Chapitre 2. Préserver l’empire : le scoutisme catholique
p. 55-72
Texte intégral
1Les Scouts de France, importé en AOF au début des années 1930 et né dans les rangs du colonat, est également un mouvement favorable à la colonisation. Ils constituent le gros des bataillons du mouvement confessionnel catholique, les autres mouvements de la jeunesse catholique (Jeunesse ouvrière chrétienne [JOC], Jeunesse agricole chrétienne [JAC]1) étant en phase d’émergence. Ils se distinguent de leurs homologues laïcs – les Éclaireurs de France – à la fois par une base sociale et une évolution politique différentes. Cependant, les pratiques proposées par les deux mouvements sont pratiquement semblables. Aussi, on tâchera de distinguer nettement l’évolution politique du mouvement de ce qui ressort des pratiques, c’est-à-dire ce qui appartient, selon notre hypothèse, au métapolitique.
2Le projet central du scoutisme catholique, comme des autres mouvements se réclamant du scoutisme, est la « transformation de l’homme ». Les Scouts de France font ainsi référence à une vision de l’homme, de la société et de l’avenir, traversée de part en part par la transcendance chrétienne. C’est ce qui constitue l’originalité du mouvement, mais également ses limites en AOF, dans le contexte d’une évolution politique rapide des jeunesses urbaines (soit la cible principale des Scouts de France), mais aussi parce que l’islam est largement dominant. L’universalisme chrétien des SDF, différent dans ses énoncés mais finalement assez proche de l’universalisme et du missionnariat laïcs des EDF dans ses principes, engage la christianisation de la société par la formation d’une élite sociale gagnée aux idéaux du scoutisme. Cette élite doit se faire l’agent de la transformation sociale2. Les Scouts de France cherchent donc à sélectionner les éléments qui, selon des critères éthiques, culturels, spirituels et, au début de son implantation en AOF3, raciaux, pourront se révéler aptes à mesurer la hauteur de leur mission et en relever le défi. Cette attention portée à la sélection, renforcée par la cooptation des adhérents4, peut en partie expliquer l’essor limité du scoutisme catholique entre le milieu des années 1930 et 19485, date à laquelle il s’ouvre plus largement aux Africains.
Un essor chaotique
3Vraisemblablement, le scoutisme catholique ne s’est implanté que marginalement avant la Seconde Guerre mondiale. Plusieurs obstacles freinent son extension au cours des années 1930. Tout d’abord, à l’image du scoutisme laïc qui recrute au sein de l’école publique et, après la Seconde Guerre mondiale, des éclaireurs unionistes qui utiliseront les missions protestantes comme pôles de diffusion, le scoutisme catholique s’organise autour des missions et des écoles catholiques, notamment celles dirigées par les pères blancs. L’inégale répartition des missions et de la pénétration du catholicisme selon les territoires et la faiblesse du réseau scolaire impliquent ainsi un obstacle – qui se révèlera infranchissable –, à l’extension du mouvement. Ainsi, si en 1955 l’implantation missionnaire au Dahomey, en Côte d’Ivoire, en Haute-Volta et en Guinée est conséquente, entraînant des taux de christianisation variant de 8 à 15 % de la population, au Sénégal (qui fait pourtant l’objet d’efforts incessants), au Niger et en Mauritanie, les missions catholiques n’exercent qu’une influence marginale, les taux de christianisation étant d’environ 1 à 5 %. Sur l’ensemble de l’AOF, on dénombre à cette date près de 825 000 catholiques (soit un peu plus de 4,5 % de la population totale6). Malgré une hausse significative des effectifs de l’enseignement catholique, la place minoritaire de celui-ci en AOF par rapport aux écoles publiques constitue une limite majeure à son extension.
4L’augmentation des effectifs de l’enseignement confessionnel doit ainsi être rapportée à la dynamique scolaire laïque. Les effectifs des écoles publiques croissent, en chiffres absolus, bien plus rapidement que ceux des écoles religieuses. La légère augmentation des effectifs des écoles confessionnelles dans le ratio général public/privé, doit ainsi être modérée par la répartition générale entre écoles laïques et confessionnelles (fig. 3 à 5).
Fig. 3. Évolution comparée des effectifs scolaires (primaire et secondaire) dans les établissements publics et privés d’AOF (1951-1956)7
Public | Privé | |||||||
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1951 | 1956 | Évolution | 1951 | 1956 | Évolution | |||
Côte d’Ivoire | 22 910 | 47 148 | 24 238 | + 105,7 % | 10 948 | 26 122 | 15 174 | + 138,7 % |
Dahomey | 18 029 | 29 070 | 11 041 | + 61,2 % | 17 718 | 33 692 | 15 974 | + 90,1 % |
Guinée | 8 368 | 28 293 | 11 662 | + 70,1 % | 2 447 | 7 615 | 5 168 | + 208,8 % |
Haute-Volta | 16 631 | 17 714 | 9 348 | + 111,6 % | 5 651 | 13 061 | 7 410 | + 131,1 % |
Mauritanie | 2 428 | 5 254 | 2 826 | + 116,2 % | – | – | ||
Niger | 6 010 | 9 825 | 3 815 | + 63,4 % | 228 | 732 | 504 | + 219,1 % |
Sénégal | 36 927 | 58 556 | 21 629 | + 58,6 % | 4 184 | 10 908 | 6 734 | + 161,1 % |
Soudan | 24 993 | 34 114 | 9 121 | + 36,4 % | 1 731 | 4 794 | 3 063 | + 177 % |
Total AOF | 136 296 | 229 974 | 93 678 | + 68,8 % | 42 907 | 96 934 | 54 027 | + 125,9 % |
Fig. 4. Répartition des scolaires (primaire et secondaire) dans l’enseignement public et privé en 19518
Public | Privé | |
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Côte d’Ivoire | 68 % | 32 % |
Dahomey | 52 % | 48 % |
Guinée | 78 % | 22 % |
Haute-Volta | 76 % | 24 % |
Mauritanie | 100 % | 0 |
Niger | 96,5 % | 3,5 % |
Sénégal | 90 % | 10 % |
Soudan | 92,2 % | 6,5 % |
Total AOF | 77 % | 23 % |
Fig. 5. Répartition des scolaires (primaire et secondaire) dans l’enseignement public et privé en 19569
Public | Privé | |
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Côte d’Ivoire | 68 % | 32 % |
Dahomey | 51 % | 49 % |
Guinée | 75 % | 25 % |
Haute-Volta | 65 % | 35 % |
Mauritanie | 100 % | 0 |
Niger | 93,5 % | 6,5 % |
Sénégal | 85 % | 15 % |
Soudan | 88,5 % | 11,5 % |
Total AOF | 73 % | 27 % |
5Le scoutisme catholique, qui recrute principalement dans le vivier des écoles chrétiennes, pâtit bien sûr du rapport de force public/privé, mais de toute manière les obstacles culturels à la croissance du scoutisme catholique sont massifs. Porteur des valeurs chrétiennes, il se heurte à la prédominance, selon les territoires, des religions cosmogoniques africaines et à la progression constante de l’islam. Les valeurs chrétiennes des SDF, qui régentent étroitement le cercle de la vie familiale et privée selon un modèle propre à l’Occident, rencontrent la résistance de la sociabilité africaine, fondée sur des principes souvent radicalement différents, notamment en matière de régime matrimonial (polygamie, division sexuelle, mariages, etc.). Aussi, les SDF recrutent tout d’abord exclusivement dans le colonat. Or, la discrimination entre Africains et Européens est structurelle en AOF : tant du point de vue juridique – imposition du code de l’indigénat aux autochtones jusqu’en 1946 –, politique – droits politiques inégaux –, social et économique – les Européens occupent la quasi-totalité des postes de responsabilité dans l’administration et l’économie monétarisée (les « évolués » ne sont que quelques milliers pour toute l’AOF) –, spatial – les villes africaines se divisent entre quartiers indigènes et européens –, et bien sûr culturel, les modes de vie, les croyances, la langue constituant autant de facteurs de différentiation qui, en régime colonial, deviennent facteurs de discrimination. Cette discrimination rendra difficile et tardive la déségrégation des troupes (soit la mixité entre Européens et Africains). À cette réalité sociale de la discrimination, il faut ajouter la force des préjugés du colonat vis-à-vis des colonisés, préjugés que l’on peut juger d’autant plus vivaces et implantés dans le colonat catholique qu’il est, traditionnellement, plus conservateur (ce qui se vérifiera effectivement à travers l’évolution politique différenciée des scoutismes catholique et laïc). Le désintérêt des responsables nationaux du scoutisme catholique en métropole – Charles Édouard Harang note qu’une cinquantaine d’articles seulement sont publiés dans les revues du scoutisme catholique entre 1945 et 196010 – vient couronner ce tableau pour expliquer la faiblesse initiale des Scouts de France. La première troupe identifiée apparaît en 1935 à Dakar, une autre se constitue au Soudan probablement la même année, et ce n’est qu’en 1940 que le scoutisme émerge en Haute-Volta et en 1942 en Guinée11.
6Ce n’est donc qu’après la Seconde Guerre mondiale que le scoutisme catholique prend véritablement son essor en AOF. D’une manière comparable au scoutisme laïc, il va se développer parallèlement à l’extension de l’urbanisation et de l’enseignement, tout en conservant son ancrage privilégié dans les écoles catholiques. La Côte d’Ivoire, le Dahomey, le Sénégal et la Haute-Volta connaissent alors une évolution relativement comparable, le Soudan et la Guinée sont un peu en retrait de l’évolution de ces territoires, alors que le Niger stagne et que la Mauritanie reste, et ce jusqu’aux indépendances, totalement vierge, à notre connaissance, de troupe scoute. Il est possible de dresser un tableau de la chronologie de l’implantation du scoutisme dans les différents territoires d’AOF et d’établir une estimation chiffrée (fig. 6). Celle-ci s’appuie sur la chronologie de l’apparition des différents groupes de scouts en AOF, en tenant compte de la durée d’existence de tels groupes.
Fig. 6. Estimation de la progression des effectifs des Scouts de France en AOF
1950 | 1955 | 1959 | |
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Côte d’Ivoire | 150 | 300 | 450 |
Dahomey | 50 | 150 | 400 |
Sénégal | 200 | 300 | 400 |
Soudan | 40 | 140 | 200 |
Guinée | 70 | 120 | 150 |
Niger | – | 30 | 100 |
Haute-Volta | 100 | 150 | 220 |
Total | 610 | 1 190 | 1920 |
7Si les chiffres ci-dessus recouvrent de fortes disparités entre les territoires, ils montrent que le mouvement scout a recruté moitié moins que son homologue laïc, comme nous le détaillerons plus loin. On peut y voir la conséquence d’une meilleure adaptation des éclaireurs à l’évolution politique de la jeunesse scolarisée, mais aussi de l’inégale répartition des scolaires entre écoles publiques et catholiques. En tenant compte de cette configuration, la dynamique du mouvement scout catholique est finalement très comparable à celle des éclaireurs.
8L’implantation du scoutisme catholique se révèle presque exclusivement urbaine, et s’organise autour des écoles missionnaires. Des troupes ont pu se constituer, à l’instar du mouvement éclaireur, dans des écoles de brousse. Le phénomène, s’il existe, reste sans aucun doute extrêmement marginal. Le guidisme (scoutisme catholique féminin) apparaît moins développé que le scoutisme et peut être estimé en 1959, au maximum, entre 20 et 25 % des effectifs.
9La répartition entre les différentes branches – la branche cadette rassemble les enfants entre neuf et douze ans : louveteaux pour les garçons, jeannettes pour les filles, la branche éclaireurs et guides, entre 12 et 16/17 ans, la branche aînée, entre 17 et 21 ans (ou plus) – est comparable à celle observée pour les éclaireurs. La branche cadette représente environ 20 % des effectifs, la branche éclaireur près de 65 % et la branche aînée 15 %. Cette répartition correspond à la distribution scolaire mais aussi au fait que les Africains scolarisés accusent un retard scolaire par rapport aux âges de la scolarisation en métropole (sans doute en moyenne deux ans), qui favorise le recrutement dans la branche éclaireur. On peut également percevoir dans cette inégale répartition entre branches l’effet de facteurs culturels. Ainsi dans le primaire, les internats sont pratiquement inexistants, or, comme pour les éclaireurs, les conditions d’isolement social et d’encadrement par l’institution scolaire en internat provoquent une rupture socioculturelle et familiale très nette avec le milieu d’origine. Cette rupture est favorable au développement de l’encadrement extrascolaire des enfants et à leur accueil dans des unités scoutes. Enfin, pour la branche aînée, qui sera jusqu’aux indépendances le parent pauvre du scoutisme catholique, les effets de la rotation scolaire se font pleinement sentir.
Une base sociale urbaine et blanche
10Organisé autour des écoles catholiques, le scoutisme a essentiellement recruté de jeunes scolarisés des écoles confessionnelles. Cependant, le mouvement scout réussi à capter une petite frange de scolarisés des écoles publiques, là où le scoutisme laïc est inexistant ou très faible12. En tout état de cause, on peut estimer à plus des deux tiers les scouts catholiques directement issus d’une école catholique : les exigences du mouvement vis-à-vis des postulants et les modes de recrutement expliquent que celui-ci soit resté confiné à l’enseignement catholique. C’est donc dans le milieu du colonat catholique que va, dans un premier temps, démarrer le recrutement des scouts. Les origines sociales des parents, dans cette première phase, correspondent aux positions du colonat urbain : fonctionnaires, employés, militaires, commerçants. L’idéal de la sélection à l’intérieur du système scolaire, combinée à la volonté de conserver une direction européenne au mouvement en AOF et à la carence de l’encadrement, conduit à envisager l’entrée progressive et restreinte des autochtones, comme l’atteste cet article de mai 1946 paru dans le Courrier de la France d’outre-mer, journal des scouts de l’empire :
Il faut limiter le nombre de scouts indigènes… en règle générale l’effectif à ne pas dépasser est 30 % des effectifs scolaires.
11Le recrutement scolaire reste une constante tout au long de la période, mais apparaît moins contraint par les impératifs de la sélection à partir du début des années 1950, période durant laquelle la concurrence entre le mouvement scout et éclaireur entraîne un assouplissement des principes13. La branche aînée élargit le champ sociologique du recrutement, puisque les scolarisés ne sont pas les seuls à y avoir accès. On retrouve ainsi dans cette branche des Africains, dont la très grande majorité est passée par le système scolaire : fonctionnaires, employés de l’administration et du commerce, infirmiers, commis.
12Les conditions matérielles de participation au mouvement opèrent également une sélection parmi les élèves. La cotisation, équivalente à celle des éclaireurs, est de 100 FCFA, mais l’achat du costume est à la charge des familles, soit quelques milliers de FCFA. Ce coût, pour modeste qu’il apparaisse, exclut de facto les familles paysannes faiblement ou pas intégrées à l’économie monétarisée. Ce sont donc les familles insérées dans le tissu de l’économie moderne, urbaine, qui peuvent disposer du pécule nécessaire à l’adhésion.
13Les procédés de recrutement du scoutisme catholique en AOF sont parfaitement comparables à ceux du scoutisme laïc : une propagande est faite par les animateurs du mouvement, souvent des pères blancs, dans les classes des écoles catholiques. Vantant les mérites ludiques, éthiques et pédagogiques du scoutisme catholique, ils font apparaître l’appartenance au mouvement comme un critère de différenciation au sein des classes. Devenir scout, c’est appartenir à un nouveau groupe social qui, par son intégration dans le système d’instruction, se distingue déjà du reste de la population juvénile. À partir du moment où les SDF s’ouvrent aux Africains (soit à la fin des années 1930), ils intègrent une partie de la jeunesse scolarisée, à l’instar du recrutement des pratiquants du mouvement éclaireur.
14L’encadrement scout, malgré la prédominance numérique des enfants africains après la Seconde Guerre mondiale, est dominé jusqu’au début des années 1950 par les Européens, et particulièrement par le clergé, qui joue ici un rôle fondamental. La hiérarchie scoute va chercher à mobiliser des anciens du mouvement dans le colonat pour assurer l’encadrement des groupes en formation. Mais cette entreprise est délicate, à la fois parce que le réseau scout se révèle peu actif, que les responsables, souvent fonctionnaires, sont soumis à des déplacements et des changements de fonctions au sein de la fédération, mais aussi parce que les contraintes hebdomadaires générées par le bénévolat découragent les bonnes volontés. Le recrutement dans le colonat s’opère chez les militaires (majoritairement officiers), les commerçants et les enseignants des écoles catholiques, c’est-à-dire la frange supérieure de la bourgeoisie blanche14. Ces difficultés à mobiliser le colonat ont pour conséquences de maintenir un important effectif d’ecclésiastiques dans l’encadrement, mais également de l’ouvrir plus largement aux Africains. En 1958, plus des deux tiers de l’encadrement est africain : l’africanisation du mouvement, si elle n’est pas complète comme c’est alors le cas pour les éclaireurs, est très avancée. Les origines sociales de ces derniers sont difficiles à estimer précisément mais comprennent une majorité d’enseignants et de fonctionnaires principalement, parfois de commis ou d’infirmiers15 –, recoupent celles des routiers entrés tardivement dans le mouvement. La configuration sociale du recrutement africain de l’encadrement rejoint ainsi celle qu’on observe chez les éclaireurs : c’est la bourgeoisie urbaine autochtone qui fournit les contingents de l’encadrement « indigène ». On remarque que la configuration sociale du scoutisme est très caractérisée : bourgeoisie blanche et petite bourgeoisie africaine travaillant dans la fonction publique se côtoient (sans toutefois se mélanger jusqu’en 1959), toutes deux d’extraction urbaine et, pour les seconds, les plus proches de la culture du dominant. L’absence presque partout de représentants des immenses masses paysannes est remarquable et peut servir d’analyseur à un processus que nous observerons en détail : le rapprochement des classes sociales urbaines africaines de la culture métropolitaine. Dans cette configuration sociale, les scouts catholiques se distinguent par une certaine atonie politique, selon l’expression heureuse de Jean-Marie Mignon16.
L’évitement du politique
15Le scoutisme catholique en AOF, comme le mouvement éclaireur, est dépendant des subventions accordées par l’administration coloniale. Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, celle-ci n’a pas encore arrêté de ligne de conduite sur l’attitude qui doit prévaloir face au développement du scoutisme catholique. Les Affaires politiques redoutent alors que l’action des scouts puisse nuire à la stabilité sociale des régions à fort ancrage musulman. Une note du 25 mai 1946 de la direction des Affaires politiques adressée à la direction générale de l’Instruction publique stipule ainsi qu’« il conviendrait de saisir cette occasion [une demande de subvention est adressée au Gouvernement général] pour établir une doctrine définie en ce qui concerne le développement du scoutisme dans les territoires d’AOF. Sur ce point, j’estime qu’il conviendrait de marquer avec netteté qu’en pays musulman, le mouvement scout comporte des risques sérieux et l’opportunité de son développement ne se fait nullement sentir17 ». Ces préventions initiales sont cependant balayées dès 1947 par le subventionnement de la délégation des scouts catholiques au jamboree de Moisson, l’administration étant rassurée par la forte présence d’Européens au sein du scoutisme sénégalais, « ces derniers [étant] assez nombreux pour éviter tout noyautage par des éléments autochtones18 ». Ils sont alors soutenus par le directeur général de l’enseignement d’AOF (et futur recteur), Jean Capelle, qui intervient personnellement auprès du Gouvernement général pour les soutenir19. Dès la fin de l’année 1946, le général Lafont, représentant du scoutisme français à la Fédération des jeunesses de France et d’outre-mer, tente de convaincre les autorités coloniales du bien-fondé de l’action scoute en terre africaine :
Outre l’idéal patriotique qui les anime, nos jeunes trouvent dans la grandeur de notre épopée coloniale le sens du risque et du service que l’esprit scout tend à développer en eux.
16le scoutisme participant en outre à l’assimilation des « élites indigènes20 ». Ainsi le scoutisme catholique adopte après-guerre un positionnement politique d’orthodoxie coloniale. Enfin convaincu de l’innocuité politique du mouvement, l’administration coloniale répondra positivement jusqu’à la fin des années 1950 aux demandes de subvention des SDF21.
17Les scouts catholiques bénéficient ainsi progressivement de la structuration d’un réseau au sein de la bureaucratie coloniale, aux échelons territorial et fédéral, qui leur assure une assise financière solide. Plus de 45 % des administrateurs sont en effet passés, enfants et adolescents, par le scoutisme catholique : il est assez logique qu’ils soient dans de bonnes dispositions vis-à-vis du mouvement. Celui-ci puise les subventions à diverses sources : le Gouvernement général, les territoires et les municipalités. Elles peuvent être accompagnées d’une aide matérielle, comme le transport de troupes scoutes par des camions de l’armée lors des sorties ou la mise à disposition de locaux. Dans certains territoires, les scouts catholiques réussiront à construire des relations privilégiées avec les cabinets des gouverneurs, leur assurant une manne régulière. Ainsi en Côte d’Ivoire, Jérusalémy, ancien scout lui-même, alors directeur de cabinet de Pierre Messmer, assure dès le début des années 1950 des subventions régulières au mouvement. Il aidera également les éclaireurs. La même situation se reproduit au Dahomey22. La contrepartie de ces financements est assurée, comme pour les éclaireurs, par la participation des scouts catholiques aux cérémonies officielles (haies d’honneur, distributions d’insignes et de publications, surveillance du bon déroulement de celles-ci).
18Les scouts, à l’image des éclaireurs, tentent également de constituer des fonds propres en organisant, parfois avec les éclaireurs comme lors de la fête de la Saint-Georges à partir de 1954 à Abidjan, des manifestations à leur profit, telles des kermesses ou des tombolas, au cours desquelles ils peuvent vendre le produit des activités manuelles (poteries, vanneries, tissages). Enfin, les familles des adeptes, particulièrement les familles du colonat et certains Africains intégrés à l’économie moderne contribuent également au financement du mouvement.
19Comme nous l’avons vu, signe du soutien des autorités coloniales, les scouts catholiques sont représentés de droit, malgré leur très faible présence dans certains territoires en 1950, dans les Conseils territoriaux de la jeunesse créés en 1949-1950, dans le Conseil de la jeunesse de l’Union française, ainsi que dans les Maisons des jeunes du Sénégal. Les scouts catholiques entretiennent naturellement des relations plus étroites avec les mouvements de l’action catholique, la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC), la Jeunesse étudiante chrétienne (JEC), et la Jeunesse agricole chrétienne (JAC). Particulièrement au Sénégal où ces mouvements sont bien implantés, des actions communes d’éducation de base, des réunions de réflexion et la participation au Congrès de l’action catholique en décembre 1959 cimentent les liens des SDF et de ces mouvements.
Un catholicisme conservateur
20Compte tenu de la position politiquement neutraliste des scouts catholiques durant la période 1945-1957, de la concurrence à laquelle se livrent les deux mouvements sur le terrain du recrutement des jeunes scolarisés – même si le réseau des écoles publiques et privées représente leur terreau respectif privilégié –, les relations entre SDF et EDF ont été distantes, voire parfois franchement hostiles. Les scouts d’AOF (SDAOF) se refusent à prendre position sur la question coloniale et ce jusqu’aux indépendances. Ce retrait volontaire d’un débat qui passionne pourtant toute la jeunesse urbaine, même après l’autonomisation théorique du mouvement en 1957, peut surprendre, puisque les scouts se trouvent alors en décalage avec le discours de l’Église sur cette question, et en complet désaccord avec la mouvance des étudiants catholiques et certains milieux catholiques progressistes en métropole, à l’image de Témoignage chrétien.
21L’Église a en effet compris dès le début des années 1950 que l’extension du christianisme doit payer le prix d’une réelle adaptation aux sociétés africaines, tant que cette adaptation ne remet pas en question ses dogmes fondamentaux. Ainsi, l’encyclique Evangelii Praecones (juin 1951), recommande aux missionnaires de ne plus occidentaliser les fidèles mais de s’« indigéniser ». Avant l’africanisation de la hiérarchie catholique en AOF, cette souplesse lui permettra même en métropole de rallier des étudiants africains à ses objectifs23.
22Or, dans toutes les publications scoutes destinées à l’AOF et à l’AEF, un seul article traite du problème de l’indépendance. Celui-ci, « Psychologie de l’émancipation » est signé du R. P. Laridan et daté d’octobre 1955 dans la revue Tam-Tam. Il fait référence aux indépendances du Maroc et de la Tunisie, et postule, pour l’Afrique noire, au développement de l’enseignement technique et à l’accession progressive des élites aux postes de responsabilité, « préalables indispensables » à l’émancipation politique. Dans une dialectique assez jésuitique qui souligne les réticences à envisager l’indépendance, Laridan souligne qu’« une loi n’est pas psychologiquement émancipatrice si elle se borne à élargir le pouvoir législatif des peuples d’outre-mer. L’interprétation que l’on donne à une loi peut en changer complètement l’esprit ». Une position qui s’identifie alors de très près au discours colonial, qui conditionne à cette date toute autonomie politique aux progrès sociaux, éducatifs et économiques24.
23Cet article isolé ne peut cependant pas être considéré comme un corps de doctrine du mouvement scout catholique. Reste cette aphasie politique qui place même le scoutisme catholique en décalage avec les positions de l’Église et qui singularise le mouvement par rapport aux éclaireurs, et d’une manière générale, après 1956, par rapport à la jeunesse scolarisée d’AOF. Deux explications majeures peuvent être avancées. La première est une réticence certaine à s’engager aux côtés de mouvements de jeunesse qui optent progressivement pour une phraséologie anticolonialiste agressive, plus ou moins teintée de marxisme selon les mouvements, et se positionnent tous, à partir de 1956, en faveur de l’indépendance politique. Cette évolution inquiète aussi bien l’administration coloniale que les scouts catholiques : le spectre d’une révolution pourrait-il se profiler sur l’AOF ? Il existe ainsi au sein des scouts catholiques une prévention certaine contre les idéologies politiques contestataires, et une répulsion marquée pour tout ce qui s’apparente au marxisme. Aussi les thèmes des conférences organisées lors de camps-écoles qui assurent la formation des routiers sont-elles significatifs des préoccupations des Scouts de France en ce domaine. Les exposés sur le marxisme ou le syndicalisme côtoient des conférences sur la loi naturelle ou les structures institutionnelles de l’Union française. Aussi, si l’assemblée générale des Scouts de France souligne en 1956 son souhait de servir au sein d’un régime politique démocratique, jamais le régime colonial n’entre explicitement dans la catégorie des régimes d’oppression : parce qu’il est un instrument de la transformation des sociétés africaines, il constitue un facteur de « progrès ». Enfin, il existe certainement une explication qui tient à la nature du mouvement lui-même. Les conférences sur la famille, la loi naturelle, le rôle des femmes, indiquent les fins objectifs du scoutisme catholique : transformer la société pour qu’elle réponde aux canons du christianisme. Dans cette perspective, la nature du régime politique est placée au second plan. Par ailleurs, la notion de service, avec ce qu’elle implique d’obéissance et de respect de l’ordre établi, est érigée en dogme.
24Ce dogme, combiné à l’inculcation subtile, par les pratiques physiques, d’un nouvel ordre social hiérarchisé, doit amener le jeune scout à l’intériorisation de règles qui interdisent la contestation25. Enfin, la communauté des scouts catholiques doit reproduire au plus près la communauté évangélique. L’accession des jeunes à une spiritualité chrétienne, à la transcendance, est essentielle, et surpasse les problèmes temporels posés par le politique. Ainsi, le rapport spécifique des scouts catholiques à la transformation de la société et de la culture, le poids de l’intériorisation de règles sociales d’obéissance par les pratiques et la priorisation des aspects spirituels sur le politique se conjuguent pour expliquer l’impossibilité de la contestation et de l’affrontement.
25Dans cette perspective, il est compréhensible que l’autonomisation relative du mouvement vis-à-vis de la métropole en 1957 n’ait pas entraîné un positionnement politique plus en accord avec celui des autres mouvements de jeunesse.
Une autonomisation en trompe-l’œil
26La direction métropolitaine consent, en 1957, dix ans après l’autonomisation des Éclaireurs de France, à émanciper les Scouts d’AOF. Cependant, le contrôle du mouvement par le centre métropolitain demeure étroit. René Bajart, commissaire pour l’outre-mer, rédige une nouvelle charte, selon laquelle les territoires, de districts de la province d’AOF, sont transformés en « provinces de la fédération d’AOF ».
27Mais à la différence des Éclaireurs de France, qui acquièrent alors une réelle autonomie d’organisation et d’initiative bien que des contacts et des échanges étroits persistent avec la direction métropolitaine, l’autonomisation des scouts d’AOF est partielle et bornée par une série de procédures qui assurent la permanence du contrôle métropolitain sur le mouvement. En effet, l’élection du commissaire fédéral doit être avalisée par le commissaire général des scouts de France. Par ailleurs, les scouts d’AOF restent affiliés aux SDF par le truchement du secrétariat général du scoutisme des territoires d’outre-mer, et la métropole s’assure de la continuité de l’application des méthodes en envoyant un permanent chargé de la formation. Une « équipe d’antenne », composée d’anciens membres des scouts et guides de France outre-mer retournés à la métropole est chargée de coordonner les relations entre les scouts d’AOF et les scouts de France, et notamment de superviser la venue en France des responsables et routiers qui seront formés en métropole. Plus significative encore, l’obligation pour toutes les unités scoutes de s’abonner aux revues du mouvement métropolitain, Le Chef, La Route, Aumônier scout, Scout et le Courrier de la France d’outre-mer ; les guides, quant à elles, et dont l’autonomisation n’intervient qu’en 1961-1962, doivent continuer de s’abonner à La Pirogue. Les publications destinées à l’outre-mer, telles le Courrier de la France d’outre-mer, si elles rassemblent des articles généralement écrits par les responsables du scoutisme outre-mer, sont entièrement fabriquées et relues en métropole. Le contrôle du contenu assure ainsi de facto à la direction française une mainmise sur l’évolution pédagogique et politique du mouvement. Enfin, les stages en métropole, qui assurent le monopole de la formation des chefs, doivent permettre la continuité des liens de subordination entre les scouts d’AOF et la métropole. La permanence du contrôle de la métropole, de direct, devient indirecte, et l’autonomisation des scouts d’AOF, sous les dehors d’une « collaboration fraternelle26 », est en trompe-l’œil. John-Bosco Adotevi, alors secrétaire général des Scouts de la province d’AOF, affirme ainsi :
entre le centre français et les scouts africains les relations étaient hiérarchiques et celles-ci revêtaient la forme d’une domination parisienne. Les Scouts de France [en AOF], plus que les Éclaireurs, dépendaient de Paris27.
28La création en 1960 du bureau de recherche et de coopération, à l’occasion du congrès de Cotonou dirigé par R. Bajart (qui scelle également l’éclatement de la fédération et la constitution des scoutismes nationaux en Afrique de l’Ouest), chargé de coordonner la formation des responsables scouts et guides pour toute l’Afrique francophone, d’impulser les orientations pédagogiques et de coordonner la répartition de l’aide matérielle et technique du mouvement métropolitain destinée aux scoutismes nationaux, est le signe de cette évolution.
29Celle-ci suit presque pas à pas l’évolution des rapports institutionnels et politiques de la métropole avec les territoires d’AOF-AEF. Ainsi, l’application des mesures d’autonomisation locales entérinées par la loi-cadre en mars 1956 est-elle suivie un an plus tard par la création des scouts d’AOF. Dans les deux cas, des procédures de contrôle par le centre métropolitain sont maintenues. La mise en place de la coopération bilatérale entre la métropole et ses anciennes colonies, qui suit immédiatement les indépendances, correspond pour les scouts catholiques à la réalisation de « Centres de recherches et de coopération » en 1960. Cette conjonction renvoie aux conditions sociologiques du développement du scoutisme, à un colonat blanc conservateur qui monopolise les postes de responsabilité, mais aussi, comme nous l’avons vu, à l’impossibilité de l’affrontement qui caractérise le mouvement.
30Lors de la création des scouts catholiques d’AOF en 1957, ceux-ci prennent officiellement le parti de s’ouvrir aux non-catholiques, et particulièrement aux musulmans28. L’obédience confessionnelle du mouvement constitue en effet l’un des obstacles majeurs – et assumé – à son extension dans la période 1956-1960. Alors que les éclaireurs profitent pleinement de l’accroissement de la scolarisation et recrutent largement dans les milieux musulmans, les scouts catholiques progressent faiblement. L’image d’un mouvement catholique très attaché aux valeurs chrétiennes et pratiquant la ségrégation entre troupes européennes et africaines freine son essor29. Cette ouverture permet cependant marginalement de recruter dans les milieux musulmans30.
La ségrégation ou la force du préjugé
31La séparation des Européens et des Africains au sein du scoutisme catholique est une constante, et ce jusqu’à la fin des années 1950. Comment interpréter la volonté de maintenir un encadrement européen et la prévalence de la ségrégation au sein du mouvement, alors que les éclaireurs pratiquent la mixité Européens/Africains depuis 1947 ? On peut inférer que cette ségrégation est le produit de la matrice scoute d’avant-guerre, c’est-à-dire de l’école catholique et du colonat blanc. Dans ce contexte, la ségrégation, donnée sociale omniprésente, apparaît alors aller de soi. Mais cette explication paraît insuffisante au regard de la durée du phénomène et ce malgré l’africanisation progressive du mouvement dès le début des années 1950, qui aboutit à la veille des indépendances à une africanisation pour plus des deux tiers de l’encadrement ! Ainsi, on peut sans doute identifier d’autres facteurs, plus profondément culturels et appartenant en propre au scoutisme catholique transplanté en AOF.
32Le scoutisme catholique se conçoit en effet comme une mission, un apostolat devant permettre aux jeunes Africains évolués d’accéder à la lumière de la foi catholique. Cet aspect précède même l’accès de ceux-ci à la civilisation moderne. Ce sont donc les obstacles culturels et raciaux à cet éveil que le scoutisme catholique se donne pour objectif de vaincre. Un document permet de mieux comprendre la prégnance, dans certains milieux du scoutisme catholique, d’une vision essentialiste de « l’Africain ». Ce document est un manuel destiné aux responsables et routiers européens d’AOF et d’AEF publié en 195031, dont la vocation est de faire comprendre à ces derniers les « qualités et les défauts des Noirs » vis-à-vis des pratiques et de l’éthique scoutes. C’est donc à travers des énoncés anodins, qui ont d’abord pour objet de résoudre des problèmes concrets dans la mise en œuvre des pratiques qu’apparaissent les principaux archétypes sur « l’Africain ».
33Ce répertoire de stéréotypes, certes très répandus encore dans les années 1950, est significatif cependant des conceptions scoutes. Ainsi, entre autres exemples et à propos du « sens de l’orientation des Noirs », l’auteur affirme qu’« un noir ne se perd pas en brousse. Son instinct le guide, ainsi que le sens faste ou néfaste de tel signe et sa valeur utilitaire ». Il convient cependant de « lui faire raisonner son instinct […] et découvrir l’utilité des cartes. Découvrir le ciel ». À propos des veillées et feux de camp, le Noir « raconte légendes et sorcelleries. Il sait mimer et chanter, il vit son sujet. [Ses] moyens d’expression sont limités. Discipline du corps et de la voix, progression des thèmes ». On retrouve ici la dichotomie entre la nature et la culture, le corps et l’esprit, la frontière vacillante entre l’animalité et l’humanité qui caractérisent l’Africain dans l’imaginaire occidental et fonde l’essentiel des représentations discriminantes durant la période coloniale32. L’Africain, proche de la nature, doit être éduqué pour l’affronter rationnellement, et cette éducation passe par le dressage du corps. En effet, si le Noir est
capable de faire 60 km à pied en peu de temps et de porter des lourdes charges, [il est] incapable de faire un effort violent, un travail d’équipe, un effort continu sauf des jambes, d’économiser ses gestes et sa force. Comme en France, la pratique des sports en général et en particulier du football [lui sera bénéfique]. Surveiller hygiène et alimentation.
34On retrouve dans ce paragraphe les préoccupations hygiénistes du scoutisme, devant être mises particulièrement en exergue dans l’éducation des Noirs, ceux-ci étant considérés comme déficients physiquement, non par carence physiologique particulière, mais bien plus par absence de souci d’économiser leurs forces, c’est-à-dire de rationaliser leur activité physique. Dans cette perspective, la pratique des sports est envisagée comme une médiation indispensable à la disciplinarisation de l’Africain. Du point de vue moral et éthique, la déconsidération de celui-ci est totale. En effet, « le noir n’a pas notre code de l’honneur ni le sens du renoncement individuel et de la charité universelle. [En ce domaine] tout est à faire », mais des « récits d’actes héroïques si possible de l’histoire locale » doivent redresser ce pécheur en puissance, ce pécheur « naturel », dont les intérêts personnels priment toute autre considération.
35Enfin, aveuglement spirituel cardinal, l’Africain ne voit pas l’« œuvre de Dieu ». Aussi son rapport avec la nature est-il tout entier conditionné par
l’utilité ou le danger des plantes et des animaux. [Il faut donc lui faire découvrir] La beauté. Découvrir l’œuvre de Dieu. Donner des notions plus scientifiques que l’empirisme actuel.
36On retrouve ainsi dans ce manuel, en l’absence de toute connaissance des sociétés autochtones, l’essentiel des archétypes sur l’Africain : sur un plan cognitif, absence absolue de rationalité (sinon une « rationalité primitive » structurée autour de l’intérêt et de l’utilité) et la prééminence de l’instinct et du corps sur l’esprit, négation de toute dimension spirituelle. Cette image de l’Africain est largement partagée par la frange du colonat européen envoyant ses enfants à l’école, et constitue un facteur d’explication de l’absence de mixité dans les groupes des scouts catholiques : le fossé culturel, moral et spirituel est trop manifeste pour permettre un quelconque mélange33.
37De plus une des figures centrales du scoutisme catholique est l’accès par l’éducation scoute à la reconnaissance et l’amour de Dieu. Il ne s’agit ainsi pas de modifier les divisions raciales de la société coloniale, mais de faire accéder les Africains à cette dimension spirituelle. C’est seulement cette transformation achevée qui permettrait un réel rapprochement avec des Européens déjà pénétrés du sentiment chrétien. Au-delà des positions racistes exprimées par ce manuel et celles, plus libérales, exposées dans les articles des revues scoutes, de multiples sensibilités coexistent au sein du mouvement. Il n’en reste pas moins que l’esprit général est associationniste, dans le sens que ce terme recouvrait entre-deux-guerres : permettre à une frange d’« évolués » d’accéder à la culture métropolitaine et à la religion catholique, tout en maintenant les divisions socioraciales coloniales et le système de domination politique, quitte parfois à envisager de les supprimer dans un avenir reculé34.
38Cette représentation de l’Africain et des sociétés africaines comme altérité constitue une différence nette avec le discours des Éclaireurs de France, pénétré des valeurs universalistes de la révolution française qui traversent également tout le discours laïc. Chez ces derniers, la transformation de l’homme par les pratiques de l’éducation nouvelle est perçue comme un progrès objectif, permettant d’accéder à une autonomie individuelle au sein d’un nouvel ordre social d’inspiration occidentale, métaphoriquement articulé – comme nous le verrons plus loin – autour des rites et des pratiques éclaireurs. La question de l’altérité ne se pose donc pas de manière radicale, si l’on veut bien admettre que l’« africanisation des pratiques » n’est que de surface puisqu’elle ne touche qu’aux manifestations extérieures des pratiques (chants, danses…) et n’affecte pas la méthode ni la forme des pratiques (et par conséquent les procédés d’inculcation de normes et de valeurs d’origine occidentale). Dès lors, peu importent les différences culturelles ou sociales qui peuvent être des obstacles au travail de transformation du scoutisme laïc. Celles-ci sont niées, parce qu’au fond les pratiques du scoutisme laïc sont pensées comme un mode d’accès aux universaux et par conséquent à la modernité occidentale.
39Il en va tout différemment dans le scoutisme catholique. Les obstacles culturels, sociaux, raciaux sont essentialisés et clairement mis en évidence. Et d’une certaine manière cette mise en lumière est une reconnaissance, même si elle procède par péjoration, de l’altérité. Cette reconnaissance est un moyen, pensé comme plus efficace, de combattre ce que le scoutisme catholique perçoit – dans une optique européocentrique convaincue que la supériorité de la civilisation occidentale procède des lumières de la religion chrétienne –, comme l’indiscipline, la faiblesse morale, l’aveuglement spirituel des Africains. Dans cette perspective, la ségrégation se justifie, puisqu’il apparaît impossible de mélanger des Européens et des Africains si dissemblables. La parabole de l’élévation vers les lumières libératrices du christianisme et des valeurs sociales occidentales, constitutive du discours sur la mission civilisatrice de l’Occident35, ne peut être que progressive.
40La reproduction de la ségrégation sociale coloniale dans le scoutisme catholique doit également sa vigueur au désir du colonat catholique. La séparation entre le colonat blanc, particulièrement dans les milieux commerçants et militaires, et les Africains, ne se résorbe pas après la Seconde Guerre mondiale. Au contraire, les transformations sociopolitiques de l’AOF durant la période jouent en défaveur d’un éventuel rapprochement et on assiste à une crispation du colonat sur lui-même, à une véritable réaction conservatrice devant les mutations en cours36. La ségrégation renvoie ainsi à l’idéologie politique et sociale du colonat : les pressions sociales qui s’exercent sur la pratique scoute sont fortes, étant donné la présence, minoritaire mais constante, des enfants d’Européens, dans l’objectif que ceux-ci ne fréquentent pas de trop près les « indigènes37 ». Ainsi, contraintes sociales et spécificités de l’appréhension des Africains par le scoutisme catholique se conjuguent pour expliquer le maintien de la ségrégation.
Notes de bas de page
1R. Pasquier, La jeunesse ouvrière chrétienne en Afrique noire (1930-1950), op. cit.
2 Philippe Laneyrie, Les Scouts de France. L’évolution du mouvement, des origines aux années quatre-vingt, Le Cerf, Paris, 1985, p. 104 et suiv.
3 Geneviève Lagane, Étude sur les mouvements d’organisation de jeunesse en Afrique noire française…, op. cit. ; Charles-Édouard Harang, Les Scouts de France et les Guides de France en Afrique noire et à Madagascar, 1945-1960, mémoire de DEA, Institut d’études politiques de Paris, 1996, 151 p. ; id., Les mouvements catholiques de jeunesse de la décolonisation à la coopération, 1945-1985, thèse en histoire sous la direction de Serge Bernstein, Institut d’études politiques, Paris, 2004 ; id., Quand les jeunes catholiques découvrent le monde. Les mouvements catholiques de jeunesse, de la colonisation à la coopération 1920-1991, Cerf, Paris, 2010 ; Jean-Jacques Gauthé, Le scoutisme en France. Inventaire de la bibliographie et des sources, Cercle régional d’histoire des mentalités, Montpellier, 1997.
4S. Keita, Documents INEP (Institut national de l’éducation populaire), 1981, p. 26.
5 C.-É. Harang, Les Scouts de France et les Guides de France en Afrique noire et à Madagascar, 1945-1960, op. cit., p. 18 et suiv.
6Jean-Marie Mignon, « Les mouvements de jeunesse dans l’Afrique de l’Ouest francophone de 1958 aux années 1970-1975 », dans H. d’Almeida-Topor, O. Goerg (dir.), Le mouvement associatif des jeunes en Afrique noire francophone au xxe siècle, op. cit., p. 108 ; Joseph Cuoq, Les musulmans d’Afrique, Maisonneuve et Larose, Paris, 1975, p. 4 et suiv.
7 [Anon.], « La scolarisation en AOF », Gouvernement général de l’AOF, série 1950-1957, Bibliothèque de documentation internationale contemporaine.
8 Ibid.
9 [Anon.], « La scolarisation en AOF », art. cité.
10 C.-É. Harang, Les Scouts de France et les Guides de France en Afrique noire et à Madagascar, 1945-1960, op. cit., p. 18 et suiv.
11 J.-M. Mignon, F.-L. Pique (dir.), Mouvements de jeunesse et d’éducation populaire et vie associative en Afrique francophone, Journées d’études de l’Institut national de l’éducation populaire (17-19 oct. 1983), Marly-le-Roi, 1983, 181 p.
12 Jean-Marie Bouron, « Les Pères Blancs, acteurs du jeu colonial. Mission catholique et enjeux politiques en Haute-Volta au lendemain de la Seconde Guerre mondiale », Histoire et missions chrétiennes, 14, 2010, p. 59-81 ; Correspondance de René Dumeste à Paul Achy, juill. 1955, archives privées René Dumeste.
13 A. Le Bourgeois, « Outre-mer, orientation et responsabilités », Le Chef, sept.-oct. 1952.
14 Paul Simon, entretien du 30 juill. 1998.
15 Madeleine Bonnamour, entretien du 10 juin 1998.
16J.-M. Mignon, « Les mouvements de jeunesse dans l’Afrique de l’Ouest francophone de 1958 aux années 1970-1975 », art. cité, p. 110.
17 Direction des Affaires politiques, note à l’attention de la direction du ministère de l’Instruction publique, ANS, O 2 (31), 4.
18 Oswald Durand, note à l’attention du Gouverneur général de l’AOF, 24 juin 1946, 2 p., ANS, AAOF, O 2, 4.
19 Jean Capelle, « Jamboree de 1947 », note à l’attention du Gouverneur général de l’AOF, 31 juill. 1947, 2 p., ANS, AAOF, O 2 (31), 8.
20 Général Lafont, note à l’attention du Gouverneur général de l’AOF, 6 nov. 1946, 2 p., ANS, AAOF, O 2 (31), 7.
21 Serge Nédélec, Jeunesse, sociétés et État au Mali au xxe siècle, thèse en histoire sous la direction de Catherine Coquery-Vidrovitch, université Paris VII, 1994, p. 200.
22 René Dumeste, entretien du 6 août 1998.
23 Paule Brasseur, « L’Église catholique et la décolonisation en Afrique noire », dans Charles-Robert Ageron (dir.), Les chemins de la décolonisation de l’empire colonial français, 1936-1956, actes du colloque organisé par l’Institut d’histoire du temps présent, CNRS Éditions, Paris, 1986, p. 55-68 ; Marcel Merle (dir.), Les églises chrétiennes et la décolonisation, Armand Colin, Paris, 1967, 520 p., p. 15-28.
24 Alice Conklin, A Mission to Civilize. The Republican Idea of Empire in France and West Africa, 1895-1930, Stanford University Press, Stanford, 1997, p. 212-247 ; Jean Devisse, Nicolas Bancel, « La mise en valeur », dans Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Francis Delabarre, Images d’empires, La Martinière, Paris, 1997, p. 234-257.
25 Christian Guérin, L’utopie Scouts de France. Histoire d’une identité collective, catholique et sociale (1920-1995), Fayard, Paris, 1997 ; P. Laneyrie, Les Scouts de France…, op. cit.
26R. Bajart, Le Chef, janv. 1958.
27 John-Bosco Adotevi, entretien du 9 juin 1998.
28 Note des Affaires politiques à l’attention du Gouvernement général, mai 1957, ANS, AAOF, O 671 (31), 18.
29 Mahamane Touré, entretien du 24 avr. 1998.
30 Madeleine Bonnamour, entretien du 16 juill. 1998.
31 Pierre Chantran, reproduit dans C.-É. Harang, Les Scouts de France et les Guides de France en Afrique noire et à Madagascar, 1945-1960, op. cit., p. 124.
32 Achille Mbembe, « La république et l’impensé de la “race” », dans Nicolas Bancel, Florence Bernault, Pascal Blanchard, Ahmed Boubeker, Achille Mbembe, Françoise Vergès, Ruptures postcoloniales, La Découverte, Paris, 2011, p. 205-216 ; Nicolas Bancel, Pascal Blanchard, Gilles Boëtsch, Éric Deroo, Sandrine Lemaire, Zoos humains, La Découverte, Paris, 2009, p. 8-64.
33 Cependant, certaines exceptions à cette règle pouvaient se manifester, à l’image de certaines troupes de Côte d’Ivoire, témoignage de René Dumeste, 6 août 1998.
34 Jacques Thobie, Gilbert Meynier, Catherine Coquery-Vidrovitch, Charles-Robert Ageron, Histoire de la France coloniale, 1914-1990, t. 2, Armand Colin, Paris, 1990, 655 p., p. 444-449 et 518-520.
35 Raoul Girardet, L’idée coloniale en France, La Table ronde, Paris, 1972 ; Nicolas Bancel et Pascal Blanchard, « La mission civilisatrice », dans N. Bancel, P. Blanchard, F. Delabarre, Images d’empires…, op. cit., p. 162-191.
36 Francis Simonis, Des français en Afrique. Les « Européens » de la région de Ségou : 1890-1962, thèse en histoire sous la direction d’Hélène d’Almeida-Topor, université Paris VII, 1993.
37S. Nédélec, Jeunesse, sociétés et État au Mali au xxe siècle, op. cit., p. 201 et suiv.

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