ou la mise en crise d’une ressource qui, de surabondante, peut devenir rare, selon une problématique qui nous est maintenant devenue trop familière.
35Valoriser un espace économique sans le détériorer ou le détruire fait partie des préoccupations conscientes ou inconscientes des communautés rurales qui s’efforcent par exemple de limiter la tendance au surpâturage sur les zones les plus sensibles (S. Rozanès). Dans la région de la basse vallée du Rhône, on est en présence à la fin du Moyen Âge d’une question à la fois juridique et économique. La régulation des communs entraîne le contrôle des zones humides, disputées entre élevage et agriculture céréalière. Les gros propriétaires fonciers font pression pour faire assécher et transformer des espaces marécageux en zones de culture sèche, ce qui entraîne le sacrifice d’autres activités comme la chasse et limite l’usage collectif des incultes. Cela passe par des mesures indirectes comme le contrôle des populations de lapins ou de perdrix. Mais la concurrence entre élevage et culture céréalière peut aboutir à la disparition totale du boisement d’un finage, l’achat du bois à d’autres communautés pouvant s’avérer plus expédient que le maintien d’un couvert arboré limité22.
36Les actions collectives, qu’elles soient organisées par des communautés d’habitants ou par des agents économiques travaillant dans leur seul intérêt, ont des résultats dont les proxies et en particulier la dendrochronologie permettent de rendre compte (Shindo, Blondel, Labbas). En forêt, ils permettent de repérer l’existence de cycle d’exploitation et de comprendre comment la forêt est employée. Dans le Briançonnais, le travail minier va logiquement de pair avec l’abattage de quantités importantes d’arbres pour les besoins de la mine. Il peut s’agir du boisage de galeries ou de la construction de bâtiments conservés en tout ou en partie et dont les éléments boisés peuvent faire l’objet de prélèvements. Ce type d’analyse permet de repérer les essences utilisées et donc reconstituer au moins en partie le couvert arboré. Celui-ci est exploité : cela signifie que la forêt, une fois reconstituée, fait de nouveau l’objet de coupes plus ou moins sévères en fonction des besoins. On procède apparemment rarement à des coupes à blanc pour éviter les glissements de terrain, de telle sorte que certains sujets repérés dans des constructions peuvent avoir jusqu’à 300 ans, ce qui laisse l’impression d’une politique de coupe sélective. Le bois coupé circule. Il est commercialisé et transporté par flottage. Les marques qu’il porte permettent de repérer les points d’arrivée et de reconstituer, au moins hypothétiquement, les parcours. L’analyse finit par montrer que l’exploitation forestière finit, dans le Briançonnais, par construire des paysages différenciés, plus ou moins ouverts en fonction des spécialisations économiques, et où les espèces, de plus en plus sélectionnées constituent, à l’époque moderne, des peuplements standardisés où, toutefois, les arbres de grande taille sont rares du fait des pratiques de prélèvement rapproché et des techniques de sylviculture variables en fonction des besoins. Il existe une spécialisation établie en fonction des types de pièces dont les activités de construction ont besoin qui sont à l’origine de paysages forestiers différenciés, denses ou plus ou moins ouverts.
37Les mines sont de très grosses consommatrices de bois et contribuent largement, là où elles sont implantées, à la transformation des paysages (M.-C. Bailly-Maître). Elles ont des impacts importants du fait du déboisement et de la transformation des paysages forestiers qu’elles entraînent, comme on vient de le voir. Elles abîment et gâtent le paysage aussi en polluant les sols. Leur exploitation contribue cependant à aménager le territoire par les chemins qu’il faut construire pour transporter le minerai, qu’il soit brut ou déjà transformé sur le carreau de la mine. Les équipements qu’il faut construire pour maintenir en activité les mines, du fait de leur complexité et de leur nombre, marquent durablement le paysage. Ainsi, l’exhaure, qui implique des techniques de pompage, peut nécessiter la construction de chapelets de biefs destinés à alimenter des roues qui, à leur tour actionnent des pompes. La mine est enfin, du moins tant qu’elle est en exploitation, une activité peuplante, qui favorise ou provoque l’édification de villes liées à son activité : sa fin entraîne inexorablement, comme à Brandes, le déclin des habitats qui lui sont liées.
38La conscience de la possibilité d’une surexploitation des espaces naturels existe au Moyen Âge central, du moins en France où les rois réglementent aussi sur la gestion des espaces naturels et, notamment, sur celle des rivières, en intervenant sur la pêche et sur la forêt et en instituant des administrations nouvelles à la seule fin de ralentir, ou d’empêcher, la dégradation des rivières et des espaces forestiers (I. Bretthauer). S’agissant du domaine royal et des seigneuries qui la structurent, davantage qu’une préoccupation de sauvegarde de la nature, il s’agit d’assurer des revenus réguliers à ceux qui en exploitent les ressources, ce qui passe par des mesures destinées à assurer le caractère durable de la pêche en rivière en en contrôlant les acteurs.
Histoire du Moyen Âge et histoire de l’environnement
39Ce congrès a été fort riche. Il a montré, entre autres choses, le lien existant entre histoire du Moyen Âge et histoire de l’environnement. Des lacunes seront forcément notées. La première est sans doute la mise en retrait du monde animal. Les animaux domestiques, les canidés, les bovins, les ovins mais aussi les animaux de la basse-cour, les poules, et les poulets, les canards et les oies ne sont pas là23. Les gros animaux sauvages, les cerfs, mais aussi les loups, les ours ou les sangliers n’ont pas été davantage présents. Toutefois, il ne s’agissait en aucune manière d’une étude exhaustive, fruit d’une recherche programmée, mais d’un reflet de l’activité des médiévistes français ou étrangers dans le champ. Par ailleurs, si la palynologie et la dendrochronologie ont été représentées, les proxies sont demeurés eux aussi comme à distance du propos du congrès, les recherches les impliquant directement étant rares. De même, certains types de sources non écrites mais qui intéressent directement l’histoire agraire, l’anthracologie ou la carpologie, n’ont pas été sollicitées.
40Par ailleurs, le changement de point de vue sur l’histoire animale aurait mérité un sort meilleur. La proposition d’Éric Baratay qui s’interroge sur la possibilité d’écrire une histoire sinon du point de vue des animaux, intégrant du moins les animaux, dans une démarche qui joindrait l’histoire à l’histoire naturelle et l’histoire sociale à la sociologie aurait elle aussi mérité d’être examinée24. Un congrès comme celui des médiévistes de l’enseignement supérieur ne peut pas tout dire des sujets qu’il aborde. Tel que celui-ci est ici présenté, il propose une mise au point solide des réflexions en cours et offre les moyens de rebondir vers de nouveaux sujets afin, aussi, de savoir comment se situe la médiévistique française par rapport à l’histoire environnementale telle qu’elle est pratiquée par nos collègues antiquisants, comme Benoît Rossignol, ou modernistes comme Jean-Baptiste Fressoz ou Fabien Locher25.
Notes de bas de page
1Robert Delort, « Introduction », dans Corinne Beck, Robert Delort (dir.), Pour une histoire de l’environnement. Travaux du programme interdisciplinaire de recherche sur l’environnement, Paris, CNRS Éditions, 1993, p. 5-15, ici p. 6.
2Pour le monde méditerranéen de l’Antiquité tardive, voir Adam Izdebski, Michael Mulryan (dir.), Environment and Society in the Long Late Antiquity, Leyde, Brill, 2019 ainsi que le classique : Peregrine Horden, Nicholas Purcell, The Corrupting Sea, Oxford, Blackwell, 2000.
3Jean-Pierre Devroey, La nature et le roi. Environnement, pouvoir et société à l’âge de Charlemagne (740-820), Paris, Albin Michel, 2019, p. 29-130.
4Voir, par exemple les actes de la table ronde « Archéologie du village en Île-de-France », dans Revue archéologique d’Île-de-France, 12, 2020.
5Pierre Toubert, Les structures du Latium médiéval. Le Latium méridional et la Sabine, du ixe au xiie siècle, Rome, École française de Rome, 1973, p. 134-198, notamment p. 197-198.
6Castrum 7. Zones côtières littorales dans le monde méditerranéen au Moyen Âge : défense, peuplement, mise en valeur, éd. par Jean-Marie Martin, Madrid/Rome, Casa de Velázquez/École française de Rome, 2001.
7Neil Price, Les enfants du frêne et de l’orme. Une histoire des Vikings, Paris, Seuil, 2022, p. 94-101.
8Antti Arjava, « The Mystery of 536 CE in the Mediterranean Sources », Dumbarton Oaks Papers, 59, 2005, p. 73-94.
9Kyle Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré, Paris, La Découverte, 2019.
10Jared Diamond, Effondrement. Comment les sociétés décident de leur disparition ou de leur survie, Paris, NRF-Gallimard, 2005, p. 137-138. Pour une critique des thèses de Diamond, voir François Clément, « L’historien et les phénomènes naturels : un effort d’appropriation », dans François Clément (dir.), Histoire et nature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2011, p. 9-22. Sur ce dernier point, voir Charles Stépanoff, L’animal et la mort. Chasses, modernité et crise du sauvage, Paris, La Découverte, 2021.
11Paul Rainbird, « A Message for Our Future? The Rapa Nui (Easter Island) Ecodisaster and Pacific Island Environments », World Archaeology, 33/3, 2002, p. 436-451.
12Devroey, La nature et le roi, op. cit., p. 61-109.
13Élisabeth Crouzet-Pavan, « Mythes et réalités de la crise d’un écosystème littoral. Venise et sa lagune à la fin du Moyen Âge », dans Castrum 7, op. cit., p. 95-106.
14Élisabeth Crouzet-Pavan, Venise triomphante. Les horizons d’un mythe, Paris, Albin Michel, 1999, p. 61-74.
15Mise au point, faite du point de vue des archéologues : Tony Rey et al., « La cité médiévale d’Aigues-Mortes (Gard) : nouvelles données géomorphologiques et archéologiques sur un site méconnu », Archéosciences. Revue d’archéométrie, 39, 2015, p. 201-215.
16Sur un échec de maîtrise d’un cours fluvial au xiie siècle, Gérard Rippe, Padoue et son contado (xe-xiiie siècle), Rome, Publications de l’École française de Rome, 2003, p. 52-53. Les tentatives faites par les Padouans de détourner le Brenta afin de s’assurer un accès plus commode à Venise ont eu des conséquences catastrophiques.
17Élisabeth Crouzet-Pavan, La mort lente de Torcello, Paris, Fayard,1995.
18Philippe Descola, Par-delà nature et culture, Paris, Gallimard, 2005, p. 105.
19François Duceppe-Lamarre, Chasse et pâturage dans les forêts du nord de la France. Pour une archéologie du paysage sylvestre (xie-xvie siècle), Paris, L’Harmattan, 2006.
20Stépanoff, L’animal et la mort, op. cit.
21Voir Fabrice Guizard-Duchamp, « Louis le Pieux, roi chasseur : gestes et politiques chez les Carolingiens », Revue belge de philologie et d’histoire, 85/3, 2007 p. 521-538.
22Monique Bourin, « De nouveaux chemins de développement dans le Languedoc d’avant la peste », dans John Drendel (dir.), Crisis in the Later Middle Ages. Beyond the Postan-Duby Paradigm, Turnhout, Brepols, 2015, p. 251-272.
23Voir pourtant : Danièle Alexandre-Bidon, Perrine Mane, Mickaël Wilmart (dir.), La poule. Pratiques d’élevage et histoire culturelle, dossier dans Revue d’ethnoécologie, 12, 2017, https://journals.openedition.org/ethnoecologie/3246.
24Corinne Beck, Fabrice Guizard, « Être chien, être cheval au Moyen Âge. Quelles sources pour atteindre la condition des animaux ? », dans Éric Baratay (éd.), Aux sources de l’histoire animale, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2019, p. 129-138 ; Corinne Beck, Éric Fabre, « L’animal, l’histoire et l’histoire naturelle. Un mariage à trois est-il possible ? », Études rurales, 189, 2012, p. 107-119.
25Benoît Rossignol, « Une autre histoire », préface à Harper, Comment l’Empire romain s’est effondré ?, op. cit., p. 10-32. Jean-Baptiste Fressoz et al., Introduction à l’histoire environnementale, Paris, La Découverte, 2014.
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