Favier, source « à charge » de l’histoire officielle (1795-1799)

6À partir de l’an III, c’est à la Commission puis au ministère des Relations extérieures qu’il appartient de négocier la sortie des guerres révolutionnaires et, simultanément, de produire une histoire « neuve » de la guerre de Sept Ans. Pour ce faire, un bureau spécialisé dans le dépouillement des archives diplomatiques, le bureau d’Analyse et de Précis historiques, est chargé de recueillir tous les matériaux historiques qui peuvent être utiles pour les négociations en cours10. La réévaluation de l’histoire comme matière première des sciences morales et politiques au sein de l’Institut national se fonde sur l’idée qu’en étudiant sur le temps long les mécanismes qui commandent l’enchaînement des phases de guerre et de paix, il est possible de dégager des « lois » aux systèmes diplomatiques. Extirpées de la mathématique du passé, ces lois doivent désormais servir de règles pour mener à bien la campagne de pacification destinée à sortir la France de l’impasse des guerres révolutionnaires. Jusqu’ici confisquée par la plume des historiographes du roi11, l’histoire diplomatique de l’Europe peut désormais devenir autre chose que le « martyrologe des nations » (Grégoire)12 : libérée de sa gangue hagiographique et monarchique, elle doit permettre de construire une paix qui soit, sinon perpétuelle, du moins plus pérenne que toutes celles qui ont (mal) clôturé les guerres de l’Ancien Régime.

7Au sein de ce Bureau d’Analyse, trois historiens ont plus particulièrement œuvré à cette réécriture officielle de ces guerres en général et de la guerre de Sept Ans en particulier. Le premier d’entre eux est un des vétérans de l’Académie des Inscriptions et des Belles-Lettres qui s’impose, sous le Directoire, comme l’un des historiens les plus prolixes de l’Institut national : Louis-Pierre Anquetil (1723-1808), auteur en 1797 d’un ouvrage intitulé Motifs des guerres et des traités de paix de la France13, qui n’est en fait qu’une compilation des nombreux mémoires historiques fabriqués à l’intention du ministère à partir de l’an III, avant de les soumettre à la section « Histoire » de l’Institut. Le deuxième n’est autre que le futur historiographe de Louis XVIII, Gaëtan de Raxis de Flassan (1760-1845), auteur d’une Histoire générale et raisonnée de la diplomatie française, qu’il publiera en six volumes en 1809, mais qu’il présente comme le fruit de vingt-cinq ans de travaux au sein des archives du ministère14. Quant à Claude-Sixte Sautreau de Marsy (1740-1815), l’un des fondateurs en 1765 de l’Almanach des Muses, il produit un rapport manuscrit de plus de deux cents pages consacré à la genèse de la guerre de Sept Ans, sous le titre Analyses historiques des négociations avec l’Autriche depuis 1741 jusqu’à 176315.

8Sous la plume de ces trois reliques de l’histoire « érudite16 », l’histoire de la guerre de Sept Ans a pourtant toutes les allures d’une histoire à sens unique. Ils la relisent dans une perspective téléologique assumée, à l’aune exclusive des deux traités diplomatiques qui la bornent, et pour aboutir à l’unisson à une même conclusion : mal entamée et mal terminée, cette guerre « funeste » est la pire de toutes celles essuyées par la France, tant par ses conséquences militaires dramatiques que par ses causes diplomatiques inconsidérées. Cette histoire commanditée par le ministère a beau se vouloir « documentée », puisque produite à partir de sources diplomatiques jusqu’ici soigneusement filtrées, elle n’en est pas moins encore commandée par des partis pris idéologiques, indexés sur la nécessité de la mettre au diapason de l’histoire qui est alors en train de s’écrire – celle des guerres révolutionnaires.

9Leur histoire de la guerre de Sept Ans est en effet saturée par une austrophobie et une anglophobie assumées, dont le pendant est une indulgence tenace pour le « grand Frédéric ». Tous s’emploient à disculper la Prusse de toute responsabilité dans ce conflit qu’ils n’imputent qu’aux seules velléités revanchardes de l’Autriche et à la politique agressive de l’Angleterre. Sous couvert de dégager les origines de cette guerre, ces historiens intentent donc un véritable procès en responsabilité contre ses deux coupables, parce qu’ils furent aussi les principaux fauteurs de guerre en 1792-1793. Mais s’ils incriminent les chefs de file de la coalition, ils ne manquent pas non plus d’inculper le cabinet français qui, dès 1756, se serait déjà vendu à Vienne. Plus qu’aux erreurs stratégiques du commandement militaire, c’est aux fautes diplomatiques du ministère des Affaires étrangères que sont imputés les « malheurs » de cette guerre.

10À leurs yeux, la faute capitale et matricielle réside dans l’alliance « funeste » avec l’Autriche. C’est en effet à l’aune de cet acte manqué de la diplomatie française qu’ils relisent toute l’histoire de cette guerre ratée, comme si, finalement, la débâcle militaire, sanctionnée par le désastre diplomatique de 1763, était en quelque sorte déjà contenue dans la mésalliance de 1756. Cette guerre ne pouvait être que fatalement perdue dès lors qu’elle se faisait, non pas aux côtés, mais pour le compte de l’Autriche. Le jurisconsulte Christophe-Guillaume Koch s’interroge ainsi sur « l’étrange égarement17 » du ministère qui a poussé la France à s’engager dans une guerre continentale contre son alliée « naturelle » (la Prusse), là où elle aurait dû concentrer tous ses efforts sur le front maritime contre son ennemie séculaire (l’Angleterre). De cette faute, ils font évidemment le symptôme de l’incompétence notoire de deux ministres (Bernis et Choiseul) ; ils y voient aussi la preuve de l’influence néfaste de deux femmes – une maîtresse honnie (la Pompadour) et la mère d’une « reine maudite » (Marie-Thérèse) ; ils y décèlent enfin déjà la marque de l’étranger, en la personne de l’ambassadeur Kaunitz. Sous leur plume, il semble ainsi que, dès 1756, tous les ingrédients de ce « complot autrichien », à l’origine de l’entrée en guerre de 1792, étaient déjà réunis.

11Cette alliance contre nature ne constitue pas seulement le « péché originel » de la guerre de Sept Ans. Elle est aussi, selon Sautreau, le point de départ d’une « révolution extraordinaire » – tant dans l’ordre diplomatique européen18 que dans le système politique français19. Ce système avait toujours consisté à lutter contre l’Autriche et l’Angleterre pour empêcher leur domination respective sur le continent et sur les mers, et permettre ainsi de protéger et de rallier à la France les puissances dites secondaires. Tout l’enjeu de cette histoire orientée consiste donc à convaincre le ministère de la nécessité de rebâtir ce système d’alliances démoli par le « mariage forcé » de 1756, en lui démontrant que ce système-là était à la fois « traditionnel » (inscrit dans l’histoire) et « naturel » (conforme aux intérêts nationaux). Selon eux, il faut donc profiter de la sortie des guerres révolutionnaires pour opérer une sorte de « révolution à rebours » qui consisterait à annuler les effets pervers de la révolution diplomatique de 1756.

12En cela, ces historiens de la première République n’inventent rien20. Ils ne font que reprendre à leur compte et à la lettre les thèses défendues, en amont comme en aval de la guerre de Sept Ans, par un agent de la diplomatie secrète de Louis XV, dont tous se réclament explicitement : Jean-Louis Favier (1710-1784). C’est en effet à la Révolution que cet obscur agent doit d’être sorti de l’ombre, à l’occasion de la mise au jour de ses écrits jusqu’ici demeurés secrets. Or, une fois rendus publics, ses écrits ne révèlent pas seulement l’existence de cette diplomatie parallèle, ils jettent aussi une lumière crue sur les tenants et les aboutissants de la guerre de Sept Ans. Dans ses écrits, les révolutionnaires découvrent qu’un autre système d’alliances était alors pensable et qu’il redevient donc, avec la République, possible. Plus qu’une source, Favier devient ainsi à partir de l’an III une véritable référence dont s’inspirent tous ceux, historiens et politiques, qui cherchent à justifier la destruction de la mésalliance autrichienne.

13Parce qu’il a été l’un des premiers à pressentir et à dénoncer les méfaits de l’alliance autrichienne, Favier est en effet réhabilité sous la Révolution comme un véritable prophète visionnaire : prophète des malheurs de la guerre de Sept Ans, qu’il avait prédits dès 1756 dans un premier mémoire intitulé Doutes et questions sur le traité de Versailles21 (édité en mai 178922) ; mais prophète, aussi, de la ruine diplomatique de la France, qu’il avait pronostiquée dès 1773 dans un mémoire intitulé Conjectures raisonnées sur la situation de la France dans le système politique de l’Europe (publié en 179323). Il importe peu que cette plume « éclairée » ait été une plume stipendiée. Aux yeux des révolutionnaires, Favier reste un « homme de génie24 » méconnu, incompris et injustement sacrifié sur l’autel des cabales et des impérities de l’Ancien Régime. Ce succès posthume, Favier le doit autant à ses idées corrosives qu’à son statut de victime du « despotisme ministériel », lui qui fut un déçu et un déchu de la diplomatie schizophrénique de Louis XV. Son dossier personnel, conservé aux archives de La Courneuve, prouve en effet que ce publiciste a autant accumulé les dettes que les disgrâces25.

14La première disgrâce date de 1753, à la suite de son rappel de l’ambassade de Turin où il avait été nommé secrétaire en 1749 par l’entremise du marquis d’Argenson26. En août 1756, c’est d’Argenson encore qui le tire d’affaire, en lui demandant de produire un écrit à charge contre l’alliance franco-autrichienne dans le cadre de la polémique stratégique qui fait rage pour répondre aux agressions anglaises27 – ce sera le fameux mémoire Doutes et questions sur le traité de Versailles. Conformément aux vœux de son commanditaire, Favier s’emploie à y démontrer que ce traité est non seulement inutile et désavantageux pour la France, mais qu’il est même dangereux, puisque « loin d’assurer une paix durable, il peut et doit être sans cesse une source de nouvelles guerres ». Par conséquent, « le traité de Versailles a été conclu sans aucun motif suffisant d’intérêt réel et solide » et d’après de « faux principes ». C’est sans doute ce mémoire, aussi virulent qu’efficace, qui vaut à Favier d’être réemployé par le duc de Choiseul-Stainville. Entre 1759-1761, il est ainsi envoyé en mission secrète en Espagne, au Portugal, en Pologne et en Russie, d’où il aurait « fourni de bons mémoires », dont plusieurs copies auraient même été remises au Dauphin28.

15C’est pourtant en 1761, à l’arrivée du marquis de Choiseul-Praslin à la tête du ministère, que Favier est puni de sa liberté de ton par une seconde disgrâce, qui le contraint cette fois à s’exiler pendant dix ans en Angleterre, en Belgique et en Hollande. À La Haye, il se lie d’amitié avec le frère de Frédéric II, le prince Henri, qui lui propose en 1771 d’entamer un nouveau rapprochement avec la Prusse29. Ce n’est pourtant pas à cette « liaison avantageuse30 », mais au pamphlet décapant qu’il rédige contre Choiseul à la demande de la comtesse du Barry31 que Favier doit alors un éphémère retour en grâce.

16Car en 1773, Favier n’est pas seulement disgracié, il est embastillé, après qu’eut été saisie sa correspondance avec l’un des agents du Secret du Roi : Charles-François Dumouriez (1739-1823). C’est en effet cette correspondance compromettante qui révèle à la fois la dualité de la diplomatie française et sa propre duplicité : parallèlement aux mémoires à caractère commercial qu’il produisait pour le ministre officiel, le duc d’Aiguillon32, Favier rédigeait aussi des mémoires politiques pour le compte du ministre secret de Louis XV, le comte de Broglie, en particulier les Conjectures raisonnées sur la situation actuelle de la France qui lui sont commandées par ce dernier en mars 1773 comme une « suite ou supplément des Doutes et questions33 », afin d’inciter le roi à changer de politique34. Dans cet ouvrage remis à Louis XV sous forme de « cahiers » d’avril à août 1773, Favier pose un diagnostic sans concession des causes de la « léthargie politique » de la France35. Cet état d’isolement et d’impuissance diplomatiques, il l’attribue encore à cette « étonnante révolution » de 1756 et à « l’aberration du système politique36 » qui en a découlé, condamnant la France à n’être plus qu’« un corps de réserve aux ordres de l’Autriche » et à « ne plus jouer sur la scène politique qu’un rôle passif ou subalterne », au point même de la ravaler au rang des « puissances secondaires37 ». En conséquence, Favier préconise d’abroger cette mésalliance qui reste encore le socle principal de la diplomatie officielle du roi.

17En inculpant Favier en 1773, le duc d’Aiguillon ne cherchait pas tant à préserver cette alliance, qu’à faire tomber celui qu’il avait enfin réussi à démasquer et à confondre comme son principal concurrent : le comte de Broglie38. En mai 1774, c’est l’intervention du nouveau ministre, le comte de Vergennes, lui-même ex-agent du Secret du Roi39, qui permet de sauver les deux hommes40, et, surtout, de sauvegarder la confidentialité de ce service secret dont Louis XVI hérite malgré lui. Si Favier est alors grassement indemnisé par le ministère, c’est moins pour éponger ses dettes que pour le faire taire : jusqu’à sa mort en 1784, celui-ci ne cesse de menacer de divulguer les dessous de cette « affaire de la Bastille » et, plus généralement, les ressorts de cette diplomatie parallèle, que Vergennes a réussi tant bien que mal à étouffer41 – jusqu’à ce que la Révolution vienne les révéler au public.

La marche à la guerre… dans les pas de Favier (1789‑1792)

18C’est en effet à l’ouverture des États Généraux, en mai 1789, que le premier mémoire de Favier, Doutes et questions, est publié chez l’éditeur Petit, par le journaliste Jean-Louis Carra, qui devait sans doute en posséder une copie42. Cette publication répond à un but politique avoué : rappeler aux députés que « la principale cause de la décadence politique réside dans le traité de Versailles43 » pour mieux les inciter à le rompre. Les idées de Favier n’auraient toutefois pas eu une audience aussi immédiate si elles n’avaient été relayées, vulgarisées et radicalisées par un certain nombre de « passeurs » qui vont contribuer autant à les naturaliser qu’à les actualiser.

19Le premier de ces passeurs n’est autre qu’un ex-consul devenu Jacobin, Claude-Charles Peyssonnel, auteur en 1789 d’un ouvrage dont le titre seul dit tout ce qu’il doit à Favier : Situation politique de la France et ses rapports actuels avec toutes les puissances de l’Europe ; ouvrage dont l’objet est de démontrer, par les faits historiques et les principes de la saine politique, tous les maux qu’a causés à la France l’alliance autrichienne et toutes les fautes que le ministère français a commises depuis l’époque des traités de Versailles. Ce que Favier ne disait qu’entre les lignes, Peyssonnel le formule sans ambages : il est désormais d’une « nécessité absolue d’abandonner un système dont le danger est urgent44 ».

20C’est cette nécessité qui s’invite dans le débat parlementaire dès le mois de mai 1790, à l’occasion de la première grande discussion sur la politique extérieure : alors qu’il est question de statuer sur la validité du Pacte de Famille de 1761, c’est, déjà, la pertinence de l’alliance de 1756 qui est remise en cause. Le 17 mai, après avoir rappelé toutes les guerres « vaniteuses » de Louis XIV, le député Jérôme Pétion s’en prend aux guerres « désastreuses » de Louis XV, entreprises « sans intérêt et sans nécessité » en vertu de traités « funestes, impolitiques et déshonorants » – au premier rang desquels, « ce fameux traité de 1756 » dont « les suites fatales pour la France » ont été « prédites par un des plus grands politiques du siècle, M. Favier45 ».

21Le second temps fort de cette récupération politique de Favier se situe en janvier 1792, au moment où le parti de Brissot s’attaque à la diplomatie occulte du « comité autrichien46 », dont les ramifications géographiques s’étendent jusqu’à Vienne mais dont les racines historiques se situent bel et bien dans le traité de 1756. Ce traité « infâme » doit être, en droit, rompu, puisqu’il est, de fait, déjà mort. Pour en démontrer l’inanité, les Brissotins égrènent au gré de leurs discours, comme au fil des pages du Patriote français, tous les arguments avancés par Favier, au point de quasiment le paraphraser. Dès le 14 janvier 1792, Gensonné dénonce une alliance qui, sur le plan militaire, a obligé la France à « prodiguer ses trésors et ses soldats pour soutenir une guerre désastreuse », et qui, sur le plan diplomatique, l’a forcée à « renoncer à tous les rapports qu’elle avait si longtemps entretenus avec d’autres puissances et qu’une politique plus éclairée lui eût fait conserver47 ». Trois jours plus tard, Brissot dresse le même bilan de cette « absurde guerre de Sept Ans » pour conclure que « c’est pour nous avoir esclaves qu’on veut nous avoir pour alliés ». De même que Frédéric II fut, selon lui, contraint d’envahir la Saxe pour se préserver des représailles de Marie-Thérèse, la France doit se mettre sur le pied de guerre pour protéger ses frontières d’une invasion autrichienne48. Le lendemain, c’est à Vergniaud qu’il revient de river le dernier clou au cercueil de « ce déplorable traité de 1756 » que lui aussi condamne, « l’histoire à la main », par le verdict suivant : « la rupture de ce traité est une révolution aussi nécessaire dans l’ordre politique, soit pour l’Europe, soit pour la France, que la destruction de la Bastille l’a été pour notre régénération intérieure49 ». Ce que cette rupture, finalement prononcée le 20 avril 1792, par la déclaration de guerre au roi de Bohême et de Hongrie, doit à cet infatigable détracteur de l’alliance autrichienne que fut Favier suffit à invalider la thèse d’un bellicisme révolutionnaire promu à des fins propagandistes erratiques par la future phalange girondine50. Moins d’un mois plus tard, les Doutes et questions de Favier sont d’ailleurs opportunément réédités par les presses de l’organe brissotin, le Cercle social, pour assurer la plus large diffusion possible à cet « excellent écrit » que les éditeurs considèrent comme le « meilleur manuel politique » qu’ait produit l’Ancien Régime. En cela, il s’agit autant de dénoncer les coûts de cette « perfide alliance51 » que de légitimer une guerre qui a, certes, été provoquée par le parti de Brissot, mais bel et bien précipitée par celui à qui ils confient le portefeuille des Affaires étrangères : le général Dumouriez. Or, le vainqueur de Jemmapes n’a pas seulement commencé sa carrière au service du Secret du Roi52, il fut aussi le principal compagnon d’infortune de Favier en 1773.

22Avant de devenir ministre en mars 1792, Dumouriez a en effet manœuvré en coulisse pour convertir les Brissotins aux thèses de celui qu’il considère comme « le plus habile politique de l’Europe » et dont il dit avoir « appris […] tout ce qu’il sait en politique53 ». Si Dumouriez s’en est fait l’avocat auprès des boutefeux de l’Assemblée54, il a aussi profité de son bref passage au ministère des Affaires étrangères (jusqu’en juin 1792), pour faire entrer dans la « carrière » des agents qui, comme lui, sont des inconditionnels de Favier et qui vont, après lui, mettre la diplomatie républicaine à l’école de la diplomatie secrète de Louis XV55.

23Redoutable machine de guerre entre les mains des députés, Favier a donc été aussi, au sein des bureaux du ministère, une incontournable source d’inspiration de la diplomatie républicaine : si les Doutes et questions ont servi à déclencher la guerre en 1792, les Conjectures raisonnées ont, quant à elles, servi à restaurer la paix – et ce, dès 1793.

Favier, une arme diplomatique au service de la restauration des alliances (1793-1795)

24C’est en effet en 1793, vingt ans après leur rédaction, que les Conjectures raisonnées sont éditées chez Buisson, sous le titre Politique de tous les cabinets de l’Europe pendant les règnes de Louis XV et de Louis XVI. Aux côtés de ce mémoire, cet ouvrage comporte l’ensemble de la correspondance échangée entre Vergennes et Broglie entre mai 1774 et mai 177556, c’est-à-dire durant toute la procédure d’enquête menée par le duc d’Aiguillon à l’encontre de Favier et Dumouriez. Cet inédit de Favier et la correspondance de Broglie sont en effet simultanément découverts aux Tuileries dans le cabinet de Louis XVI, au lendemain de l’insurrection du 10 août 1792. Avec une telle publication qui contient, d’après son éditeur, « le germe de tout ce qui arrive aujourd’hui », tous les acteurs et les ressorts de la diplomatie secrète de Louis XV sont pour la première fois révélés au grand jour. L’onde de choc produite par cette découverte se mesure au succès de l’ouvrage, qui connaît quatre rééditions entre 1793 et 1794, avant d’être augmenté, en 1801, par les notes et les commentaires du diplomate Louis-Philippe de Ségur57. Ce dernier ne s’y trompe pas : il attribue ce succès éditorial tant à la « haine » exacerbée contre l’Autriche qu’à la « curiosité » suscitée par le dévoilement « des mystères de ce ministère secret qui combattait les principes et contrariait la marche de la politique connue du cabinet de Versailles58 ».

25Ce mystère, c’est l’ex-abbé Jean-Louis Giraud de Soulavie (1752-1813) qui prend la responsabilité, en 1793, de le dissiper, après avoir été le premier à s’y être attaqué. Dès 1789, Soulavie profite en effet de l’abolition de la censure, et, surtout, du goût du public pour cette histoire « interdite » du règne de Louis XV, pour faire commerce des matériaux historiques qu’il a récoltés, dans les années 1780, dans les bibliothèques et les archives des familles les plus prestigieuses – celles, notamment, de l’un des antihéros de la guerre de Sept Ans : le maréchal de Richelieu59. Ces documents d’archives qu’il a recopiés, achetés, mais aussi dérobés, Soulavie les compile sous la forme de Mémoires qu’il publie d’abord chez l’éditeur Buisson, puis sous forme d’extraits60. En cela, Soulavie, est bel et bien le pionnier controversé de l’histoire d’un règne dont il a dévoilé les dessous aussi bien politiques que privés. Bien qu’il présente ces mémoires comme d’authentiques témoignages des acteurs du temps, il les a en fait largement réécrits et même consciencieusement falsifiés pour les mettre « au goût du jour », en n’hésitant pas à sacrifier la vérité historique sur l’autel de l’anecdote légère, voire grivoise. Il n’en reste pas moins que cette histoire scandaleuse n’a pas qu’un intérêt anecdotique, ni même simplement lucratif : elle a aussi une vocation politique clairement assumée par son auteur, qui est alors un proche des Cordeliers. L’histoire du règne de Louis XV est en effet conçue par Soulavie comme une histoire politique résolument militante, puisque dirigée contre les icônes de l’Ancien Régime et contre les vices d’une époque qu’il dénigre comme celle de la perversion morale et de l’incapacité politique. La « nouvelle méthode historique » dont il se targue se veut donc une entreprise de pédagogie politique qui vise, d’une part, à « livrer les nobles et les tyrans à la risée des nations » (en détruisant la réputation morale des privilégiés de l’Ancien Régime), et, d’autre part, à exhiber « les intrigues et les mœurs du cabinet jusqu’aux approches de la Révolution » (en détruisant la réputation politique des ministres).

26Or, dans ce procès à charge contre la diplomatie « ministérielle », l’histoire souterraine de la guerre de Sept Ans constitue l’une de ses principales pièces à conviction. Les coulisses diplomatiques de cette guerre, Soulavie les dévoile d’abord par « bribes », à travers les mémoires apocryphes de ses principaux protagonistes (Richelieu, d’Aiguillon, Maurepas, Choiseul, Saint-Germain)61, mais également à travers le témoignage de l’historiographe censuré de Louis XV, Charles Duclos, dont il édite en 1790 une première version des Mémoires secrets62. C’est seulement en 1793 qu’il en révèle les intrigues « en bloc », en publiant les Conjectures raisonnées – ce qui en fait incontestablement le troisième passeur de Favier. Trois éléments permettent d’affirmer que Soulavie est bel et bien à l’initiative de cette publication : ce mémoire de Favier s’inscrit dans la même veine que toute l’histoire secrète de la guerre de Sept Ans qu’il a livrée par fragments depuis 1789 et qui est d’ailleurs publiée chez son éditeur (Buisson) ; en outre, Soulavie a fait partie de la Commission chargée de classer et d’inventorier les papiers du roi aux Tuileries – position dont il a profité pour en subtiliser un grand nombre, comme en témoignent les « papiers de Soulavie » réintégrés sous l’Empire au sein des archives du ministère des Affaires étrangères63 ; enfin, ce sont les thèses des Conjectures raisonnées que Soulavie promeut alors auprès du Comité de salut public pour intégrer la carrière diplomatique.

27En effet, Soulavie est nommé résident de France à Genève le 25 mai 1793, en récompense d’un mémoire remis à Danton un mois plus tôt64 dans lequel il reprend à la lettre l’idée de Favier selon laquelle la puissance militaire d’un État est indissociable de sa puissance fédérative. Pour sortir la France de cet isolement diplomatique hérité de la guerre de Sept Ans et accentué par les guerres révolutionnaires, il estime qu’il faut traiter les puissances neutres, jusqu’ici trop négligées, comme des alliées et même comme « des amies de tous les temps65 ». Or, ces amies naturelles dont il conseille au Comité de salut public de se rapprocher sont exactement les mêmes que celles qui étaient ciblées par Favier en 1773 : il s’agit des puissances secondaires (de la péninsule italienne et du Saint Empire), des États-barrières du Nord et de l’Est (Scandinavie et Empire ottoman), et enfin et surtout, de la Prusse. En 1773, Favier suggérait de profiter des dissensions survenues entre les puissances co-partageantes à l’occasion du premier partage de la Pologne pour renouer avec cette alliée perdue66. Vingt ans plus tard, c’est à la faveur du second partage de la Pologne que cette « vieille idée » de la diplomatie secrète est plus que jamais remise à l’ordre du jour.

28En effet, à partir du printemps 1793, une véritable offensive diplomatique est lancée en direction de la Prusse (pour la détacher de l’Autriche) et en direction des neutres (pour tenter de les rallier à la France). Or, si ce programme finit par être adopté par le Comité de salut public, ce n’est pas seulement parce qu’il lui a été « soufflé » par Soulavie après qu’il l’eut lui-même emprunté à Favier. C’est aussi qu’il est au même moment défendu par les nouvelles recrues placées par Dumouriez aux commandes de la diplomatie républicaine. Que ce soit dans les rapports produits par les commis du ministère ou dans les dépêches des agents diplomatiques, une même obsession affleure : pour que la France recouvre sa puissance fédérative, il lui faut renouer avec ses alliées perdues – l’une par-dessus tout, la Prusse, qui, dès 1793, est érigée par le ministère comme « l’alliée naturelle » de la République67. C’est d’ailleurs la conviction que l’alliance contractée en 1792 entre la Prusse et l’Autriche est « si peu naturelle68 » et « trop discordante pour subsister longtemps69 » qui justifie l’obstination avec laquelle la République a multiplié les démarches de paix auprès de la Prusse, jusqu’à la signature du traité de Bâle le 6 avril 179570.

29Si les négociations sont donc menées en priorité en direction des « alliées naturelles », elles sont aussi dictées par la nécessité de condamner toutes celles qui ne le sont pas et qui, à ce titre, sont stigmatisées comme « monstrueuses71 ». En 1793, le ministère renvoie ainsi dos à dos le traité de 1756, « monstrueux par ses principes et plus monstrueux encore par ses conséquences72 », et le traité de 1792 qui a consacré « la monstrueuse union de la Prusse et de l’Autriche73 ». L’image-repoussoir du monstre ne sert pas seulement à discréditer les accouplements diplomatiques contre nature ; elle permet aussi de disqualifier les guerres pathologiques qui en sont les produits : en 1756, « l’étrange copulation74 » de la France et de l’Autriche a enfanté la « fatale » guerre de Sept Ans ; en 1792, le mariage arrangé entre la Prusse et l’Autriche a, quant à lui, accouché d’un monstre baptisé du nom de « coalition ». Cette coalition est un « monstre », au sens littéral du terme, par son extension européenne ; elle l’est, surtout, au sens étymologique, par sa morphologie difforme. À l’instar de celle forgée trente ans plus tôt pour dépecer la Pologne, cette coalition destinée à démembrer la France n’est en effet qu’un agrégat de puissances politiquement hétérogènes, dont les intérêts divergent et qui ne peut donc à terme que se disloquer. En effet, sans une « communauté d’intérêts », il n’y a pas, si l’on en croit Favier, d’alliances « valides et durables75 » – il n’y a, en clair, aucune « coalition » digne de ce nom. Celle-ci n’est donc rien moins qu’une chimère, faute d’être mieux que l’addition d’une somme d’intérêts divergents et le nouveau prête-nom des puissances dites « co-partageantes ». Celles-ci ont beau tenter de faire oublier leurs brigandages passés et de dissimuler leurs forfaits futurs, en prétextant qu’elles combattent la République pour la sauvegarde de l’ordre européen : elles ne le font en réalité que pour perpétuer, à l’ouest du continent (au détriment de la France), les crimes qu’elles ont déjà perpétrés à l’est (au détriment de la Pologne).

30C’est donc en donnant une actualité nouvelle au spectre ancien de la « monarchie universelle » et en agitant le fantôme de la Pologne que les diplomates républicains ont cherché à ramener à leurs « vrais intérêts » les États « égarés » par les passions politiques nées des guerres révolutionnaires. Pour parvenir à restaurer la paix avec la Prusse et à rallier les neutres à la France, les négociateurs républicains ne prêchent jamais des principes politiques, ils brandissent toujours ce qu’ils avancent comme des vérités historiques, empruntées à la grammaire géopolitique de l’Ancien Régime. Ce qui doit permettre le rapprochement entre les neutres et la République française, ce ne sont pas des principes politiques qu’elles ne partagent pas, mais des intérêts réciproques et des haines similaires pour des ennemis qu’elles ont en commun. Tout l’enjeu de cette leçon d’histoire diplomatique consiste à démontrer à leurs interlocuteurs que le combat singulier que mène la République contre la coalition est finalement le même que le combat séculaire que mènent les puissances secondaires contre les ambitions dévorantes de l’Autriche (sur le continent) et de l’Angleterre (sur mer). En cela, il s’agit bel et bien de les convaincre que les véritables enjeux des guerres révolutionnaires ne se situent pas tant dans un antagonisme politique (circonstanciel) que dans une rivalité historique (structurelle). L’historicisation des guerres révolutionnaires a donc visé et contribué à les désingulariser, voire à les dépolitiser pour en faire sinon une arme, du moins un argument diplomatique destiné à dissoudre la coalition. Elle a, de ce fait, contribué à les réintégrer dans la longue chaîne des guerres de l’époque moderne dont elles ne constituent plus dès lors que l’un des maillons.

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31Parce que la Révolution a doublement dissipé le Secret du Roi (dans sa dimension officielle et officieuse), elle a permis de réécrire l’histoire de la guerre sous la dictée de Favier, mais à partir du filtre de ses différents passeurs, qui ont d’abord été des publicistes militants (Peyssonel, Dumouriez et Soulavie), puis, à partir de 1795, des historiens érudits employés au sein du ministère des Affaires étrangères (Flassan, Anquetil, Sautreau).

32Favier a en effet bénéficié d’une autorité d’autant plus incontestable qu’il n’a finalement jamais été l’homme d’aucun parti. Qu’ils soient jacobins (Peyssonnel), cordeliers (Soulavie), girondins (Brissot), monarchistes (Flassan) ou « inclassables » (Dumouriez), tous les passeurs de Favier ont reconnu en lui un véritable maître à penser au point de faire de ses écrits de véritables « classiques » à la fin de la Révolution76. Revue et corrigée par les plumes révolutionnaires, son histoire « à chaud » des arcanes de la guerre de Sept Ans produite entre la fin des années 1750 et le milieu des années 1770 a servi successivement de caution au déclenchement de la guerre (en 1792), à la restauration du système fédératif (en 1793) et au retour de la paix (à partir de 1795) : l’histoire fut donc aussi, sous la Révolution, un art de « diplomatiser ». Si les Doutes et questions de Favier ont servi de mobile à la campagne belliciste pour rompre avec l’Autriche (en 1792), ses Conjectures raisonnées ont en effet servi de guide à la campagne de paix qui a permis de renouer avec la Prusse (en 1795) et, plus généralement, de réinventer un « système politique » inédit. Ce système ne visait pas tant à restaurer l’ordre ancien qu’à combiner et concilier des alliances traditionnelles avec les amis « naturels » de la France et des alliances inédites avec les républiques-sœurs – fût-ce au prix d’amitiés douteuses et d’une « sororité conflictuelle77 ».

33N’envisager, à l’instar d’Albert Sorel, cette consécration posthume de Favier que comme une preuve supplémentaire de l’allégeance de la première République à cette « tradition diplomatique » héritée de la monarchie78 ne suffit pas à expliquer la fortune de ses écrits tout au long de la décennie révolutionnaire, pour des usages diplomatiques à géométrie variable. Selon Ségur, c’est à la fois « l’esprit de parti » et « l’esprit de système » de Favier qui l’explique. Sa consécration, Favier la doit, certes, à la charge subversive de ses idées, en rupture avec la politique autrichienne officiellement poursuivie par le ministère jusqu’au crépuscule de la monarchie. Il la doit aussi à la persistance, jusque sous la 1^re République, d’une conception mécaniste de l’ordre européen, qui ne permettait sans doute pas tout à fait de s’affranchir des « systèmes » de l’époque moderne, mais qui n’empêchait cependant pas de les rénover.

34Ces « lois » que s’évertuent à chercher les révolutionnaires dans l’histoire diplomatique de l’Europe ont beau être celles qui ont présidé aux conflits entre les princes, ce sont celles aussi qui ont contribué au commerce entre les nations. C’est dans cette convergence recherchée entre, d’un côté, les lois inoxydables de la géopolitique et, de l’autre, ces lois inédites de l’économie politique, que se situe sans doute la principale innovation de la diplomatie républicaine. Et c’est peut-être là aussi la principale leçon tirée de la guerre de Sept Ans. Depuis 1763, les guerres sont désormais hybrides : si elles procèdent encore des appétits de puissance des rois, elles intéressent au premier chef les intérêts des nations. C’est la raison pour laquelle, dans sa généalogie des guerres de l’époque moderne, Anquetil peine à situer cette guerre-charnière : s’il l’inscrit encore dans la continuité des guerres de princes, il en fait toutefois la première expression d’une guerre à la déclinaison, non pas mondiale, mais « nationale79 ».