Introduction à la première partie
p. 24-25
Texte intégral
1Justifions d’abord la structure de l’ouvrage1. Cette première partie fait le constat d’une analyse spatiale déjà bien travaillée ces dernières décennies et d’une dimension temporelle en retrait, à développer pour équilibrer les approches. Les discussions préalables à ce volume avaient montré que nos amis éco-éthologues ont, de leur propre avis, plus de difficulté à l’envisager, à la penser, à la traiter, alors que des historiens ou des littéraires peuvent prouver tout son intérêt. C’est pourquoi les trois autres parties sont consacrées au temps, décliné sur trois niveaux (générationnel, social, individuel), une priorité annoncée par le titre de l’ouvrage. Cela ne veut pas dire que la dimension spatiale est sacrifiée. Au contraire, elle est sans cesse présente mais le plus souvent pour révéler, renforcer celle temporelle et redonner ainsi plus de substance à l’espace-temps dans lequel évoluent les animaux, dont l’humain.
2Mais quel espace et quel temps ? Depuis Jakob von Uexküll, nous savons qu’il faut faire attention au monde propre de chaque espèce, que l’environnement n’est pas perçu ni hiérarchisé de la même manière d’une espèce l’autre, que « l’espace actanciel » peut être essentiellement décodé, selon les unes ou les autres, par l’odorat, le toucher, l’ouïe ou la vue, et que le « temps perceptif » est sans doute différent entre les espèces, là aussi en fonction des manières de percevoir et de retenir les instants. Pour chaque espèce, il est nécessaire de s’interroger sur sa traduction de ces dimensions. Toutefois, il faut nuancer les propos de Jakob von Uexküll. D’une part, il a oublié deux niveaux à l’intérieur d’une espèce, les individus et les groupes, qui n’attiraient pas l’attention à son époque mais dont on montre maintenant l’importance puisqu’ils génèrent des différences de comportement dans la même espèce. Les réflexions issues des sciences humaines, par exemple celles de Norbert Elias, sociologue et historien, à propos du temps et de la construction de sa perception selon les individus, les groupes, les cultures, les époques2, doivent nous conduire à la prudence et à poser la question de différences perceptives à l’intérieur d’une espèce, non pas en faisant de l’anthropomorphisme de projection – à proscrire –, mais de questionnement3. D’autre part, Jakob von Uexküll va trop loin lorsqu’il soutient que le même milieu n’est jamais reconnu de la même manière par ses « sujets » et qu’il ne le sera jamais4. Dans ce cas, les relations interspécifiques, notamment entre animaux et humains, ne seraient guère possibles. Or, elles existent et elles démontrent qu’il existe bien une part, variable selon les espèces et les cas, de recouvrement des perceptions du temps et de l’espace.
3Il reste qu’il faudrait tendre, comme pour tous les concepts5, vers une définition multispécifique de ces deux dimensions. La physique actuelle nous dit que le temps absolu n’existe pas, car sa mesure diffère selon les positions dans l’espace-temps, et qu’il n’y a que des durées, des intervalles entre deux événements. Si on décale cela pour notre monde multispécifique, le temps serait une succession d’événements construisant une durée, et l’espace un ensemble de lieux. À charge ensuite de décliner cela selon les espèces, de spécifier ce qu’est un événement ou un lieu pour chacune d’elles. Cependant, le temps humain est souvent pris comme référence dans ce volume, comme ailleurs, non seulement parce que c’est le nôtre, par anthropocentrisme instinctif, mais aussi parce que les humains exercent une pression croissante sur les milieux des animaux et qu’ils créent des événements qui obligent aux adaptations comportementales.
Notes de bas de page
1Toutes les transitions ont été rédigées par Éric Baratay.
2Norbert Elias, Du temps, trad. par Michèle Hulin, Paris, Pluriel, 2014 [éd. orig. Über die Zeit, Berlin, Suhrkamp, 1988].
3Sur cette différence, voir Éric Baratay, « Introduction. Pourquoi désanthropiser et décloisonner les concepts ? », art. cité.
4Jakob von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, trad. par Charles Martin-Fréville, Paris, Payot/Rivages, 2010, p. 49 (citation 1)-73 (citation 2), 74-76 et 162 (citation 3) [éd. orig. Streifzüge durch die Umwelten von Tieren und Menschen, Hambourg, Rowohlt, 1934]. Voir Hadrien Gens, Jakob von Uexküll explorateur des milieux vivants, logique de la signification, Paris, Hermann, 2014.
5Éric Baratay (dir.), L’animal désanthropisé, op. cit.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Enfermements. Volume II
Règles et dérèglements en milieu clos (ive-xixe siècle)
Heullant-Donat Isabelle, Claustre Julie, Bretschneider Falk et al. (dir.)
2015
Une histoire environnementale de la nation
Regards croisés sur les parcs nationaux du Canada, d’Éthiopie et de France
Blanc Guillaume
2015
Enfermements. Volume III
Le genre enfermé. Hommes et femmes en milieux clos (xiiie-xxe siècle)
Isabelle Heullant-Donat, Julie Claustre, Élisabeth Lusset et al. (dir.)
2017
Se faire contemporain
Les danseurs africains à l’épreuve de la mondialisation culturelle
Altaïr Despres
2016
La décapitation de Saint Jean en marge des Évangiles
Essai d’anthropologie historique et sociale
Claudine Gauthier
2012
Enfermements. Volume I
Le cloître et la prison (vie-xviiie siècle)
Julie Claustre, Isabelle Heullant-Donat et Élisabeth Lusset (dir.)
2011
Du papier à l’archive, du privé au public
France et îles Britanniques, deux mémoires
Jean-Philippe Genet et François-Joseph Ruggiu (dir.)
2011