1Les sources « scientifiques1 » grecques les plus anciennes sont constituées par les écrits des philosophes présocratiques. Depuis la magistrale édition du corpus des Fragmente der Vorsokratiker par Diels au début du xx^e siècle2, on entend par philosophes présocratiques un certain nombre de penseurs grecs des vii^e-v^e siècles avant notre ère, qui n’étaient pas seulement philosophes au sens moderne du terme, ni tous pré-socratiques stricto sensu, puisque parmi eux sont comptés les sophistes, contemporains de Socrate3. Ces philosophes étaient aussi à la pointe des connaissances scientifiques de l’époque et ce sont leurs conceptions physiologiques4 que nous étudions dans ce chapitre. Aussi le corpus considéré ici ne concerne-t-il qu’une partie d’entre eux, ceux qui ont étudié la reproduction humaine : les Pythagoriciens, Héraclite d’Éphèse, Parménide d’Élée, Empédocle d’Agrigente, Anaxagore de Clazomènes, Diogène d’Apollonie et les Atomistes abdéritains.

2L’origine de l’homme est au cœur des interrogations de ces pères de la philosophie et de la science grecques. Mais il est assez difficile d’accéder à leur pensée. Celle-ci, en effet, ne nous a été transmise que de façon indirecte par des auteurs anciens qui, pour certains, faute d’avoir eux-mêmes lu l’œuvre originale, puisaient dans les doxographes (auteurs de résumés ou de recueils d’opinions) qui furent actifs, peut-être dès le sophiste Hippias, au v^e siècle avant notre ère, mais surtout à l’époque alexandrine. Le modèle du genre doxographique furent les Opinions des Physiciens (Φυσικῶν Δοζῶν), en seize ou dix-huit livres malheureusement perdus5, de Théophraste (c. 370-c. 287), disciple et successeur immédiat d’Aristote à la tête du Lycée. On distingue ordinairement, à l’intérieur de ce corpus, les fragments qui sont des citations supposées des œuvres des Présocratiques, des témoignages relatifs à leur doctrine ou à leur vie6.

3La doxographie sur les conceptions présocratiques de la procréation est souvent embrouillée, sinon contradictoire. Cela tient au mélange de trois questions différentes : la reproduction, l’embryologie et l’hérédité. Pour chacune d’elles se pose le problème du rôle du père. Les recherches modernes dans ce domaine sont encore informées par les travaux, déjà anciens et parfois remis en question mais jamais remplacés, de la biologiste et philologue autrichienne Lesky7. Comme elle l’avait déjà mis en évidence, la réflexion des Présocratiques est organisée autour de trois questions centrales : l’origine de la semence, la détermination du sexe de l’embryon et l’hérédité. Pour chacune d’elles, nous verrons quelle est la part propre au père.

Le problème de l’origine de la semence

4La question de l’unicité ou de la duplicité de la semence – en fait celle de l’existence ou non d’une semence féminine, car il ne se rencontre aucune théorie niant l’existence de la semence masculine – est étroitement liée aux interrogations sur le lieu et le mode de production de cette semence. D’après la classification de Lesky, trois théories ont été élaborées par les Présocratiques.

La théorie encéphalo-myélogénétique

5La première théorie, que nous appellerons, après Lesky, « encéphalo-myélogénétique », affirme que la semence provient du cerveau et/ou de la moelle8. Elle a été professée sinon par Pythagore, du moins par des médecins liés au pythagorisme : Alcméon de Crotone9, Hippon et un Anonyme.

6Alcméon de Crotone, actif à la fin du vi^e siècle, était l’auteur d’un Περὶ ϕύσεως qui est perdu mais qu’Aristote (qui a consacré un livre à le réfuter, le Πρòς τὰ Ἀλκμαίωνος, également perdu10) et Théophraste lisaient encore. Il a, semble-t-il, affirmé le premier11 que la semence est une partie du cerveau, si l’on en juge par une doxa rapportée par un certain Ætius, de date inconnue, auquel on attribue un recueil des Opinions des philosophes12 : Ἀλκμαίωνι ἐγκεϕάλου μέρoς [sc. εἶναι τò σπέρμα] (« Pour Alcméon [la semence est] une partie du cerveau »13). Cette théorie était peut-être fondée sur l’observation. On sait en effet avec certitude qu’Alcméon pratiqua la dissection, Timpanaro-Cardini l’a prouvé en ce qui concerne la vision14. Cette doxa du Crotoniate s’accorde mal avec les renseignements que nous donne le doxographe Censorinus (astrologue latin du iii^e siècle de notre ère) qui affirme :

Sed hanc opinionem [sc. e medullis semen profluere] nonnulli refellunt, ut Anaxagoras, Democritus et Alcmœon Crotoniates : hi enim post gregum contentionem non medullis modo, verum et adipe multaque carne mares exhauriri respondent.
« l’opinion [sc. selon laquelle la semence est un écoulement de la moelle] est repoussée par des gens comme Anaxagore, Démocrite et Alcméon de Crotone. Pour eux en effet, après l’accouplement, les mâles, parmi le bétail, ne connaissent pas seulement un épuisement sensible de leur moelle, mais aussi de leur graisse et de leur chair »15.

7Cet argument de l’épuisement post coitum des animaux indique, semble-t-il, que la semence ne provient pas davantage de la moelle que de la graisse et/ou de la chair, c’est-à-dire qu'elle ne provient ni de l’une ni des autres, ou bien qu'elle est issue à la fois et autant de l’une et des autres. Ces deux interprétations posent problème. La première suppose que cet épuisement sensible est, pour ces trois physiologues, sans rapport avec l’accouplement. On comprend mal, dans ce cas, pourquoi ils auraient invoqué cet argument ou, plutôt, pourquoi ils n’auraient pas pris la peine, dès lors qu’ils l’invoquaient, de le réfuter clairement. La seconde interprétation fait peu de cas de la scholie e medullis semen profluere16. Elle range en outre un pythagoricien parmi les partisans de la pangenèse17, ainsi que l’a fait remarquer Timpanaro-Cardini, pour qui la comparaison avec l’épuisement du bétail (hi enim [...] respondent) est un argument qui vaut surtout pour Anaxagore et Démocrite, car il s’accorde avec leur théorie de la pangenèse, et non pour Alcméon qui « représente la plus antique théorie, la théorie encéphalo-myélogénétique de la semence, à laquelle est associé aussi Hippon »18. Faut-il donc, rejetant purement et simplement Censorinus au profit d’Ætius, penser que la semence provient du cerveau et de la moelle à la fois ? La réponse est peut-être plus subtile. La contradiction apparente entre les deux témoignages a été résolue par Lesky19, qui a conclu de leur confrontation qu’Alcméon nous offre la manifestation la plus ancienne de la théorie encéphalo-myélogénétique sur l’origine de la semence. Celle-ci viendrait bien du cerveau mais par l’intermédiaire de la moelle. Antonio Capizzi et Giovanni Casertano parviennent aux mêmes conclusions20, mais supposent, on comprend mal comment, que le médecin de Crotone fondait cette observation sur l’étude de foœtus avortés. Alcméon fut donc le premier à soutenir cette théorie. Il ne fut pas le seul.

8Censorinus rapporte, au même endroit, que pour Hippon aussi la moelle est à l’origine de la semence. Le philosophe et médecin Hippon, qui vécut au v^e siècle avant notre ère, principalement en Grande Grèce, était probablement originaire d’Asie Mineure (peut-être de Samos) et professait d’ailleurs des théories cosmologiques empruntées à Thalès qui lui valurent de passer pour athée. La découverte, à la fin du xix^e siècle, d’un papyrus des i^er/ii^e siècles de notre ère, l’Anonyme de Londres (édité par Diels en 1893 qui a montré que la source de ce document est l’encyclopédie médicale rédigée par Ménon, le disciple d’Aristote), a révélé qu’il avait développé des théories médicales d’inspiration pythagoricienne, peut-être apprises à Rhégium, Crotone ou Métaponte où il est réputé avoir vécu. Voici le témoignage que nous rapporte Censorinus :

Hipponi [...] ex medullis profluere semen videtur idque eo probari, quod post admissionem pecudum, si quis mares interimat, medullas utpote exhaustas non reperiat.
« Hippon [...] est d’avis que la semence est une manifestation visible de la moelle. Il en prend pour preuve la disparition de la moelle chez les mâles d’un troupeau de gros bétail qu’on tue après une saillie : c’est comme si elle avait été complètement épuisée »21.

9Mais le rapprochement de ce témoignage avec celui du Pseudo-Hippolyte :

Τὴν δὲ ψυχήν ποτὲ μὲν ἐγκέφαλον λέγει, ποτὲ δε ὕδωρ καὶ γὰρ τò σπέρμα εἶναι τò ϕαινόμενον ἠμῖν ἐξ ύγροῦ, ἐξ oὗ ϕησι ψυχὴν γίνεσθαι

« Quant à l’âme il pense tantôt que c’est le cerveau, tantôt que c’est l’eau ; car la semence est une manifestation visible de l’élément liquide qui, selon lui, est la matière dont provient l’âme »22,

10rapprochement imposé, pensons-nous, par la ressemblance du vocabulaire (τò ϕαινόμενου et videtur), montre assez la liaison moelle/cerveau.

11D’autres pythagoriciens confirment cette opinion en précisant même que la semence est une goutte du cerveau. Ainsi que l’indique un témoignage anonyme,

τό δὲ σπέρμα εἶναι σταγόνα ἐγκεφάλου περιέχουσαν ἐν ἑαυτῆι θερμòν ἀτμόν ταύτης δὲ προσϕερομένης τῇ μήτρα ἀπò μέν τοῦ ἐγκεφάλου ἰχῶρα καὶ ὑγρòν καὶ αἶμα προίεσθαι, ἐξ ὧν σάρκας τε καὶ νεῦρα καὶ ὀστᾶ καὶ τρίχας καὶ τò ὅλον συνίστασθαι σῶμα, ἀπò δὲ τοῦ ἀτμοῦ ψυχὴν καὶ αἴσθησιν.
« La semence est une goutte de cerveau et renferme en elle une vapeur humide et chaude. Dès son introduction dans la matrice, de [cette parcelle de] cerveau s’échappent le sérum, le liquide et le sang, dont sont constitués les chairs, les nerfs, les os, les poils et la totalité du corps ; et à partir de la vapeur humide se constituent l’âme et les sens »23.

12Wellmann24 supposa que, pour Empédocle aussi, l’origine de la semence était dans le cerveau et la moelle épinière. Mais cette supposition n’est fondée sur aucun texte. Nous sommes donc en présence d’une théorie principalement pythagoricienne. Elle dérive probablement de l’ancienne médecine perse, ainsi que l’a supposé Aurelio Perretti : « Que [...] le médecin Hippon ne fût pas un pionnier mais un continuateur d’une tradition médicale occidentale, que nous avons nommée sicilo-crotoniate ou pythagoricienne, il me semble que le démontrent [...] la reconnaissance de la fonction hégémonique du cerveau [...], la dépendance vis-à-vis de l’ancienne médecine perse qui faisait dériver le sperme de l’encéphale-moelle épinière »25. Ceci est peut-être à rapprocher des théories sumérienne et égyptienne26 qui faisaient des os le lieu de dépôt de la semence, d’où l’horreur que la crémation inspirait à ces peuples27.

La théorie hématogénétique

13La théorie encéphalo-myélogénétique est concurrencée par celle de l’hématogenèse qui semble avoir été professée pour la première fois au début du v^e siècle avant notre ère par Parménide. Celui-ci naquit à Élée vraisemblablement vers 515, une vingtaine d’années après la fondation de cette ville par les Phocéens, ce qui explique peut-être sa connaissance de la philosophie ionienne. Il vivait encore en 450, date à laquelle le jeune Socrate le rencontra aux Grandes Panathénées28. Le fragment 18 du philosophe d’Élée est rapporté par le médecin latin originaire de Sicca, en Numidie, Célius Aurélien, qui traduisit du grec, au iv^e ou v^e siècle de notre ère, un ouvrage perdu du célèbre médecin Soranos d’Éphèse (lequel vécut sous les Antonins et citait Parménide). Ce fragment affirme que les semences proviennent des veines :

Femina virque simul veneris cum germina miscent venis, informans diverse ex sanguine virtus temperiem servons bene condita corpora fingit.
« Quand la femme et l’homme ensemble mêlent les semences de l’amour issues de leurs veines, une puissance formatrice façonne, à partir de sangs contraires, des corps bien constitués, si du moins elle garde la proportion »29.

14Une génération plus tard, le Crétois Diogène d’Apollonie, qui semble avoir eu des connaissances médicales très poussées, l’affirmait également. Clément d’Alexandrie nous rapporte en effet :

Tινὲς δὲ καὶ τò σπέρμα τοῦ ζώιου ἀϕρòν εἶναι τοῦ αἵματος κατ’οὐσίαν ὑποτίθενται, ὃ δὴ τῇ ἐμϕύτῳ τοῦ ἄρρενος θέρμῃ παρὰ τὰς συμπλοκὰς ἐκταραχθὲν ἐκριπιζόμενον ἐξαφροῦται κἀν ταῖς σπερματίσιν παρατίθεται ϕλεψίν.’Εντεῦθεν γὰρ ὁ Ἀπολλωνιάτης Διογένης τὰ αϕροδίσια κεκλῆσθαι βούλεται.
« Certains forment l’hypothèse que la semence de l’animal aussi est essentiellement l’écume du sang qui, sous l’effet de la chaleur naturelle du mâle et des secousses de l’accouplement, bouillonne, se change en écume et se répand dans les veines séminales. C’est la raison pour laquelle Diogène d’Apollonie veut que l’on ait donné le nom d’aphrodisia aux plaisirs d’Aphrodite »30.

15Et Vindicien, médecin romain du iv^e siècle de notre ère, confirme :

Alexander Amator veri [i.e. Φιλαλήθης] appellatus, discipulus Asclepiadis libre primo De semine punam sanguinis sanguinis eius essentiam dixit Diogenis placitis consentiens.
« Alexandre dit Philalèthe, disciple d’Asclépiade, a dit, au premier livre du Sur la semence, que l’essence de la semence est l’écume du sang, s’accordant en cela avec l’opinion de Diogène »31.

16Il est moins sûr en revanche qu’Empédocle ait été partisan de cette théorie comme le comprenait Wellmann32 en lisant Aristote33. Lesky a estimé, en effet, qu’il « interpr[éta] manifestement à tort »34 ce passage. Cette théorie hématogénétique devait en quelque sorte triompher de la première, notamment dans la médecine alexandrine, pour avoir été adoptée par Aristote, comme nous le verrons bientôt.

Les implications de ces deux théories

17Les théories encéphalomyélogénétique et hématogénétique semblent supposer l'unicité de la semence, laquelle bien entendu serait masculine, ce qui impliquerait une supériorité du père sur la mère dans le mécanisme de la reproduction. On le devine à propos du témoignage de Censorinus, V, 335. Mais c’est assurément dans la métaphore du sillon rendue célèbre par Eschyle36 – dont nous avons vu les influences égyptienne et peut-être perse qu’il a subies via Hésiode et Hécatée – que cette idée d’une semence exclusivement masculine trouve son expression la plus poussée. Le fragment 66 d’Empédocle transmis par une scholie à Euripide indique, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent, que le mage d’Agrigente utilisait aussi cette métaphore37. Il est cependant difficile de tirer de ce texte la position d’Empédocle sur l’existence d’une semence féminine – qu’il fût, par ailleurs, partisan de l’hématogenèse ou bien de l’encéphalomyélogenèse.

18Heraclite d’Éphèse, qui vécut à la fin du vi^e siècle avant notre ère et dont nous ignorons les conceptions sur l’origine de la semence, a également pensé que la femme ne produit pas de semence, comme l’attestent deux relations, celles de Plutarque et de Censorinus, de sa définition du terme « génération » :

Oἱ μεν ἡβώντων ἀναγιγνώσκοντες ἔτη τριάκοντα ποιοῦσι τὴν γενεάν καθ’ Ἡράκλειτον, ἐν ὧι χρόνωι γεννῶντα παρέχει τòν ἐξ αὑτοῦ γεγεννημἑνον ὁ γεννήσα ?
« Ceux qui lisent “adolescents” fixent à l’âge de trente ans, comme Héraclite, la durée d’une génération : c’est l’espace de temps pendant lequel le père voit son fils devenir capable d’engendrer »

19Également :

Saeculum est spatium vitae humanae longissimum partu et morte definitum. Quare qui annos triginta saeculum putarunt multum videntur errasse. Hoc enim tempus genean vocari Heraclitus auctor est, quia orbis aetatis in eo sit spatio ; orbem autem vocat aetatis, dum natura ab sementi humana ad sementim revertitur.
« Un siècle est la plus longue durée de la vie humaine, comprise entre la naissance et la mort ; donc ceux qui ont pensé qu’un siècle durait trente ans paraissent s’être largement trompés. C’est Héraclite qui a donné à cet espace de temps le nom de génération, parce que cet espace de temps comprend un cycle de vie humaine ; il l’appelle “cycle de vie” parce que c’est le temps que met la semence humaine pour produire une autre semence »38.

20Héraclite fait manifestement de l’homme le seul détenteur de la semence et donc du principe de génération. Parménide peut-être et Diogène d’Apollonie sans doute, partisans l’un et l’autre, de la théorie hématogénétique, ont été du même avis. Ætius dit en effet du premier :

Παρμενίδης τὰ μὲν ἐκ τῶν δεξιῶν [sc. σπέρματα] καταβάλλεσθαι εἰς τὰ δεξιὰ μέρη τῆς μήτρας, τὰ δ’ ἐκ τῶν ἀριστερῶν εἰς τὰ ἀριστερά εἰ δ’ ἐναλλαγείη τὰ τῆς καταβολῆς, γίνεσθαι θήλεα.
« Parménide : la semence venant du côté droit pénètre dans le côté droit de la matrice, et celle du côté gauche dans le côté gauche [pour la naissance des mâles] ; s’il y a interversion, ce sont des filles qui naissent »39.

21La semence est donc implicitement paternelle40. L’opinion de Diogène est rapportée par Censorinus :

Utrumne expatris tantummodo semine partus nascatur, [ut D...], an etiam ex matris.
« Est-ce que l’enfant naît de la seule semence qui provient du père, ainsi que le pense Diogène, ou aussi de celle de la mère ? »41

22Il subsiste cependant un doute car le témoignage de Censorinus ne permet pas de déterminer de façon certaine si l’Apolloniate niait l’existence d’une semence féminine ou s’il affirmait que seule la semence masculine fût efficace à la procréation.

23Mais la théorie hématogénétique peut s’accommoder de l’existence de deux semences. Parménide en témoigne si l’on se fie au fragment B1842 et Empédocle, si toutefois il est bien « hématogénéticien ». Le témoignage A81 de ce dernier, transmis par Censorinus, indique en effet :

Super qua re Empedoclis, disputata ratione, talis profertur. Si par calor in parentum seminibus fuit [...]
« Sur ce point, l’opinion motivée d’Empédocle est la suivante : si la chaleur de la semence des deux parents est égale... »43

24Le fragment B63 précise par ailleurs :

Φησὶ γὰρ ἐν τῷ ἄρρενι καὶ τῷ θήλει oἶov σύμβολον ἐνεῖναι, ὅλον δ’ ἀπ’οὑδετέρου ἀπιέναι, « ἀλλα διέσπασται μελέων ϕύσις, ἡ μὲν ἐν ἀνδρός »
« Il dit en effet que dans le mâle et dans la femelle cela ressemble à un sumbolon44 et que le tout ne procède pas de l’un ou de l’autre “mais que la nature des membres du corps s’est déchirée, d’une part dans l’homme...” »45

25Quelles tolèrent ou non l’existence de deux semences, les théories de l’encéphalo-myélogenèse et de l’hématogenèse n’expriment nulle part qu’une quelconque semence maternelle ait joué un rôle nécessaire dans la reproduction. Un témoignage d’Hippon indique même explicitement que la semence féminine, dans la mesure où elle existerait, est sans pouvoir générateur :

Ἵππων προίεσθαι μὲν σπέρμα τὰς θηλείας οὐχ ἥκιστα τῶν ἀρρένων, μὴ μέντοι εἰς ζωιογονίαν τοῦτο συμβάλλεσθαι διὰ τò ἐκτòς πίπτειν τῆς ὑστέρας
« Selon Hippon, les femelles produisent autant de semence que les mâles, même si cette semence n’est d’aucune utilité pour la procréation, vu qu’elle tombe hors de la matrice »46.

La théorie pangénétique

26Les physiciens atomistes proposèrent la théorie de la pangenèse, qui fait provenir la semence de toutes les parties du corps. Cette conception est illustrée par Démocrite d’Abdère, qui vécut dans la seconde moitié du v^e siècle et dans la première du iv^e. Le texte essentiel est le fragment B124 :

Ἐκκρίνεται τò σπέρμα ὥσπερ Πλάτων ϕησὶ καὶ Διοκλῆς ἀπò ἐγκεφάλου καὶ νωτιαίου·Πραξαγόρας δὲ καὶ Δημόκριτος ἔτι τε Ἱπποκράτης ἐξ δλου τοῦ σώματος, ὁ μὲν Δημόκριτος λέγων ἄνθρωποι εἶς ἔσται καὶ ἄνθρωπος πάντες
« Pour Démocrite la semence est produite par le corps tout entier et Démocrite de dire : “Les hommes ne seront qu’un et un homme les sera tous” »47.

27Lesky a souligné que la théorie pangénétique s’accorde particulièrement à l’atomisme : « De fait celle-ci [i.e. la pangenèse], pour ce qui est de sa représentation de la semence, est l’expression adéquate d’une pensée au cœur de laquelle réside la pluralité de forme des atomes en macro-et microcosme48 ». Mais Lesky n’a pas vu qu’une génération auparavant49, Anaxagore de Clazomènes avait déjà émis cette hypothèse. Le fragment 10, qui est transmis par une scholie à Grégoire de Naziance, en est un indice :

Ὁ δὲ Ἀναξαγόρας παλαιόν εὑρὼν δόγμα ὅτι οὐδεν ἐκ τοῦ μηδαμῇ γίνεται, γένεσιν μὲν ἀνῇρει, διάκρισιν δὲ εἰσῆγεν ἀντὶ γενέσεως. Ἐλήρει γὰρ ἀλλήλοις μὲν μεμῖχθαι πάντα, διακρίνεσθαι δὲ αὐξανόμενα. Καὶ γὰρ ἐν τῇ αὐτῇ γονῇ καὶ τρίχας εἶναι καὶ ὄνυχας καὶ ϕλέβας καὶ ἀρτηρίας καὶ νεῦρα καὶ ὀστᾶ καὶ τυγχάνειν μὲν ἀϕανῆ διὰ μικρομέρειαν, αὐξανόμενα δὲ κατὰ μικρòν διακρίνεσθαι. Πῶς γὰρ ἄν ϕησίν, ἐκ μὴ τριχòς γένοιτο θρίξ καὶ σὰρξ ἐκ μὴ σαρκός ;
« Anaxagore, découvrant l’antique théorie que rien ne naît du néant, décida d’abolir le concept de création et introduisit à la place celui de discrimination ; il n’hésitait pas à dire, en effet, que toutes les choses sont mêlées aux autres et que la discrimination produit leur croissance. Ainsi une même semence renferme les cheveux, les ongles, les veines, les artères, les nerfs et les os ; la petitesse des parties les rend invisibles, mais la discrimination produit petit à petit leur croissance. Car comment se pourrait-il, affirme-t-il, que le cheveu fût engendré à partir du non-cheveu et la chair à partir de la non-chair ? »50

28Ce passage semble bien rattacher Anaxagore aux partisans de la pangenèse. Outre qu’on comprend assez mal comment une même semence pourrait renfermer les différentes parties du corps si elle ne provenait pas de celles-ci, on remarquera la grande parenté entre cette doxa anaxagoréenne et les paragraphes VI à VIII du traité hippocratique51 Du régime ; elle est visible tant sur le plan des notions, discrimination, croissance et migration52, que sur celui du vocabulaire53. Or le traité Du régime, comme d’ailleurs la plupart des traités hippocratiques s’intéressant à la semence, développe la théorie pangénétique54. On peut donc ranger Anaxagore parmi les partisans de celle-ci, comme Max Pohlenz y invitait dans un article de 195355. Le passage de la théorie encéphalomyélogénétique à la théorie pangénétique fut peut-être même, estimait-il, opéré par Alcméon. Quoi qu’il en soit, la théorie pangénétique a imprégné la médecine hippocratique au point de devenir, nous le verrons, l’opinion dominante chez les savants au v^e siècle.

29La théorie pangénétique semble indissolublement liée à la duplicité de la semence, ainsi que l’exprime Aristote. Pour ce dernier, en effet, démontrer que la semence ne provient pas de tout le corps suffirait à prouver qu’elle ne se trouve pas chez les deux parents :

Διò τοῦ αὐτοῦ λόγου ἐστί, πότερον καὶ τò θῆλυ καὶ τò ἄρρεν προΐενται ἄμϕω ἢ θάτερον μόνον, καὶ πότερον ἀπò παντòς ἀπέρχεται τοῦ σώματος ἢ οὐκ ἀπò παντός·εὔλογον γάρ, εἰ μὴ ἀπò πάντος, μηδ’ ἀπ’ἀμϕοτέρων τῶν γεννώντων
« Aussi cela revient au même de se demander d’une part si la femelle et le mâle fournissent tous les deux de la semence, ou seulement l’un des deux, et d’autre part si la semence vient du corps tout entier ou non. Il est rationnel, en effet, que si elle ne provient pas de tout le corps, elle ne provienne pas non plus des deux générateurs »56.

30Et, de fait, Démocrite d’Abdère considère qu’il y a deux semences :

Utrius vero parentis principium sedem prius occupaverit, eius redi naturam Democritus rettulit.
« En fait, c’est le sexe du parent dont la semence a occupé en premier lieu l’endroit [de la génération], qui se trouve donné à l’enfant, selon le rapport de Démocrite »57.

31Mais cette semence maternelle ne joue pas de rôle dans la conception, ainsi que le montre cet autre témoignage :

Ἀριστοτέλης μὲν οὖν καὶ Δημόκριτος οὐδὲν βούλονται συντελεῖν τò τῆς γυναικòς σπέρμα πρòς γένεσιν τέκνων.
« Aristote et Démocrite n’entendent pas que la semence féminine concoure à la génération des enfants »58,

32Anaxagore semble aussi penser qu’il existe deux semences :

Anaxagoras autem eius parentis faciem referre liberos iudicavit, qui seminis amplius contulisset.
« Anaxagore estimait pourtant que les enfants ressemblaient à celui de leurs parents qui avait fourni la partie la plus importante de semence »59.

33Cette duplicité de la semence était peut-être déjà l’opinion de Pythagore :

Ἐδίδασκε Παρμενίδης τοὺς ἀνθρώπους, ὅτι κρειττόνων γεγένηται σπερμάτων ἢ κατὰ τὴν ϕύσιν τὴν θνητήν.

« Pythagore enseignait aux hommes qu’il était né de semences d’une nature supérieure à celle des mortels »60.

34Devenue générale au v^e siècle, l’idée selon laquelle il existerait aussi une semence chez la mère est sans doute responsable de certaines contradictions dans la doxographie d’Anaxagore et d’Hippon. D’après Censorinus, en effet, Anaxagore soutenait l’existence de deux semences :

Ilud quoque ambiguam facit inter auctores opinionem, utrumne ex patris tantummodo semine partus nascatur, ut Diogenes et Hippon Stoicique scripserunt, an etiam ex matris, quod Anaxagorae et Alcmaeoni [...] visum est.
« Les savants se disputent également sur le point de savoir si l’embryon naît de la seule semence paternelle, comme l’ont écrit Diogène, Hippon, et les Stoïciens, ou si n’intervient pas également de la semence maternelle, comme le pensent Anaxagore et Alcméon »61 ;

35or Aristote range Anaxagore nettement parmi les partisans de l’unicité62. De même, Hippon semble présenté par Censorinus comme un partisan de l’existence d’une seule semence63 alors qu’Ætius affirme très clairement le contraire :

Ἵππων προίεσθαι μὲν σπέρμα τὰς θηλείας οὐχ ἥκιστα τῶν ἀρμένων, μὴ μέντοι ^εἰς ζωιογονίαν τοῦτο συμβάλλεσθαι διὰ τò ἐκτòς πίπτειν τῆς ὑστέρας ὅθεν ἐνίας προίεσθαι πολλάκι ς δίχα τῶν ἀνδρῶν σπέρμα καὶ μάλιστα τὰς χηρευούσας.
« Selon Hippon, les femmes produisent autant de semence que les mâles, même si cette semence n’est d’aucune utilité pour la procréation, puisqu’elle tombe hors de la matrice. De là vient que certaines femmes produisent souvent de la semence, en l’absence d’hommes, et particulièrement les veuves »64.

36Mais son témoignage est contradictoire puisqu’il enchaîne immédiatement :

Καὶ εἶναι τὰ μεν ὀστᾶ παρὰ τοῦ ἄρμενος, τὰς δὲ σάρκας παρὰ τῆς θηλείας.
« D’autre part, c’est le mâle qui produit les os, et la femelle les chairs »65,

37ce qui se conçoit malaisément si la semence maternelle est tombée hors de la matrice. Les hésitations de la doxographie sur ce point nous semblent pouvoir s’expliquer ainsi : la théorie d’une semence unique serait la plus ancienne ; celle de l’existence d’une semence féminine ne serait apparue que dans le cours du v^e siècle et aurait ultérieurement contaminé les témoignages des partisans de la première. À la même époque66, la théorie atomiste de la pangenèse aurait supplanté celle de l’encéphalo-myélogenèse67, tandis que la théorie hématogénétique résistait mieux68.

38Cette double mutation de l’opinion sur l’origine de la semence n’entraîne cependant pas un bouleversement de la logique de la supériorité de la semence paternelle qui sous-tend l’ensemble de ces théories. À partir des maigres traces des doctrines hématogénétique et encéphalogénétique, on devine que le père joue le rôle essentiel. Pour Hippon, on l’a vu, la semence féminine n’est d’aucune utilité pour la procréation, vu qu'elle tombe hors de la matrice. Elle ne sert au mieux qu’à nourrir l’embryon ou la semence mâle :

Ἱππῶ<ναξ> εἰ μὲν ἡ γονὴ κρατήσειεν, ἄρρεν, εἰ δ’ ἡ τροϕή, θῆλυ.
« Hippon<ax> prétend que si la semence est la plus forte, on a un mâle ; si l’aliment est le plus fort, on a une femelle »69.

39Il est clair en revanche qu’il attribuait à la semence paternelle la transmission de l’âme70. Peut-être partageait-il cette opinion avec Alcméon qui identifiait l’âme à la semence71, sans qu’il soit permis d’être affirmatif sur le caractère paternel de cette dernière. Si les partisans de la pangenèse admettaient l’existence d’une semence féminine, ils n’en faisaient, au mieux, qu’un aliment de la semence masculine et accordaient toujours à la semence du père un rôle supérieur à celui de la semence de la mère, quand ils n’assignaient pas au seul sperme le principe de vie. Au reste, ainsi que nous le verrons ci-après, cette duplicité de la semence n’allait pas tarder à être remise en cause par Aristote, dont l’influence devait se faire sentir pendant plus d’un millénaire.

Le rôle du père dans la détermination du sexe de l’embryon

40L’étude des rôles respectifs du père et de la mère dans la détermination du sexe de l’embryon est un autre excellent observatoire de l’outillage mental des Grecs anciens. Les Présocratiques admettent que cette détermination se fait le plus souvent dans la mère pendant la gestation. Ils sont très loin cependant de reconnaître qu'elle s’exerce par la mère. Ce n’est d’ailleurs pas du tout en ces termes qu’ils ont posé la question. Plutôt que de réfléchir au rôle de la mère, ils se sont interrogés, dans le cadre plus vaste de l’ensemble de leur système philosophique qui, le plus souvent faisait la part belle à la cosmologie, sur le principe présidant à cette détermination. C’est ainsi qu’un certain nombre de physiologues placent ce principe dans une opposition gauche/droite ; d’autres, dans une opposition froid/chaud ; d’autres enfin, dans une opposition dominé/dominant. Examinons ces différents critères.

Le critère latéral

41Anaxagore est le plus ancien auteur à faire intervenir une opposition gauche/droite. Aristote, en effet, nous apprend que :

Φασὶ [γὰρ] oἱ μὲν ἐν τοῖς σπέρμασιν εἶναι ταύτην τὴν ἐναντίωσιν εὐθύς, οἶον Ἀναξαγόρας καὶ ἕτεροι τῶν φυσιολόγων γίνεσθαί τε γὰρ ἐκ τοῦ ἄρρενος τò σπέρμα, τò δὲ θῆλυ παρέχειν τòν τόπον, καὶ εἶναι τò μὲν ἄρρεν ἐκ τῶν δεξιῶν, τò δὲ θῆλυ ἐκ τῶν ἀριστερών, καὶ τῆς ὑστερας τὰ μὲν ἂρρενα ἐν τοῖς δεξιοῖς εἶναι, τὰ δὲ θήλεα ἐν τοῖς ἀριστεροῖς.
« Certains affirment que l’opposition entre le mâle et la femelle existe déjà dans les semences : par exemple Anaxagore et d’autres naturalistes. La semence en effet est engendrée par le mâle, tandis que la femelle fournit le lieu ; l’individu mâle est engendré par les parties droites, l’individu femelle est engendré par les parties gauches, et dans l’utérus les mâles se développent dans les parties droites et les femelles dans les parties gauches »72.

42Selon Ætius, un autre naturaliste soutenait également cette conception d’une détermination latérale, Leucippe. Mais on sait fort peu de choses sur ce philosophe, dont l’existence même fut contestée dans l’Antiquité, sinon qu’il aurait été atomiste (et peut-être même le fondateur de l’Atomisme de l’avis d’Aristote et de Théophraste). Geoffrey Stephen Kirk croit pouvoir situer son floruit autour de 440-43573. Voici ce qu’il enseignait :

[Πῶς ἄρρενα γεννᾶται καὶ θήλεα ;] Λεύκιππος διὰ τὴν παραλλαγήν τῶν μορίων καθ’ ἥν ὁ μὲν καυλόν, ἡ δὲ μήτραν ἔχει· τοσοῦτον γὰρ μόνον λέγει.

« [Comment sont engendrés les sujets mâles et femelles]. Leucippe dit que c’est le fait du changement de côté propre aussi bien à la verge qu’à la matrice. C’est en effet la seule explication qu’il fournit »74.

43Empédocle, d’une manière moins nette – car le critère latéral est, chez lui, couplé avec un second, celui de la chaleur – semble du même avis :

Ex dextris partibus profuso semine mares gigni, at e laevis feminas Anaxagoras Empedoclesque consentiunt. Quorum opiniones, ut de hac specie congruae, ita de similitudine liberorum dispariles ; super qua re Empedoclis, disputata ratione, talis profertur. Si par calor in parentum seminibus fuit, patri similem marem procreari ; si frigus, feminam matri similem. Quodsi patris calidius erit et frigidius matris, puerum fore qui matris vultus repraesentet : at si calidius matris, patris autem fuerit frigidius, puellam futuram quae patris reddat similitudinem.
« Anaxagore et Empédocle s’accordent à penser que les mâles sont engendrés par la semence provenant des parties droites, et les femelles par celle provenant des parties gauches. Mais autant ils s’accordent sur ce point, autant ils divergent sur la question de la ressemblance des enfants. Sur ce point, l’opinion motivée d’Empédocle est la suivante : si la chaleur de la semence des deux parents est égale, il naît un garçon ressemblant au père ; si les semences sont également froides, une fille ressemblant à la mère ; si la semence paternelle est chaude et la maternelle froide, il naît un garçon ayant le visage de la mère ; enfin, si la semence de la mère est chaude et celle du père froide, une fille qui est le portrait de son père »75.

44Il convient en revanche, pensons-nous, d’écarter Parménide de la liste des partisans d’une détermination latérale du sexe de l’embryon, en dépit de son fragment B17 : Δεξιτεροῖσιν μὲν κούρους, λαιοῖσι δὲ κούρας (« Dans les parties droites, les garçons ; dans les parties gauches, les filles »)76. S’il est vraisemblable qu’il soit ici question de la différenciation sexuelle de l’embryon, il est difficile toutefois de savoir si ces « parties » sont paternelles ou maternelles. Certes, le contexte de la citation invite à comprendre qu’il s’agit des côtés droit et gauche de l’utérus. Galien, à qui nous devons la transmission de ce fragment, dit en effet immédiatement avant d’introduire la citation de Parménide ;

Τò μέντοι ἄρρεν ἐν τῷ δεξιῷ μέρει τῆς μήτρας κυΐκεσθαι καὶ ἄλλοι τῶν παλαιοτάτων ἀνδρῶν εἰρήκασιν.
« L’opinion selon laquelle le mâle est conçu dans la partie droite de la matrice, est partagée encore par d’autres auteurs anciens... »77

45Mais Geoffrey Lloyd a fait valoir à juste titre que Galien cite l’Éléate à l’appui de sa propre conception qui est précisément que les mâles se forment dans la partie droite de l’utérus, ce qui peut jeter un soupçon sur la valeur de sa citation78. Par ailleurs, comme l’a remarqué Owen Kember79, le contexte est lui-même polysémique : l’embryon qui se développe est-il celui d’un garçon parce qu’il se forme dans la partie droite de l’utérus, ou bien est-ce au contraire parce qu’il s’agit déjà d’un futur garçon que l’embryon doit se développer à droite ? En outre, aucun témoignage ne corrobore ce fragment et Aristote ne le commente nulle part. Enfin, et c’est là un argument plus fort, ce fragment contredit plusieurs autres témoignages sur Parménide80. Comme il est également impossible de comprendre le fragment B17 comme une allusion aux « parties » masculines, puisque le témoignage de Censorinus (De die natali, VI, 8) s’y oppose, il convient d’écarter le rapport de Galien, soit comme contresens du médecin de Pergame, soit comme erreur de transmission des textes81, ou du moins de n’en tirer aucune conclusion sur les opinions parménidiennes de la détermination du sexe de l’embryon. Un autre témoignage nous invite, en outre, à penser que le critère latéral ne jouait pas dans ce domaine. Il s’agit de celui d’Ætius qui, après avoir rappelé que pour Empédocle c’est un critère calorique qui est déterminant, écrit :

Παρμενίδης ἀντιστρόϕως· τὰ μὲν πρòς ταῖς ἄρκτοις ἄρρενα βλαστῆσαι (τοῦ γὰρ πυκυοῦ μετέχειν πλείουος), τὰ δὲ πρòς ταῖς μεσημβρίαις θήλεα παρὰ τὴν ἀραιότητα
« Parménide est d’un avis contraire. Pour lui les régions septentrionales ont produit des individus mâles – car elles participent davantage au dense – tandis que les régions méridionales ont engendré les individus femelles à cause de leur participation au rare »82.

46Il semble donc vraisemblable que, pour Parménide, la détermination du sexe de l’embryon, loin d’être déterminée par la gauche et la droite comme le voudrait Geoffrey Ernest Richard Lloyd83, ressortit plutôt à des critères de densité84 et/ou de chaleur.

47Selon cette théorie « latérale », le masculin est toujours associé à la droite et le féminin à la gauche. Une divergence existe cependant sur la question de savoir s’il s’agit de la provenance droite/gauche ou de la destination droite/gauche de la semence, c’est-à-dire s’il est question d’une opposition entre testicule droit et testicule gauche ou entre partie droite et partie gauche de l’utérus et, donc, s’il s’agit d’une détermination progamique ou métagamique, pour reprendre la terminologie aristotélicienne. Mais l’unanimité se fait pour attribuer au côté droit les naissances d’enfants mâles et au côté gauche les naissances d’enfants femelles, avec toutes les connotations mélioratives dans le premier cas et péjoratives dans le second85 qu’implique cette latéralisation. En outre, tous ces auteurs, sauf peut-être Empédocle, attribuent implicitement ou explicitement au père la détermination du sexe de l’embryon.

Le critère calorique

48De la même façon que ces philosophes utilisent un critère latéral qui s’inscrit bien dans leur système philosophique, d’autres font intervenir un critère calorique. C’était visiblement le cas pour Philolaos de Crotone, philosophe pythagoricien de la fin du v^e siècle auteur d’un Περὶ ϕύσεως, mais son opinion est difficile à interpréter. Elle nous est transmise par l’Anonyme de Londres, citant Ménon, élève d’Aristote et auteur d’une compilation perdue sur les sujets médicaux, dans laquelle était rapporté ceci :

Τò σπέρμα εἶναι θερμόν, κατασκευαστικòν δὲ τοῦτο τοῦ ζώιου· καὶ ὁ τόπος δέ, είς ὃν ἡ καταβολὴ [μήτρα δὲ αὕτη], ἐστὶν θερμοτέρα καὶ ἐοικυῖα ἐκείνῳ τò δὲ ἐοικός τινι ταὐτò [τἀτò lit-on sur le papyrus] δύναται, ᾧ ἔοικεν.
« La semence est chaude et c’est elle qui est à l’origine de l’être vivant ; le lieu dans lequel [s’opère] le fondement est plus chaud qu'elle et lui ressemble ; or le semblable possède des propriétés identiques au semblable »86.

49Le sens de ce témoignage n’est pas évident. Il nous semble qu’il faille comprendre que, de façon générale, la chaleur est un principe de vie, présent aussi bien dans le sperme que dans l’utérus87, et que c’est la raison pour laquelle le premier rejoint le second. Philolaos avait d’ailleurs, semble-t-il, placé la chaleur au centre de son système de pensée88. Mais rien n’indique avec certitude que ce principe général ait servi plus particulièrement de critère à la détermination du sexe de l’embryon.

50La doxa d’Empédocle, en revanche, attribue clairement un rôle essentiel à la chaleur dans cette détermination :

Οἱ δ’ ἐν τῆι μήτραι καθάπερ Ἐμπεδοκλής τὰ μὲν γὰρ εἰς θερμὴν ἐλθόντα τὴν ὑστέραν ἄρρενα γίνεσθαί ϕησι, τὰ δ’ εἰς ψυχρὰν θήλεα, τῆς δὲ θερμότητος καὶ τῆς ψυχρότητος τὴν τῶν καταμηνίων αἰτίαν εἶναι ῥύσιν, ἤ ψυχροτέραν οὗσαν ἤ θερμοτέραν καὶ ἤ παλαιοτέραν ἤ προσϕατωτέραν.
« [Les uns font remonter l’opposition des sexes aux semences mêmes...], les autres, comme Empédocle, à la matrice : les semences, dit-il, qui entrent dans un utérus chaud deviennent des mâles, les autres qui entrent dans un utérus froid, des femelles ; il dit aussi que la chaleur et le froid s’expliquent par le flux des menstrues, qui est plus froid ou plus chaud, plus ancien ou plus récent »89.

51Ætius rapporte aussi cette opinion de l’Agrigentin :

’Εμπεδοκλῶς ἄρρενα καὶ θήλεα γίνεσθαι παρὰ θερμότητα καὶ ψυχρότητα· ὅθεν ἱστορεῖται τοὺς μὲν πρώτους ἄρρενας πρòς ἀνατολῆι καὶ μεσημβρίαι γεγενῆσθαι μᾶλλον ἐκ τῆς γῆς, τὰς δὲ θηλείας πρòς ταῖς ἄρκτοις.
« Les mâles et les femelles se forment selon le chaud et le froid. C’est ainsi qu’Empédocle narre que les premiers mâles sont nés de la terre plutôt vers le Levant et dans le Midi, et les femelles au Nord »90.

52L’attribution du chaud au caractère mâle et du froid au caractère femelle n’est évidemment pas sans connotations favorables au masculin, en grande partie superposables à celles liées à la gauche et la droite91. Mais la particularité de l’opinion d’Empédocle est que son utilisation du critère calorique attribue un rôle à la mère dans la détermination du sexe de l’embryon. Aristote en fait d’ailleurs un exemple de détermination métagamique du sexe de l’embryon92 et ne manque pas, du reste, de la critiquer :

Τοῦτο γὰρ ώς αληθὡς ’Εμπεδοκλῆς ῥαιθυμότερον ὑπείληϕεν οἰόμενος ψυχρότητι καὶ θερμότητι διαϕέρειν μόνον ἀλλήλων, ὁρων ὅλα τὰ μόρια μεγάλην ἔχοντα διαϕορὰν τήν τε τῶν αιδοίων καὶ τὴν τῆς ὑστέρας.
« À la vérité, Empédocle a été un peu léger en s’imaginant ainsi les choses : que les deux sexes diffèrent l’un de l’autre par le froid et la chaleur seulement, alors qu’il voyait bien que les parties sexuelles, dans leur ensemble, présentent une différence considérable, par les organes aussi bien que par l’utérus »93.

Le critère de l’epikrateia

53Le dernier principe est celui d’une lutte entre les deux semences, mâle et femelle, aboutissant à la « domination » (epikrateia) de l’une sur l’autre : soit, chez Hippon, une epikrateia par l’épaisseur et la force, soit, chez Démocrite, une epikrateia par la vitesse de la semence.

54Pour Hippon, le mâle est déterminé par l’épais et le fort, la femelle par le fluide et le faible :

Ἰππῶν<αξ> παρὰ τò συνεστòς καὶ ἰσχυρόν ἤ παρὰ τò ῥευστικόν τε καὶ ἀσθενέστερον σπέρμα ἄρρενα καὶ θήλεα γίνεσθαι.
« Pour Hippon<ax>, la semence visqueuse et forte [donne les mâles], et la semence fluide et plus faible [les femelles] »94

et

ex seminibus autem tenuioribus fieminas ex densioribus mares fieri Hippon adfirmat.
« Hippon affirme que les semences subtiles produisent les femelles et que c’est des semences les plus épaisses que naissent les mâles »95.

55Pour Démocrite, le mâle est déterminé par le rapide et la femelle par le lent comme nous l’apprend Censorinus96. Aristote est plus précis :

Δημόκριτος δὲ ὁ Ἀβδηρίτης ἐν μὲν τῇ μητρὶ γίνεσθαί ϕησι τὴν διαϕορὰν τοῦ θήλεος καὶ τοῦ ἄρρενoς, οὐ μέντοι διὰ θερμότητά γε καὶ ψυχρότητα τò μὲν γίγνεσθαι θῆλυ τò δ’ ἄρρεν, ἀλλ’ ὁποτέρου ἂν κρατήσῃ τò σπέρμα τò ἀπò τοῦ μορίου ἐλθόν, ᾧ διαϕερουσιν ἀλλήλων τò θῆλυ καὶ τό ἄρρεν.
« Démocrite d’Abdère déclare que c’est dans la mère que s’opère la différenciation entre femelle et mâle, mais que ce n’est ni la chaleur ni le froid qui sont responsables de la génération du sujet femelle ou du sujet mâle ; en fait, c’est la prédominance de la semence du père ou de la mère, ou plutôt non pas la semence dans sa totalité, mais la part de semence qui provient de la partie par laquelle le mâle et la femelle diffèrent »97.

56En accord avec la théorie pangénétique, la semence doit contenir une partie du sexe de son émetteur. Il semble que ce soit cette partie et non la semence tout entière qui participe à la course. C’est précisément là l’originalité de Démocrite, comme l’a vu Lesky : « Ce qui est neuf, c’est qu’au vieux mécanisme [de l’epikrateia] est donné un nouveau contenu : ce n’est pas l’epikrateia de toute la substance reproductrice livrée par les parents qui détermine le sexe, mais seulement la domination d’une portion toute spécifique, à savoir celle contenant le patrimoine sexuel [Geschlechtsorgan] stocké dans les organes génitaux »98. Or, cette partie de la semence est déjà sexuellement déterminée et la mère n’est donc que le lieu et non l’agent de la différenciation sexuelle.

57Comme nous l’avons vu, les critères latéral, calorique et d’epikrateia font ainsi, le plus souvent, de la mère le lieu, mais rarement l’agent, de la détermination du sexe de l’embryon. C’est donc presque toujours au père qu’appartient la faculté de déterminer le sexe du futur nouveau-né. Dans tous les cas, c’est à lui, et au masculin en général, dans un second niveau sous-jacent, que se rapportent les valeurs “positives” mises en œuvre dans ce processus de la génération : droite, chaleur, vitesse, force. À la mère, et plus généralement au féminin, sont au contraire associés le côté gauche, le froid, la lenteur et la faiblesse. L’enfant à naître sera du sexe paternel ou maternel selon que telle ou telle qualité aura prévalu.

Les conceptions présocratiques de l’hérédité

La problématique progamique/métagamique

58Comprendre ce qui détermine la ressemblance entre parents et enfants a constitué l’essentiel de la réflexion des Présocratiques sur l’hérédité. Il nous semble que la problématique progamique/métagamique dans laquelle leurs idées sont le plus souvent présentées par les doxographes est une projection des préoccupations aristotéliciennes sur la question, explicable en grande partie par l’origine directement ou indirectement théophrastienne de la doxographie. Cette présentation a cependant, dans notre perspective, un certain intérêt, car si Parménide, Empédocle, Anaxagore, Démocrite et d’autres sans doute – mais les lambeaux qui nous sont parvenus de la pensée présocratique ne mentionnent, dans le domaine de l’hérédité, que les opinions de ces quatre physiologues –, ont réfléchi aux causes générales de la ressemblance entre géniteurs et engendrés, notre propos est de rechercher parmi celles-ci les parts respectives que sont censés y prendre le père et la mère. Dès lors le critère pro-ou métagamique n’est pas sans intérêt. La tâche cependant est très difficile en raison de l’étroitesse de notre base documentaire, et l’étude de cette question, comme, d’une certaine façon, de toutes celles relatives à ce corpus de sources, aboutit immanquablement à une reconstruction largement hypothétique, sorte de pyramide inversée qui reposerait sur sa pointe, constituée par les sources, alors que la base figurerait les dernières analyses modernes sur le sujet, la glose étant inversement proportionnelle aux dimensions de la source.

L’opinion d’Empédocle

59S’il fallait livrer une nouvelle strate de cette base de pyramide inversée, nous expliquerions les indications incertaines relatives à Empédocle fournies par le doxographe Ætius et l’astrologue Censorinus de la façon suivante : Ætius, particulièrement obscur en cet endroit, dit que pour Empédocle

Ὁμοιότητας γίνεσθαι κατ’ ἐπικράτειαν τῶν σπερματικῶν γόνων, ἀνομοιότητας δὲ τῆς ἐν τῷ σπέρματι θερμασίας ἐξατμισθείσης.
« Les ressemblances proviennent de la domination des semences d’engendrement et les dissemblances de la chaleur évaporée dans la semence »99,

60ce qui peut se comprendre ainsi : chaque caractère hérité par l’enfant d’un de ses parents proviendrait de ce que ce caractère a dominé dans la semence du parent auquel il ressemble, alors qu’il avait disparu par évaporation dans la semence de l’autre parent100. Le témoignage de Censorinus présente la théorie d’Empédocle selon la température des semences parentales :

Super qua re Empedoclis, disputata ratione, talis profertur. Si par calor in parentum seminibus fuit, patri similem marem procreari ; si frigus, feminam matri similem. Quodsi patris calidius erit et frigidius matris, puerum fore qui matris vultus repraesentet : at si calidius matris, patris autem fuerit frigidius, puellam futuram quae patris reddat similitudinem.
« Sur ce point, l’opinion motivée d’Empédocle est la suivante : si la chaleur de la semence des deux parents est égale, il naît un garçon ressemblant au père ; si les semences sont également froides, une fille ressemblant à la mère ; si la semence paternelle est chaude et la maternelle froide, il naît un garçon ayant le visage de la mère ; enfin, si la semence de la mère est chaude et celle du père froide, une fille qui est le portrait de son père »)101.

61La température de la matrice ne semble d’aucune importance pour expliquer les ressemblances parents/enfants. Seules comptent les températures des semences, – c’est l’idée d’une epikrateia calorique chez Ætius –, ou plus particulièrement la température de la semence maternelle, qui en dernière analyse détermine seule la ressemblance selon Censorinus.

62Empédocle aurait donc eu une conception métagamique de la détermination du sexe de l’embryon – le témoignage d’Aristote102 est très clair à ce propos – mais une conception progamique de la détermination des caractères de l’hérédité, si du moins on accepte le témoignage de Censorinus faisant intervenir une fois encore le critère calorique, ce qui ne se peut sans défiance. Lesky en effet a supposé, après Geurts103, qu’il s’agit d’une doxa non empédocléenne104, mais Jean Bollack ne rejette pas le texte de Censorinus et pense pouvoir y établir une distinction entre ressemblance de nature et ressemblance de forme105. Pour être tout à fait affirmatif, il faudrait déterminer quelles sont, selon Empédocle, les causes de la température de la semence féminine et prouver qu’à ses yeux elles ne résident pas dans celle de la matrice106, ce qui est impossible. Il nous faut donc en rester à ce stade très hypothétique d’analyse puisque, à son tour, notre tentative de restituer la conception empédocléenne de l’hérédité se heurte à « de grandes et à peu près insolubles difficultés »107.

L’opinion de Démocrite

63Démocrite semble assigner au hasard un rôle dans l’hérédité : « Les parties communes aux deux sexes proviennent au hasard », nous rapporte Ætius108. Cette part laissée à la tychè s’étend sans doute à la détermination de la ressemblance parents/enfants. Mais comme le déplorait Lesky, la « tentative de reconstitution de la théorie atomiste de l’hérédité doit rester lacunaire. Car de l’œuvre immense de Démocrite, dans laquelle pour la première fois tout ce qui avait été obtenu, même dans le domaine des sciences naturelles, fut réuni et présenté d’un point de vue unique, ne nous sont parvenues que de rares ruines. La théorie démocritéenne de l’hérédité doit avoir été beaucoup plus riche, dans de nombreux détails, que ces restes ne le laissent supposer »109. Cet unique témoignage, qui semble exclure tout rôle d’une quelconque epikrateia tôn spermatôn n’autorise aucune déduction sur le rôle du père. Il s’oppose en cela à ceux de Parménide et d’Anaxagore dont on peut tirer davantage d’enseignements.

L’opinion de Parménide et d’Anaxagore

64Ces deux philosophes ont réfléchi sur la transmission des caractères et font intervenir une epikrateia. Parménide semble être l’inventeur de cette idée :

At inter se certare feminas et maris et, penes utrum victoria sit, eius habitum referri auctor est Parmenides.
« Parménide a inventé l’explication selon laquelle, dans la lutte du principe femelle et du principe mâle, c’est au principe victorieux que le rejeton ressemble »110.

65Il lui donne un caractère latéral :

Ceterum Parmenidis sententia est, cum dexterae partes semina dederint, tunc filios esse patri consimiles, cum laevae, tunc matri
« D’ailleurs Parménide pense que, lorsque la semence provient du testicule droit, les fils ressemblent à leur père, et du testicule gauche, à leur mère »,

66rapporte Censorinus111. Il est important de souligner, comme l’a fait Owen Kember112, que Censorinus « ne fait pas mention de la reproduction d’enfants de sexe féminin » et que « le passage en question ne traite que du point de vue de Parménide sur l’hérédité des fils ». Aétius, qui rapporte aussi l’opinion de Parménide, établit également une corrélation droite/ressemblance au père et gauche/ressemblance à la mère, mais à propos de l’utérus, ce qui, du coup, oppose sa doxa à celle de Censorinus :

Παρμενίδης ὅταν μὲν ἀπò τοῦ δεξιοῦ μέρους τῆς μήτρας ὁ γόνος ἀποκριθῇ, τοῖς πατράσιν, ὅταν δὲ ἀπò τοῦ ἀριστεροῦ, ταῖς μητράσιν [sc. ὅμοια τὰ τέκνα γίνεσθαι].
« Parménide pensait que, lorsque l’embryon se détache de la partie droite de la matrice, les enfants ressemblent à leur père et que, lorsqu’il se détache de la partie gauche, ils ressemblent à leur mère »113.

67Lactance semble trancher en traitant des ressemblances croisées :

Dispares quoque naturae hoc modo fieri putantur : cum forte in laevam uteri partem masculinae stirpis semen inciderit, marem quidem gigni opinatio est, sed quia sit in femina parte conceptus, aliquid in se habere femineum supra quam decus virile patiatur, vel formam insignem vel nimium candorem vel corporis levitatem vel artus delicatos vel staturam brevem vel vocem gracilem vel animum imbecillum vel ex his plura. Item si partem in dexteram semen feminini generis influxerit, feminam quidem procreari, sed quoniam in masculina parte concepta sit, habere in se aliquid virilitatis ultra quam sexus ratio permittat, aut valida membra aut immoderatam longitudinem aut fuscum colorem aut hispidam faciem aut vultum indecorum aut vocem robustam aut animum audacem aut ex his plura.
« C’est ainsi que, d’après eux [i.e. Parménide et Anaxagore], se produisent les différences naturelles : lorsque par hasard la semence du mâle vient tomber sur la partie gauche de la matrice, c’est, d’après eux, un individu mâle qui se trouve engendré ; mais, étant donné qu’il se trouve conçu dans la partie proprement féminine, il comporte en lui quelque chose de féminin qui impose sa loi à la dignité mâle : c’est ou bien une beauté que l’on remarque trop, ou bien un excès de pâleur, ou une faiblesse du corps, ou une finesse des membres, ou une taille petite, ou la voix faible, ou l’esprit débile, ou plusieurs de ces dommages à la fois. De même, si la semence destinée à engendrer un individu femelle vient à couler dans la partie droite de la matrice, c’est bien une femme qui se trouve engendrée ; mais étant donné qu’elle est conçue dans la partie masculine, elle possède une part de virilité qui outrepasse la mesure permise à son sexe : elle a soit les membres robustes, soit une taille excessive, soit un teint basané, soit des traits grossiers, soit une physionomie disgracieuse, soit une voix grave, soit une âme ferme, soit plusieurs de ces défauts ensemble »114.

68De son témoignage ressort clairement que, si la détermination du sexe est bien opérée par le père, la ressemblance, elle, est le fait de la mère. C’est ainsi que l’entendent tous les traducteurs et commentateurs115. Des doutes ont cependant été émis sur le caractère parménidien de la doxa de l’écrivain chrétien116. Le fragment B18 de Parménide, transmis par Célius Aurélien, apporte un autre éclairage sur sa doctrine :

Vult enim seminum praeter materias esse virtutes, quae si se ita miscuerint, ut eiusdem corporis faciant unam, congruam sexui generent voluntatem ; si autem permixto semine corporeo virtutes separatae permanserint, utriusque veneris natos adpetentia sequatut.
« En effet, Parménide veut qu’il existe, en plus des matériaux des semences, des puissances dont le mélange aboutit à la création d’une unique puissance dans un même corps, et à la naissance d’une volonté en harmonie avec le sexe. En revanche, si une fois achevé le mélange de la semence corporelle, les puissances naturelles demeurent séparées, il en naît des êtres sujets à une double tendance amoureuse »117.

69Parménide distinguerait entre la fusion des semences, qui déterminent le sexe, et la lutte des « principes » (virtutes)118 qu’elles contiennent. Selon un témoignage de Censorinus119, Anaxagore fondait clairement cette epikrateia sur la quantité de semence. La détermination de la ressemblance entre enfants et parents est ici métagamique.

70Les témoignages des Présocratiques, assez souvent contradictoires, indiquent donc, dans les trois domaines étudiés, une survalorisation considérable du rôle du père. C’est en lui – seul détenteur, sinon de toute semence, du moins de toute semence utile – que réside le principe de reproduction. C’est encore lui l’agent déterminant le sexe de l’embryon, la mère n’étant guère que le lieu dans lequel s’opère cette détermination. C’est de lui enfin, pense-t-on à l’époque archaïque, que dépend la ressemblance des enfants à leurs parents. Ainsi, alors que le père est toujours géniteur, la mère n’est bien souvent considérée que comme simple gestatrice. Les réflexions des Présocratiques dans les domaines de l’embryologie et de l’hérédité, pour autant que nous soyons en mesure de les restituer, se rattachent par ailleurs à une conception plus large (cosmologique, philosophique, physique...) faisant souvent intervenir un système d’oppositions binaires. Il est remarquable qu’explicitement ou implicitement, dans ce système, le père ressortit toujours au pôle positif, la mère au négatif. Ces théories attribuent au père un rôle particulier, unique ou du moins principal. C’est toujours le cas pour la détermination du sexe de l’embryon. Pour l’origine de la semence, ce le fut longtemps, jusqu’au v^e siècle sans doute, époque à laquelle Anaxagore et l’atomisme remirent en question cette opinion.

71C’est précisément à cette époque que les spéculations de ces physiologoi furent confortées par les théories médicales, qu’Hippocrate et ses disciples fixèrent par écrit. Au v^e siècle, en effet, tandis que la médecine se constituait en technè, au double sens du terme, comme art et comme science, furent rédigées des technai, qui définissaient les règles de l’art120.