Chapitre 5. L’autonomisation politique de la jeunesse
p. 117-142
Texte intégral
1Aux côtés des mouvements de jeunesse issus du scoutisme, des associations de jeunes Africains, rapidement politisées, se sont développées tout au long des années 1950. Au cœur de cet essor, le Conseil fédéral de jeunesse va réussir à en fédérer une large partie, profitant de la perte de crédibilité et d’influence du Conseil de la jeunesse de l’Union française. Le Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF va utiliser pour son développement les structures mises en place par le Conseil de la jeunesse de l’Union française, qui avait créé entre 1949 et 1952, comme nous l’avons vu, des conseils territoriaux dans toute l’AOF, chaque conseil territorial regroupant les associations juvéniles de chaque territoire. L’inertie du CJUF et son suivisme docile des positions de l’administration coloniale favorisent un débat introduit dès 1951 par la jeunesse du Rassemblement démocratique africain (JRDA) au sein du Conseil de la jeunesse du Sénégal. La question est simple : le Conseil de la jeunesse du Sénégal doit-il rompre avec le CJUF1 ? La JRDA – qui entretient des relations étroites avec l’Association des étudiants RDA de Paris, qui, sous la houlette de Cheik Anta Diop, est violemment anticolonialiste2 – représente l’aile radicale et nationaliste des mouvements politiques de jeunesse d’AOF et va prendre l’initiative de cette rupture, en gestation depuis plus d’un an. Le Conseil de la jeunesse du Sénégal se désaffilie par la même occasion de la WAY, auquel tous les conseils territoriaux adhéraient par l’intermédiaire du CJUF3. Il s’agit donc d’une rupture politique complète, d’une part avec le CJUF et par conséquent l’administration coloniale, mais aussi avec la WAY, qui représente alors le mouvement de jeunesse international pro-occidental le plus fermement engagé contre l’influence de la Fédération mondiale de la jeunesse démocratique (FMJD) et de l’Union internationale des étudiants (UIE), toutes deux directement reliées au Kominform. À une échelle minuscule – celle du Conseil territorial du Sénégal – se lisent des enjeux beaucoup plus vastes : l’adhésion – ou non – au modèle colonial français, le choix d’un camp dans la guerre froide.
Une rupture : le Conseil fédéral de la jeunesse
2Le bureau du conseil sénégalais est renouvelé à l’occasion de la rupture et Ali Bocar Kane est élu président, les deux postes de vice-présidents revenant à Amadou N’Déné N’Dao (également responsable éclaireur) et Alioune Badara Paye (également responsable éclaireur et futur chargé des relations extérieures du Conseil fédéral de la jeunesse), tous deux de la JRDA. Il faut ici noter que ces trois protagonistes sont d’une part tous issus du mouvement éclaireur, ce qui confirme le rôle de matrice de ce mouvement dans la formation des élites et, d’autre part, tous les trois deviendront d’actifs responsables du PRA (Parti du regroupement africain-Sénégal) dès sa création en 1958, parti panafricaniste qui milite pour une indépendance immédiate.
3D’après les Affaires politiques4, la volonté de la JRDA est de faire adhérer le conseil sénégalais à la FMJD, alors que les activités de la FMJD comme de l’UIE, toutes deux d’obédience communiste, sont interdites en AOF depuis 19515. Une affiliation du Conseil territorial du Sénégal est très plausible étant donné que la JRDA elle-même est affiliée à l’organisation internationale et a refusé le désapparentement du RDA d’avec le parti communiste français en 1950. La terminologie marxisante de la JRDA a aussi de quoi inquiéter les autorités coloniales, qui surveillent le mouvement comme le lait sur le feu. Pourtant, le Conseil de la jeunesse du Sénégal restera neutre, neutralité réaffirmée en 1954, lors du congrès de Thiès.
4Mais la rupture du Conseil sénégalais avec le CJUF va provoquer un séisme puisqu’elle entraîne le Conseil de la jeunesse du Soudan, à la fin de l’année 1953, sous l’impulsion de l’Union des jeunes (équivalent soudanais de la JRDA et exclue du RDA en janvier 1953 pour ses positions « extrémistes »)6 à rompre également avec le CJUF. Le conseil soudanais est alors dominé par l’Union des jeunes7, qui a refusé le désapparentement du RDA d’avec le Parti communiste français (PCF) et entretient dès 1952 des relations suivies avec la FMJD – le conseil accueille Jacques Spiewack, secrétaire général de la FMJD en 1954 et est représenté au congrès de la FMJD à Pékin la même année –, ce qui provoque la scission du conseil en juillet 1953. Les mouvements confessionnels créent alors leur propre organisation, le Comité de coopération de la jeunesse soudanaise. En janvier 1956, quelques mois après la tenue du Congrès fédéral de la jeunesse, le Conseil soudanais de la jeunesse se désaffilie de ce dernier, optant pour des positions modérées, témoignant de sa division, alimentée par les dissensions au sein de l’Union des jeunes.
5C’est dans le prolongement de l’autonomisation de ces deux conseils territoriaux de la jeunesse – Sénégalais et Soudanais – que leurs dirigeants décident d’organiser les assises d’un nouvel organisme fédéral autonome, destiné à coordonner les conseils territoriaux des autres parties de l’AOF qui voudraient y adhérer, ainsi que les associations de jeunesse non affiliées aux conseils territoriaux. À Bamako, en 1953, se tient le congrès fondateur du Conseil fédéral de la jeunesse. Il est désormais clair que l’affrontement avec le CJUF, toujours soutenu par l’administration, ne peut être évité.
6Si l’autonomisation des conseils sénégalais et soudanais ne s’accompagne pas d’une adhésion à la FMJD, elle signe cependant un rapprochement certain avec cette dernière : en 1953, au Congrès de la jeunesse de Varsovie, le conseil sénégalais envoi sept représentants d’associations. Chaque délégué à Varsovie reçoit une carte de la FMJD. Or, ce coup de force est particulièrement mal vécu par les représentants de mouvements confessionnels au sein du conseil sénégalais, tels Marie-Thérèse Campbell, qui dénonce violemment cet « embrigadement » et met en garde plusieurs membres du conseil. L’effet escompté est donc inverse : l’adhésion forcée à la FMJD provoque une réaction violente et bloque finalement l’adhésion à l’organisation8, voulue par la JRDA.
7Le congrès de Bamako signe ainsi l’autonomisation d’une partie des mouvements de jeunesse d’AOF et apparaît comme un acte fondateur, qui rend compte de l’évolution politique d’une large partie de la jeunesse scolarisée urbaine d’AOF et de sa volonté d’échapper à l’encadrement de l’administration.
8Entre la désaffiliation du Conseil de la jeunesse du Sénégal et l’organisation du congrès, près de deux ans se sont écoulés. Deux années durant lesquelles les dirigeants du conseil sénégalais9 ont pu mesurer la validité de leur choix. En effet, le nombre des associations affiliées au conseil n’a cessé de croître : une vingtaine en 1953, près de quarante en 1954, et plus de soixante-dix en 195510 pour regrouper la presque totalité des associations de jeunesse du Sénégal. Le Conseil de la jeunesse du Soudan connaît la même évolution, alors que les autres conseils territoriaux restés affiliés au CJUF voient leurs effectifs stagner ou baisser. Ainsi, les deux conseils rebelles ont rencontré le succès. Ils bénéficient certes de l’essor du mouvement associatif juvénile en AOF, mais surtout ils ont su créer, à un moment décisif de l’évolution politique de la jeunesse scolarisée urbaine, un espace dans lequel l’expression apparaît plus libre, détachée des pesanteurs du contrôle de l’administration. Dans cette perspective, le congrès fédéral de Bamako (23-27 juillet 1955) est un bon analyseur des aspirations de cette jeunesse, mais aussi de ce que l’on pourrait appeler le plus petit dénominateur commun politique et culturel entre les différentes sensibilités du mouvement associatif juvénile.
Le congrès fédéral de Bamako
9Quarante-neuf participants assistent au congrès, dont quinze délégués et trente-quatre observateurs. Le Soudan est représenté par cinq délégués et vingt et un observateurs, la Côte d’Ivoire par trois délégués, le Sénégal par cinq délégués et douze observateurs (dont deux de l’Association musulmane des étudiants d’Afrique [AMEA] et deux de l’Assemblée générale des étudiants de Dakar [AGED]), le Niger par deux délégués et la Guinée par un observateur. Les conseils de la jeunesse de Côte d’Ivoire, du Niger, de Guinée, et bien sûr du Soudan et du Sénégal sont représentés.
10Les associations représentées sont nombreuses et offrent un bon panorama des différents types d’associations actives en 1953 : quatre associations de sports (entre une quinzaine et 150 membres) ; sept associations de jeunesse au sens large (environ 1 800 membres au total) ; cinq associations étudiantes et scolaires (environ 850 membres) ; quatre associations de jeunesse à vocation politique et syndicale (environ 600 membres) ; six associations culturelles (entre 100 et 200 membres) ; six organisations syndicales générales (2 650 membres) ; deux associations d’anciens combattants (plus de 700 membres) : l’éventail est très large. On note cependant une surreprésentation des associations à caractère revendicatif ou politique, c’est-à-dire les associations de jeunesse des partis politiques et les associations étudiantes. Le congrès de Bamako s’ouvre ainsi largement à la frange de la jeunesse scolarisée la plus impliquée dans les processus politiques et syndicaux. Cependant, les activités proposées par la plupart des associations de jeunesse à caractère politique ou revendicatif incluent les activités culturelles, et la presque totalité la pratique des sports (même la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France, symbole de l’activisme politique radical à partir de 1956, fait jouer une équipe de football…). On constate par ailleurs que des mouvements syndicaux sont présents, avec une forte représentation de syndicats enseignants, très impliqués dans le développement des associations de jeunesse comme nous l’avons vu. De même, les Éclaireurs de France sont fortement représentés et se montrent particulièrement actifs lors du congrès – ce qui correspond à cette date à l’état d’esprit caractérisant l’autonomisation du mouvement –, alors que les Scouts de France sont absents, pour des raisons symétriquement inverses. Ainsi, on retrouve indirectement représentés au sein du Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, comme par ailleurs dans les conseils territoriaux, un très large éventail du mouvement associatif fédéral, par le jeu de la multiplicité des responsabilités assumées par les responsables des associations juvéniles – ainsi Ali Bocar Kane est-il en 1956 en même temps secrétaire général du Conseil de la jeunesse du Sénégal, président du Conseil de la jeunesse d’AOF et membre du comité exécutif du Bloc démocratique sénégalais (BDS) de Senghor. Dès sa fondation, le conseil fédéral de la jeunesse d’AOF peut se prévaloir d’une représentativité certaine.
11Comme le montre une note des services de Sûreté de l’AOF11, qui établit la liste nominale de tous les participants avec leurs fonctions et, parfois, leur positionnement politique – nouvel indice que les mouvements de jeunesse font l’objet d’une surveillance constante et minutieuse et intéressent directement le Gouvernement général –, la composition sociologique des participants au congrès correspond aux principaux traits de la sociologie des responsables du mouvement associatif juvénile. Ainsi émerge une forte proportion de fonctionnaires (46,3 %), puis, à parts égales, des enseignants (25 %) et des étudiants (25 %), suivis par une très faible minorité de commerçants (3,7 %)12.
12L’absence des Européens est une nouvelle fois remarquable, alors que la quasi-totalité des responsables appartient à l’élite lettrée urbaine. Cette situation indique clairement que l’administration coloniale ne peut plus s’appuyer ni sur le colonat, ni sur les enseignants et fonctionnaires d’origine métropolitaine pour espérer contrôler l’évolution politique de la jeunesse urbaine, en favorisant par exemple leur accession aux postes de responsabilité dans les associations juvéniles contrôlées ou soutenues par l’administration. Au milieu des années 1950, cette élite d’interposition (en ce sens qu’elle pourrait faire barrage à l’essor du radicalisme politique dans la jeunesse scolarisée), constituée essentiellement par les fonctionnaires français, n’est plus efficiente. Cette situation sociopolitique, dont les responsables des affaires politiques sont parfaitement conscients, implique de prendre en compte le mouvement qui se dessine à Bamako : l’africanisation des cadres, dans la société civile, au sein des élites de première et de seconde génération, est en cours d’accomplissement. L’administration coloniale est ainsi placée face à une force sociale et politique avec laquelle elle devra compter.
13La représentation des élites africaines au sein du conseil fédéral de la jeunesse d’AOF est par ailleurs exclusive des autres catégories sociales. Les paysans, éternels grands absents de transformations qui se concrétisent en ville, apparaissent une nouvelle fois étrangers à ce qui se joue à Bamako. Le rapporteur (Amadou N’Déné N’Dao) de la commission des mandats constate d’ailleurs lui-même les limites sociologiques du congrès, en déplorant l’absence totale des paysans et des ouvriers et en appelant à une action énergique pour mobiliser cette partie de la jeunesse13. La non représentation des ouvriers, classe il est vrai, même en contexte urbain, minoritaire, ne surprend guère. Elle caractérise qualitativement le mouvement d’autonomisation d’une jeunesse scolaire qui n’intégrera jamais tout au long de la période les autres jeunes qui, pour les ouvriers, ont gardé des contacts nombreux avec les sociétés rurales, et qui, pour les paysans, en font partie. Significative également est l’absence des femmes à cette rencontre. Les responsabilités au sein des mouvements représentés sont assumées en totalité par des hommes. La prédominance masculine, qui correspond concomitamment aux schémas socioculturels européens et africains, se reproduit naturellement lors du congrès. Dans tous les mouvements de jeunesse, engagés ou non dans les processus politiques, la surreprésentation de l’élément masculin est d’ailleurs une constante. Ce fait ne semble d’ailleurs pas poser un réel problème aux organisateurs, qui souhaiteront simplement que l’accès à l’éducation, et spécialement à l’éducation destinée aux femmes (cours d’art ménager), leur soit systématiquement ouvert.
La naissance d’un nationalisme développementaliste
14Les débats durant le congrès sont houleux et dégagent deux tendances. L’une, représentant une ligne clairement anticoloniale et nationaliste14, revendique la possibilité pour le Conseil fédéral d’adopter des positions de politique générale ne concernant pas directement les mouvements de jeunesse, mais l’avenir de la colonisation elle-même. C’est la position des JRDA et de la plupart des mouvements étudiants, qui vont tenter de faire voter des motions dans le sens d’une reconnaissance du droit à l’indépendance des territoires de l’AOF, dans une perspective panafricaine15. Comme le note Xavier Torré,
certains étudiants ont été très virulents et violemment « anti-colonialistes ». Cependant, on note la multiplicité des tendances et le manque de cohésion de l’ensemble, délégation sénégalaise mise à part. […] Les efforts faits par les extrémistes pour dominer les débats, efforts voués partiellement à l’échec grâce à la position ferme de quelques délégués. […] On remarque l’usage et même l’abus d’un vocabulaire marqué par l’empreinte d’un nationalisme naissant. Dans chaque discours, les orateurs ont évoqué la nation africaine ou le peuple africain comme une entité politique ou historique nettement définie16.
15L’autre tendance, représentée par plusieurs responsables du Conseil de la jeunesse du Sénégal, et notamment Ali Bocar Kane, souhaite au contraire favoriser le vote de motions directement liées aux problèmes de la jeunesse17. Il est à noter que les représentants de l’Association générale des étudiants de Dakar n’ont pas pris part aux débats. L’AGED est en effet à cette date dans un processus de radicalisation qui la situe politiquement dans une position médiane entre la JRDA et la tendance modérée du conseil fédéral. Il est très probable que les deux tendances de l’association, partagée entre radicaux proches de la Fédération des étudiants d’Afrique noire en France (FEANF) et modérés attachés au principe corporatiste de défense des étudiants, à l’origine de la création de l’AGED, se soient neutralisées réciproquement pour éviter d’étaler leurs divisions18.
16Le vote des motions finales du congrès représente un moyen terme entre ces deux positions. Celles-ci peuvent être considérées comme un baromètre assez fiable de l’évolution politique des mouvements de jeunesse en AOF, et permettent de comprendre dans quelles perspectives socioculturelles ils envisagent l’avenir. Trois grands thèmes se dégagent de ces motions : les questions économiques et sociales, les questions culturelles et les problèmes spécifiques des jeunes.
17Les questions économiques et sociales sont révélatrices des modèles de développement qui sont en train de conquérir les jeunes urbains scolarisés. Le désir d’une modernisation rapide, passant par l’industrialisation, la modernisation agricole, la construction d’infrastructures, est la première revendication du congrès19. Il est significatif que cette motion soit intitulée « Motion sur le paysannat », et qu’elle lie intimement la mécanisation agricole à l’essor de l’industrialisation. Le rêve d’une révolution industrielle africaine pouvant entraîner la modernisation de l’agriculture est également l’un des thèmes des mouvements étudiants, et plus particulièrement de la FEANF. Quoi qu’il en soit, la mythologie du progrès et de l’industrialisme a déjà percé dans les mouvements de jeunesse de la fédération. Si cette motion est énoncée sur le mode revendicatif, on peut constater cependant que le discours économique proposé rejoint les principaux axes du discours colonial en la matière (la question du modèle capitaliste ou socialiste n’étant pas encore tranchée au sein du Conseil fédéral de la jeunesse). Les divergences sont de forme. Le conseil souhaite en fait l’accélération du processus engagé après 1946 avec l’application du plan décennal, dont les objectifs recoupent presque terme à terme les revendications exposées par cette motion. Le désir qui s’y manifeste est une identification mimétique de l’Afrique avec les pays développés, une volonté de rejoindre ceux-ci, une occidentalisation de l’horizon.
18Il serait d’ailleurs particulièrement intéressant de faire le lien entre les politiques économiques mises en place par les jeunes États indépendants et la formulation, chez les élites politiques comme chez les scolaires (particulièrement les étudiants, pour la plupart employés par les nouveaux États), d’une pensée du développement économique. En toute hypothèse, la formation de cette élite et les rêves de modernisation qu’elle formule ici renvoient aux causes endogènes de l’immense gâchis des « politiques industrielles » des nouveaux États, certes encouragées (et pour cause, puisqu’ils sont à l’origine de la transmission de ces perspectives !) par les responsables métropolitains de la coopération et les différents bailleurs de fonds des nouvelles nations d’Afrique de l’Ouest. Quoi qu’il en soit, ces perspectives sont l’un des signes les plus évidents de l’hybridation asymétrique de cette fraction scolarisée de la jeunesse africaine. Dans le domaine social, les deux préoccupations majeures qui ressortent de la lecture des motions du congrès concernent la politique de santé et d’hygiène et la préoccupation devant les « vices sociaux ». À propos de la santé, le Conseil fédéral de la jeunesse demande
la dotation des Services Médicaux et locaux, de matériels et de personnel quantitativement et qualitativement satisfaisants ; la multiplication des hôpitaux, des dispensaires, des infirmeries, des blocs opératoires et des maternités ; la création et la multiplication dans la fédération des centres de léproserie et de lutte contre la tuberculose, de pédiatrie maternelle et infantile20.
19Si les besoins en la matière ne font pas de doute, ces revendications s’inscrivent une nouvelle fois dans la perspective de l’un des principaux axes du développement colonial vanté par la propagande, l’hygiène et la santé, parties essentielles de l’« œuvre civilisatrice ». Il est intéressant de noter que le modèle est, là encore, métropolitain. L’action de l’administration coloniale, et à travers elle de l’État français, apparaît comme naturelle pour ériger en AOF de multiples infrastructures de santé. Comme pour l’action économique, on retrouve ici un paradigme du discours des mouvements de jeunesse les plus impliqués dans les processus politiques, et qui tend à accréditer l’idée que l’État (ici l’État colonial) peut tout.
La réification de l’État
20Cette vénération de l’État n’est pas l’apanage de ces mouvements. Bernard Dumont affirme que chez les administrateurs eux-mêmes, la confiance quasi absolue dans l’action publique tenait lieu de philosophie21. Le faible niveau de culture économique chez ces derniers (deux administrateurs en poste aux Affaires économiques, l’un de 1951 à 1959, l’autre de 1955 à 1957, précisent qu’il n’existait dans ce département aucun outil de prospective, les prévisions du plan s’avérant invariablement fausses), combiné au fait que les financements du FIDES après-guerre avaient donné effectivement à l’action publique une dimension quasiment prométhéenne en AOF, explique en partie ce culte de l’action de l’État, incorporé logiquement par les jeunes scolarisés. En effet, non seulement la culture civique et historique transmise dans le cadre de l’enseignement public exacerbe le rôle déterminant de l’État dans la construction nationale, mais les scolaires sont conscients d’être les produits d’une volonté politique accomplie par l’État métropolitain. Dans cette perspective, il apparaît naturel qu’une culture commune à l’administration et aux jeunes se manifeste dans la survalorisation de l’action publique.
21Celle-ci est perceptible dans les revendications du conseil fédéral concernant l’africanisation des personnels et les allocations familiales22. La demande d’allocations familiales pour tous les Africains, égales à celle des Européens, s’inscrit dans un mouvement revendicatif plus vaste dans la fonction publique qui a pour objet de demander une égalité de traitement, à qualification et poste égaux, entre Européens et Africains23. On peut déjà entrevoir les perspectives budgétaires vertigineuses, si la métropole faisait suite à l’ensemble de ces demandes… et nous verrons plus avant en quoi ces perspectives ont joué dans le contexte politique de l’AOF des années 1950. L’influence des syndicats dans ces revendications du congrès est nette. Le poids des représentants de la fonction publique (près de 70 % si l’on cumule les fonctionnaires et les enseignants) se fait nettement sentir, mais cette revendication s’imposera par la suite dans l’ensemble des mouvements de jeunesse politiques et syndicaux.
22L’africanisation des personnels est sans doute le point le plus important de la plate-forme du congrès en matière sociale. Il s’agit en effet de l’avenir des jeunes scolarisés eux-mêmes, qui défendent préventivement la possibilité d’accéder à des postes dans la fonction publique. Cette dernière est déjà vécue comme l’objectif à atteindre, l’ambition naturelle des jeunes élites. En ce sens, la fonction publique apparaît comme un gâteau à se partager et la sécurité de l’emploi comme une rente de situation. Jean-François Bayart analyse pour la période suivant les indépendances cette représentation de l’accès à la fonction publique, qui émerge en contexte colonial. Et on pourrait affirmer avec lui que la revendication d’accéder à la fonction publique, en produisant du sens, produit également du rapport social, c’est-à-dire dans ce cas précis, du conflit social24.
23On peut relier l’ensemble des revendications sociales des motions produites par le congrès et en conclure qu’au désir de l’intervention massive de l’administration se couple la perspective d’une extension non moins massive de celle-ci, permettant le placement de tous les scolaires en formation. Les motions sur le placement des diplômés étayent cette analyse, puisqu’elles postulent la nécessité, et même l’obligation « inconditionnelle » d’intégrer les nouveaux diplômés à la fonction publique25. Le sentiment que le diplôme doit donner droit à un emploi public et que ce droit est battu en brèche par l’administration, volontairement et par des mesures discriminantes, c’est-à-dire par racisme, pour favoriser les fonctionnaires européens détachés (qui, il est vrai, se distinguent souvent par leur racisme, exacerbant la volonté de « ne plus être dirigé par des blancs »26), est clairement affirmé. L’importance primordiale du thème de l’intégration des jeunes diplômés à la fonction publique est confirmée par une troisième motion en ce sens, sur la formation professionnelle27. Se dégage ainsi le sentiment ambivalent de cette jeunesse urbaine scolarisée pour l’administration coloniale, composé du désir d’y accéder et d’une forme de révulsion devant ce qui est déjà lors de la tenue du congrès le symbole d’une oppression.
24Quoi qu’il en soit, l’inquiétude de cette seconde génération de scolarisés est clairement perceptible à travers ces motions. Celles-ci s’adressent d’abord à l’administration coloniale, mais également aux élus africains (le congrès ayant invité le haut-commissaire et le maire de Bamako, les responsables du Parti pour la solidarité et le progrès (PSP, Soudan) et du RDA soudanais, ainsi que la plupart des élus du territoire28). C’est vers la première que se tourne le congrès pour réclamer l’automaticité de leur accession à un emploi. Le conflit intergénérationnel entre les élites de première génération (représentées ci par les élus africains) – déjà installées au sein de l’administration coloniale et détentrices de parcelles de pouvoir –, et les élites de seconde génération qui craignent d’être écartées des privilèges liés au fonctionnariat colonial comme de l’accès au pouvoir résiduel octroyé par le colonisateur, est pour l’heure minoré car les Européens en poste sont la principale cible des congressistes.
25La radicalisation politique progressive des mouvements de jeunesse et le vote de la loi-cadre promulguant l’africanisation des cadres vont pourtant bientôt laisser les jeunes scolarisés face à leurs aînés, et ce, à l’aube de la décolonisation. Cette radicalisation est déjà perceptible dans la motion sur « Les rapports des jeunes », qui énonce que
les jeunes d’AOF, considérant le manque de liaison des jeunes des différentes couches sociales de la Fédération ; considérant l’impérieuse nécessité de créer des liens étroits entre les étudiants et leurs frères des villes et des campagnes ; considérant le manque de politique cohérente de la jeunesse d’AOF ; invitent le Comité exécutif du Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF à se mettre en rapport constant avec la FEANF et l’AGED29.
26Les positions politiques de la FEANF étant déjà radicales (elle demande l’indépendance immédiate)30, positions qui seront suivies en 1956 par l’association dakaroise, on peut en conclure que le magistère de cette dernière tend à s’étendre sur les mouvements d’AOF et participe activement à la radicalisation politique d’une partie des mouvements de jeunesse d’AOF.
Différents politiques, concurrence culturelle mimétique
27La politique socioculturelle recommandée par le conseil fédéral est fondée sur une dénonciation des « vices sociaux » et fait état de plusieurs recommandations sur la famille africaine. Les « vices sociaux » – les méfaits de l’alcoolisme, les « films néfastes » et la délinquance juvénile31 – correspondent à des thèmes classiques dans les mouvements de jeunesse, confessionnels ou non, qu’il s’agisse des Éclaireurs de France, des Scouts de France, des différentes composantes de l’action catholique ou des mouvements étudiants. Mais on retrouve des positions identiques, au mot près, dans le discours colonial, comme, par exemple, dans un discours de Cornut-Gentille sur cette question, qui dénonce également les « méfaits de l’alcoolisme », des « films néfastes » et les « ravages » de la délinquance juvénile32 (qui apparaît largement fantasmatique à cette date, si l’on en croit les chiffres présentés dans le rapport des travaux de la conférence de Kampala, consacrée en 1956 à cette question33). Cette conjonction d’un même désir de normalisation sociale traduit le transfert de schémas d’entendement directement importés de la métropole aux élites africaines de première et seconde génération. Quoi qu’il en soit, le discours colonial en la matière n’a quasiment plus besoin d’être affirmé. Il est de fait incorporé par ceux qui apparaissent alors comme les plus avancés sur le plan politique et qui vont devenir, dans le mouvement de radicalisation politique des jeunes élites au cours de la seconde partie des années 1950, les opposant les plus virulents au maintien de la tutelle coloniale, tous en professant l’instauration d’un ordre social répondant aux canons normatifs du colonisateur.
28Ces thèmes témoignent également d’un sens civique et d’une éthique pour lesquels il est probable que les participants musulmans aient milité (trois associations musulmanes sont représentées au congrès). Le rappel à l’ordre de certains étudiants africains en métropole (dont on déplore le comportement répréhensible et nuisant « à l’image de l’Afrique » dans la motion sur « Les rapports des jeunes »), peut accréditer cette hypothèse34. Mais ces énoncés sont aussi des thèmes fédérateurs, sur lesquels la totalité des mouvements peuvent se retrouver. Ils jouent donc un rôle rassembleur et démontrent que les représentants des associations juvéniles souhaitent se présenter en exemples à la totalité de la jeunesse. La conscience d’être une élite et de représenter l’avenir de la fédération, comme le souligne le discours d’inauguration d’Ali Bocar Kane35 s’accompagne ainsi d’assauts de moralisme, et partant de la conscience d’avoir une mission sociale historique à accomplir.
29La motion sur la famille africaine évoque deux points importants, le statut de la femme et le mariage. Sur le premier, les congressistes regrettent la place minorée accordée aux femmes dans les sociétés africaines et « proclament l’égalité de l’homme et de la femme36 ». Ils proposent de lutter contre la domination masculine par la scolarisation des filles, notamment dans les écoles ménagères. Les principaux rôles des femmes sont définis hiérarchiquement :
[Le Conseil] demande que les Africaines reçoivent une éducation intellectuelle et sociale qui leur fera davantage prendre conscience de leurs responsabilités de mères, de maîtresses de maison et de citoyennes ; exigent la multiplication des écoles de filles et des écoles ménagères […]37.
30La critique du statut des femmes dans les sociétés traditionnelles est ainsi suivie de propositions, qui réfèrent toutes au modèle métropolitain, modèle dans lequel la femme est elle-même dominée. Il est donc également possible sur ce sujet de rapprocher le modèle proposé du discours colonial. La « promotion de la femme africaine » est, après la Seconde Guerre mondiale, une constante de ce discours, à travers la valorisation des cours d’art ménager itinérants dispensés par le service social de la fédération comme par les missions. La désapprobation du mariage entre Africain·e·s et Européen·ne·s peut être interprétée comme le signe d’une profonde césure sociale entre le milieu européen installé en Afrique et les nouvelles élites, césure réelle mais qui est ici confirmée, acceptée, encouragée. Cette recommandation apparaît comme un acte politique, l’enregistrement d’un face-à-face, qui rejoint les revendications sur l’arrêt des recrutements d’Européens dans la fonction publique.
31L’ensemble des motions votées au congrès dégagent des lignes de forces politiques et socioculturelles. Sur le plan politique, les motions votées par les congressistes constituent un baromètre des options moyennes, puisqu’elles sont le produit des rapports de force entre une ligne « dure », anticoloniale et nationaliste, et des choix modérés. La rupture symbolisée par l’organisation du congrès avec des organismes bienveillants à l’égard de l’administration coloniale (et réciproquement), ne se matérialise pas sur le plan politique. En effet, si les revendications sont nombreuses, les mises en cause des déficiences de la politique coloniale réelles, on ne trouve pas de condamnation de la colonisation en tant que système, l’indépendance n’étant pas évoquée. Des ouvertures vers une collaboration franche sont d’ailleurs énoncées lors de l’inauguration du congrès ; Ali Bocar Kane souligne :
l’administration a coutume de taxer dans ce pays tout mouvement de jeunes conscients, d’organe extrémiste constitué de jeunes têtes brûlées, anarchistes. Au lieu de s’intéresser plus profondément à la vie des jeunes, la plupart du temps, elle se contente de rapports plus ou moins exacts sur nos activités. Un contact direct doit s’établir entre elle et les représentants des jeunes de façon qu’ensemble, dans un esprit de loyauté et de collaboration, nous puissions œuvrer pour la formation des futures générations […]38.
32Pourtant, au cours du congrès de Bamako, le poids des mouvements étudiants radicalisés et des JRDA se fait déjà nettement sentir, particulièrement dans les questions sociales et la politique de l’enseignement. Dans ces cas de figure, la rupture avec l’administration semble proche, tant les revendications sont péremptoires et étendues. Le congrès fédéral de la jeunesse d’AOF reflète ainsi la maturation, au sein d’une partie des mouvements de jeunesse, d’une évolution politique qui ne s’affirmera pleinement que lors de la période suivante, c’est-à-dire après 1956. Pour l’heure, les aspirations des plus radicaux ont été contenues.
33Face à cette évolution politique, on constate la progression du processus d’hybridation asymétrique des jeunes élites. Au-delà des aspects politiques et revendicatifs des motions, la congruence des perspectives sociales, économiques et culturelles entre les congressistes et le discours colonial est remarquable. Dans cette optique, on peut affirmer que le dissensus est d’ordre politique (égalité de traitement entre Européens et Africains, accession prioritaire de ces derniers à la fonction publique et automatique pour les diplômés, participation des jeunes à la politique coloniale de la jeunesse), alors que le consensus est d’ordre métapolitique. Ce consensus, souterrain parce qu’informulé, implique un modèle de développement économique (industrialisation, modernisation agricole) ; social (État central fort et redistributif : allocations familiales, constitution d’un système de soins en tout point comparable à celui de la métropole et sécurité sociale) et culturel (lutte contre le statut minoré de la femme dans les sociétés rurales et imposition du modèle métropolitain). Il s’agit ainsi de bien distinguer les niveaux, politique et métapolitique, car il apparaît symptomatiquement que le congrès fédéral de la jeunesse, s’il marque l’autonomisation d’une partie de la jeunesse scolarisée vis-à-vis des formes d’encadrement coloniales ou péri-coloniales, souligne dans le même mouvement l’approfondissement de l’hybridation asymétrique des nouvelles élites africaines.
34Cette dimension échappe aux acteurs eux-mêmes, tout comme à l’administration coloniale, qui cherche à jauger et surveiller les tendances politiques qui se dégagent du congrès pour établir une doctrine d’action.
L’analyse des risques politiques par l’administration
35Le Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, étroitement surveillé par les services de sûreté du Gouvernement général, dont les services de surveillance possèdent des indicateurs dans tous les conseils territoriaux, soulignant l’importance de l’enjeu politique qu’ils représentent39, s’est ouvert aux responsables administratifs de la fédération et aux élus du Soudan. Il agit ainsi au grand jour. Plusieurs rapports, en provenance des services de surveillance et de fonctionnaires du Gouvernement général, puis les correspondances entretenues directement par le président du conseil et le haut-commissaire, permettent de comprendre comment le pouvoir colonial tente de gérer l’autonomisation de la jeunesse scolarisée urbaine et comment le conseil se positionne vis-à-vis de ce pouvoir.
36L’analyse des fonctionnaires de la fédération est alors loin d’être catastrophiste et angoissée. Au contraire, elle montre que ceux-ci, et particulièrement Xavier Torré, ont parfaitement saisi le profit éventuel que l’administration peut tirer de la division du conseil en tendances opposées et de la victoire des tenants de la ligne modérée40. Le langage employé par la majorité des participants, teinté d’un vocabulaire nationaliste, est considéré avec une certaine philosophie par un rapport de surveillance anonyme (il s’agit très probablement de Jacques Poinsot, alors administrateur en chef et chargé de mission auprès du haut-commissaire, ou de Barbier, haut fonctionnaire au sein du haut-commissariat), qui le considère beaucoup plus comme l’effet d’une dynamique collective superficielle qu’une réelle et immédiate menace politique41. Le plus important pour l’administration est de décrypter les tendances politiques représentées au sein du conseil, car la mise à jour de la tendance majoritaire va lui permettre d’apprécier les marges de manœuvre dans ses rapports avec le conseil. À cet égard, les principaux responsables du conseil sont chacun caractérisés par leur tendance politique supposée. Le président, Ali Bocar Kane, formé à Ponty, fonctionnaire du Gouvernement général et membre du comité exécutif du BDS de Senghor (et futur haut fonctionnaire de la… police sous le même Senghor) est considéré comme un modéré qui « s’est violemment élevé contre la politisation des mouvements de jeunesse42 », avec lequel les relations sont possibles et souhaitables. Des deux vice-présidents, Michel Bonnsaka (Côte d’Ivoire) et Balla Dembélé (Soudan), seul ce dernier peut apparaître comme un danger potentiel43, Philippe Yacé (Grand conseiller, proche d’Ouezzin Coulibaly, alors député de Côte d’Ivoire), nommé trésorier, constitue un élément modérateur, tout comme Youssouf Diop (Sénégal, président du Conseil de la jeunesse sénégalaise). Les radicaux sont représentés par Alioune Badara Paye, RJDA et chargé des relations extérieures du conseil fédéral, qui apparaît comme un ultranationaliste et Ibrahima Sango, membre de la CGT (Confédération générale du travail) de l’Enseignement et anticolonialiste affirmé, nommé secrétaire administratif. Les modérés tiennent donc le conseil, mais la virulence et l’activisme des radicaux fait craindre que ceux-ci, particulièrement habiles dans les batailles d’appareil, ne puissent déborder les tenants d’une collaboration critique avec l’administration. L’administration a ainsi le choix entre deux attitudes, tenter de contrevenir par des moyens répressifs à l’autonomisation symbolisée par le Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF ou appuyer les modérés, dans l’espoir que ceux-ci puissent en conserver la direction.
37Les responsables de l’administration fédérale et les services de sûreté vont procéder à une analyse pragmatique de la nouvelle situation créée par la fondation du conseil fédéral. Après avoir enregistré la division du conseil en deux tendances, ils observent que celui-ci a posé comme axiome son indépendance à l’égard de l’administration44 mais aussi des organisations nationales ou internationales. Chaque section est cependant laissée libre de s’affilier à une organisation internationale ou au Conseil de la jeunesse de l’Union française45. C’est finalement un premier point positif pour le pouvoir fédéral, qui lutte contre l’extension des activités des mouvements de jeunesse des pays de l’Est (soit le FMJD et l’UIE). Le ralliement de mouvements de jeunesse à ces dernières signe immanquablement leur radicalisation. Second point en faveur de contacts négociés avec le Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, le réalisme des principaux dirigeants du conseil, Ali Bocar Kane et Youssouf Diop. C’est ainsi qu’une note anonyme, faisant état d’une conversation avec ces deux dirigeants, souligne :
ils ne pouvaient pas ignorer certains faits et […] à mon avis les exagérations pouvaient s’expliquer par deux causes : a) ou bien elles auraient été faites volontairement dans le but de ne pas être dépassés par leurs troupes ; b) ou bien ils s’étaient laissés manœuvrer par des éléments extrémistes qui avaient habilement profité de l’occasion. Ils ont reconnu que cette dernière version était la bonne et qu’ils avaient lutté pour “arrondir des angles” (je cite leur expression). Ceci est d’ailleurs confirmé par les renseignements de la sûreté46.
38La difficulté à contenir les participants les plus engagés, comme l’ouverture des dirigeants du conseil fédéral à des contacts avec l’administration indique que les ponts entre cette dernière et le conseil sont loin d’être rompus :
Je reste également persuadé que ce Conseil de la jeunesse est une affaire très valable et qu’une fois neutralisés quelques éléments extrémistes, il peut rendre de grands services47.
39Ainsi, l’attitude de l’administration est-elle, dans un premier temps, pragmatique, malgré le rejet par le Conseil fédéral des centres culturels48, du Conseil de la jeunesse de l’Union française et l’emploi d’un vocabulaire revendicatif déjà fortement teinté de nationalisme.
Encourager les « modérés »
40Il semble alors habile à l’administration coloniale de reconnaître le Conseil en favorisant la ligne modérée, afin de tenter de l’instrumentaliser. C’est cette attitude qui va finalement prévaloir, non sans une première réaction peu amène due à l’amertume de voir la belle construction du Conseil de la jeunesse de l’Union française et des conseils territoriaux mise à mal par le Conseil fédéral, alors que les centres culturels – soit le projet majeur de l’administration, conçus comme des lieux d’échanges et de loisirs que nous étudierons plus avant – sont définitivement considérés par ce dernier comme des excroissances du pouvoir colonial. La réponse d’Yvon Bourges, directeur de cabinet de Cornut-Gentille (avant de devenir gouverneur de la Haute-Volta en 1956 puis haut-commissaire de l’AEF en 1958), à une demande de subvention très importante (6 364 000 FCFA) du conseil fédéral est particulièrement significative à cet égard. Celui-ci commence par mettre en cause la représentativité du Conseil :
Il importe que le Conseil fédéral de la jeunesse ne puisse être discuté dans sa représentativité de l’ensemble de la jeunesse d’AOF, ce qui lui est reproché trop souvent par l’opinion publique. Cette unanimité ne peut être atteinte que si le Conseil Fédéral est constitué par l’adhésion effective de huit Conseils Territoriaux groupant eux-mêmes tous les mouvements de Jeunesse des Territoires sans aucune exclusion ni discrimination49.
41Bourges fait sans doute ici allusion au système de représentation à l’intérieur du Conseil fédéral, qui attribue un siège par association, quelle que soit son importance. Ainsi, les multiples petites associations créées par les JRDA permettent à ces dernières de supplanter des organismes regroupant beaucoup plus d’adhérents, tels les Éclaireurs. Cependant, comme le fait remarquer Ali Bocar Kane50, le Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF est représentatif (beaucoup plus en tout cas que le Conseil de la jeunesse de l’Union française et des conseils territoriaux, laminés) de cette jeunesse urbaine et scolarisée. En effet, début 1956, le Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF regroupe les conseils de la jeunesse du Sénégal, du Soudan et du Niger. Le Conseil de la jeunesse de Guinée, quant à lui, est largement dépassé par l’activisme d’un organisme coordinateur créé en 1955, l’Unité d’action des jeunes de Guinée (UAJG), également membre du Conseil fédéral de la jeunesse, qui regroupe en 1956 la majorité des associations juvéniles guinéennes. L’Unité d’action des jeunes de Guinée est dirigée par un responsable des Éclaireurs de France, également instituteur, Tibou Tounkara (qui deviendra ministre de l’Éducation nationale sous Sékou Touré) et l’association entretient des relations régulières avec l’Union des jeunes de la République française, proche du parti communiste et affiliée à la FMJD. D’abord convaincue qu’une collaboration avec l’administration peut faire advenir des réformes institutionnelles et politiques, l’Unité d’action des jeunes de Guinée se radicalise en 1956-1957, en s’affirmant partisane de l’indépendance.
42Étroitement surveillée, elle enregistre des conflits avec les autorités territoriales, qui culminent avec l’arrestation de l’un de ses responsables en 1956, Bakary Traoré, militant pour l’affiliation directe de l’association à la FMJD. Les activités de l’association sont multiples : sports, jeux, promotion féminine. Elle connaît une rapide extension du nombre d’associations membres, passant de vingt associations à une trentaine en quelques mois, de janvier à avril 1956. Son dynamisme contraste avec la léthargie du Conseil de la jeunesse de Guinée51. Le même processus se produit pour le Conseil de la jeunesse de Côte d’Ivoire, qui se voit supplanté par l’Unité des jeunes de Côte d’Ivoire, organisme coordinateur également créé après une scission d’avec le conseil territorial. Les mouvements de jeunesse en Mauritanie et en Haute-Volta sont encore embryonnaires alors que le Conseil de la jeunesse du Dahomey reste rétif à une adhésion au conseil fédéral.
43La mauvaise foi d’Yvon Bourges est donc assez éclatante, puisqu’il demande au conseil, un an après sa création, de rassembler tous les conseils territoriaux, alors que ceux-ci n’ont pratiquement pas d’activité et ne sont eux-mêmes représentatifs que d’une minorité (essentiellement les mouvements confessionnels) du mouvement associatif juvénile. Il réclame ainsi au Conseil fédéral de réussir en quelques mois là où le Conseil de la jeunesse de l’Union française, soutenu par l’administration, a échoué depuis sa création. Yvon Bourges stigmatise ensuite le fonctionnement des conseils territoriaux, soupçonnés d’être peu démocratiques, faisant sans aucun doute allusion au conseil soudanais, particulièrement virulent et dominé par la JRDA52. « Représentatif » et « démocratique », le conseil fédéral pourrait être aidé par le Gouvernement général53… La mission est bien évidemment impossible, aucun organisme de coordination n’ayant la possibilité d’accueillir la totalité des mouvements de jeunesse de la fédération. L’amertume de Bourges est amplifiée par le rejet des centres culturels par le conseil. Il reconnaît cependant le faible impact des conseils territoriaux affiliés au CJUF sur la « masse des jeunes », c’est-à-dire les ruraux :
C’est pour atteindre ces buts que le Gouvernement général met à la disposition des jeunes des moyens financiers ou matériels, dont il entend sans doute contrôler l’emploi, sans pour autant s’immiscer dans les activités elles-mêmes des jeunes. […] Je dois hélas constater – et vous l’avez justement constaté avec moi – que jusqu’à maintenant, et à quelques rares exceptions près, ces activités se sont bornées à des réunions périodiques qui demeurent sans lendemain sur le plan pratique54.
44Cette mise au point sur les faiblesses du conseil fédéral exposée, les ouvertures de l’administration prouvent que les services du haut-commissariat ont parfaitement saisi l’importance représentée par l’avènement du conseil. Yvon Bourges accède ainsi à plusieurs revendications exprimées par celui-ci, notamment la promesse du transfert de la politique fédérale de la jeunesse des Affaires politiques et sociales au Service de la jeunesse et des sports de la direction générale de l’Éducation nationale. Cette promesse est très significative car elle correspond à une revendication exprimée à la fois par le Conseil de la jeunesse du Sénégal et le Congrès fédéral. Le contrôle conjoint par les Affaires politiques et sociales (qui ont la double mission d’élaborer des programmes et de distribuer des aides destinées à la jeunesse, tout en maintenant une surveillance permanente des mouvements), démontre assez l’enjeu sociopolitique que constitue pour le pouvoir colonial la jeunesse urbaine. La demande du congrès répond donc à l’inquiétude (partagée par les mouvements de jeunesse en métropole) de voir le gouvernement « caporaliser » les mouvements de jeunesse, et c’est dans cette perspective que sont critiqués les conseils territoriaux et les centres culturels.
45Deuxième concession importante du Gouvernement général, l’accession à la revendication de transformer une partie des centres culturels en maisons des jeunes et de la culture (MJC)55 . Enfin, le dossier de demande de subventions est refusé dans sa globalité, mais des aides ponctuelles seront accordées56. Indéniablement, le Gouvernement général a lâché du lest. Et s’il s’est décidé à le faire, c’est qu’il a compris que les efforts d’implantation de structures sous contrôle n’ont pu empêcher le mouvement d’autonomisation du mouvement associatif juvénile en AOF. Sa crainte est maintenant très clairement que la radicalisation politique s’étende à l’ensemble de ces mouvements et il espère que le conseil fédéral, d’ennemi potentiel, devienne allié :
J’espère que vous-même et les membres de votre Conseil m’apporteront leur adhésion au programme constructif et d’union que je propose, gage de la volonté et de la maturité de la jeunesse de l’Afrique Occidentale Française dont je désire comprendre les soucis et les aspirations et dont j’attends beaucoup pour le devenir et le mieux-être de la Fédération57.
46Le Gouvernement général gouverne ainsi au plus près du vent et des turbulences engendrées par l’évolution rapide des élites urbaines, terrain mouvant, incertain et donc potentiellement soumis aux influences modératrices du pouvoir colonial. C’est la conclusion à laquelle parvient Xavier Torré – alors secrétaire général du haut-commissariat :
La jeunesse des centres urbains – car c’était surtout elle qui était représentée à ce congrès – cherche sa voie. Elle voudrait s’organiser mais elle n’a pas encore de but défini et hésite entre les tentations offertes par les partis extrémistes et un nationalisme encore inavoué qui, pour le moment sans base sérieuse, ne trouverait pas d’échos dans la masse. […] L’Administration devra maintenir un contact étroit avec les éléments les plus valables et les laisser jouer leur rôle58.
Neutraliser la radicalisation anticoloniale
47Le dialogue est donc ferme mais courtois : les interlocuteurs ont besoin l’un de l’autre… Ali Bocar Kane prend acte de la promesse d’abroger le décret rattachant les mouvements de jeunesse aux affaires politiques ainsi que la transformation de quelques centres culturels en maison des jeunes de la culture. À défaut de transformer la totalité des centres culturels en maisons des jeunes et de la culture, il demande de modifier radicalement le règlement des centres culturels, de manière que les mouvements de jeunesse en élisent eux-mêmes la direction59.
48Le mouvement d’autonomisation qui prend alors son essor en AOF n’est donc pas encore dirigé contre l’administration. Mais il est incontestable que le processus est en cours et que le Gouvernement général a, avec la création du conseil fédéral, perdu le pari de contrôler cette nouvelle force sociopolitique, les jeunes élites urbaines scolarisées. Pourtant, il ne renonce pas à infléchir ce mouvement. En cherchant le contact et en se montrant initialement bienveillant avec le conseil fédéral, le haut-commissariat espère encore pouvoir contenir cet essor. C’est dans cette perspective que celui-ci va privilégier deux axes dans sa politique vis-à-vis des mouvements de jeunesse, d’une part le déploiement plus intense d’une propagande coloniale en leur direction, d’autre part l’élaboration d’un contrat tacite avec le conseil fédéral : le financement exclusif d’activités sportives et culturelles. Donnant préventivement le change à l’administration coloniale, le président du Conseil fédéral insiste ainsi sur les aspects socioculturels « neutres » des activités proposées par les associations adhérentes à l’organisme coordinateur : « sports, photo-club, cinéma, peinture, reliure, coupe couture, art plastique, activités musicales et théâtrales60. »
49Les associations sportives et culturelles au sein du conseil demeurent pour l’administration un puissant vecteur pour développer les activités socioculturelles. Répondant à la volonté du conseil fédéral de participer à l’évolution culturelle de la fédération et mener « une véritable croisade » contre l’ignorance61, le Gouvernement général contribue à l’envoi de neuf membres du conseil fédéral en métropole, afin qu’ils acquièrent les techniques et les savoirs des méthodes d’éducation populaire, dans la perspective de la transformation des centres culturels sénégalais en maison de jeunes, ce qui sera réalisé pour les centres culturels du Sénégal (Ziguinchor, Thiès et Djourbel), de la Côte d’Ivoire (Abidjan) et de Guinée (Conakry)62. Les associations sportives représentent notamment pour le pouvoir colonial un moyen de focaliser les jeunes sur des pratiques qui les éloignent des préoccupations politiques. Il est évident qu’en finançant les activités de coordination du conseil, le Gouvernement général souhaite avant tout favoriser ce développement. Le sport, mais aussi toutes les activités socioculturelles « neutres » enseignées par les mouvements et associations se réclamant de la pédagogie participative, constitue ainsi un point de convergence entre le conseil et l’administration. Souterrainement, se construisent dans un parallélisme surprenant les instruments communément désirés de la pacification sociale…
50C’est dans la perspective de cette communauté d’intérêt que la propagande en direction des mouvements de jeunesse exploite deux axes essentiels : les efforts entrepris par la métropole en matière d’enseignement, et la valorisation économique de l’AOF63.
51Or, développer cet effort de propagande complétant les initiatives prises dans les centres culturels nécessite la participation des associations. C’est ainsi que les services sociaux du gouvernement envisagent la distribution d’une documentation sur ces deux points, sous forme de fascicules illustrés permettant de préparer des conférences64, ainsi que la circulation d’un bibliobus dont le fonds serait constitué sur le modèle des bibliothèques des centres culturels et enfin le recrutement d’une vingtaine de moniteurs spécialisés installés dans les principales villes d’AOF. Les médias, presse et radios, favorables à la politique du Gouvernement général, doivent être également vigoureusement sollicités pour faire état des réalisations coloniales65. Enfin, 40 millions de francs CFA sont réservés sur le budget 1956 pour permettre la transformation de certains centres culturels en maison des jeunes et de la culture66. Le programme d’action en direction des associations regroupées au sein du conseil fédéral tente ainsi de couvrir les aspects culturels de leurs activités, en espérant pouvoir orienter celles-ci vers une reconnaissance des efforts de la métropole et affirmer également la générosité et la compréhension du Gouvernement général face à l’autonomisation d’une partie des mouvements de jeunesse. Il est ainsi très symptomatique de constater que la propagande coloniale, destinée essentiellement jusqu’alors aux métropolitains, puis aux représentations de la France à l’étranger après la Seconde Guerre mondiale, devient un instrument politique en Afrique même. Les temps changent : les premiers à devoir être convaincus du bien-fondé de la présence française sont les représentants des nouvelles élites, indiquant, s’il en était encore besoin, leur évolution politique très rapide.
52Le second axe de la politique fédérale destinée à la jeunesse est la promotion des activités sportives. Cette orientation est directement liée à l’évolution de la situation du mouvement associatif juvénile, particulièrement à Dakar. Dans son analyse très documentée sur l’évolution du sport en AOF, Bernadette Deville-Danthu67 discute ce point pour expliquer que la dotation avantageuse du Sénégal (et particulièrement de Dakar), en terrains de sport, s’expliquerait par la richesse – comparativement aux autres territoires de l’AOF – du Sénégal. Cette explication est cependant insuffisante : le développement de ces infrastructures à Dakar répond selon nous d’abord à une volonté politique, le Gouvernement général étant libre de distribuer où il le souhaite les subventions destinées aux sports, de même que, dans les budgets redistribués aux territoires par la fédération, les fonds alloués aux sports sont à l’appréciation de Dakar et non des gouverneurs.
53Xavier Torré, l’un des plus proches collaborateurs du haut-commissaire, affirme ainsi en faisant référence à la politisation des mouvements de jeunesse que « géographiquement, le point le plus sensible se situe au Sénégal et à Dakar en particulier68 ». Si l’effort consenti en 1955-1956 pour les sports par le Gouvernement général concerne prioritairement Dakar, ce n’est pas parce que la ville est plus démunie que les autres capitales territoriales (elle est au contraire, comparativement, l’une des mieux dotées), mais bien parce que l’activisme étudiant et l’initiative de la création du Conseil fédéral de la jeunesse sont originaires de la ville sénégalaise. La création du Conseil fédéral de la jeunesse a généré une forte inquiétude et Xavier Torré est convaincu que l’encouragement des activités sportives doit s’accompagner d’un système d’encadrement, assuré par les responsables des mouvements et des éducateurs directement rétribués par la fédération. C’est pourquoi le secrétaire général du Gouvernement général engage une ambitieuse politique de construction d’infrastructures sportives, essentiellement consacrées à la pratique du football. Quinze terrains de sport ont été réalisés durant l’année 1955 et quinze autres doivent être réalisés pour l’année 1956. De plus, est enfin décidée la construction du stade fédéral de Dakar, dont les coûts devront être répartis sur plusieurs années69. L’effort consenti sur le budget général est très important, puisque pour ces seules actions destinées à développer le sport, soixante-dix millions de francs CFA sont dégagés sur l’année 1956. Dans cette politique sportive initiée au plus haut niveau des responsables de la fédération, on peut dégager deux perspectives essentielles. D’une part, la promotion d’infrastructures sportives dignes de ce nom répond à une attente sociale des jeunes urbains qui n’a pas pu échapper aux services du haut-commissariat (ne serait-ce que par le nombre d’associations sportives créées depuis le début des années 195070 et regroupées dans des structures telles le Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF). Le haut-commissariat entend utiliser cette attente sociale comme une médiation politique et un moyen d’encadrement, facilité par l’érection de nouvelles infrastructures.
54D’autre part, cette nouvelle politique sportive favorise l’institutionnalisation des sports (surtout du football), au détriment de la pratique informelle ; et, corrélativement, la réglementation des pratiques. Or, la réglementation des pratiques est conçue comme un atout précieux dans la disciplinarisation des jeunesses urbaines, car susceptible de leur inculquer des valeurs essentielles, telles le respect de l’autorité et la déférence envers les règles. Plus prosaïquement, le sport est perçu comme une activité occupant sainement les jeunes, les détournant des préoccupations politiques. Le sport est également utilisé dans l’objectif de favoriser les contacts entre jeunes scolarisés et non scolarisés. C’est dans cette perspective que le Gouvernement général met à la disposition des villes d’AOF plus de trente moniteurs spécialisés (dont vingt pour la seule ville de Dakar), afin d’aider à la formation à la pratique des sports les jeunesses urbaines d’AOF, tout en pratiquant la mixité sociale et raciale. Cette orientation correspond aux visées d’intégration sociale œcuménique chères à Cornut-Gentille, et dont les centres culturels devaient être le vecteur privilégié. Cependant, le Gouvernement général a parfaitement conscience que ces mesures pragmatiques ne sont que des expédients. Elles peuvent permettre, au mieux, de gagner du temps. Mais l’avènement du conseil fédéral démontre amplement que les jeunes scolaires et une partie des « évolués » sont en train d’échapper au pouvoir de contrôle de l’administration.
L’évolution institutionnelle, une nécessité politique
55Devant ce mouvement, seule une évolution institutionnelle et politique d’envergure pourrait répondre aux attentes. C’est ainsi qu’au plus haut niveau, le souhait de cette évolution qui annonce la loi-cadre est clairement manifesté, Xavier Torré envoyant directement à la Rue Oudinot ses conclusions sur le maintien des contacts avec les responsables associatifs juvéniles modérés, malgré les nombreuses désaffiliations du Conseil de la jeunesse de l’Union française : « Les décisions qu’a prises et que prendra la Métropole pour préciser l’évolution politique et sociale des Territoires facilitent l’action de ces éléments modérés71. » La direction de la Sûreté de l’AOF, informée dans le détail de l’évolution des structures des mouvements de jeunesse et de l’état d’esprit des jeunes urbains scolarisés, en vient également à se prononcer pour une évolution rapide des structures institutionnelles et politiques de l’AOF, et souligne, après avoir analysé les répercussions de la création du Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF :
L’équilibre actuel est essentiellement instable, les efforts faits tendent à le consolider pour le proche futur. Au-delà, ces efforts ne pourront être payants qu’à la condition qu’une ligne d’évolution politique soit clairement définie par la Métropole et que les réformes de structure urgentes soient réalisées. Il devient de plus en plus urgent de faire prendre aux Africains des responsabilités dans la vie du pays, seule cette expérience leur permettra de mesurer les difficultés que, volontairement ou non, ils ignorent72.
56Ces éléments concourent pour affirmer que le problème des jeunes urbains scolarisés tend, au tournant de l’année 1955, à prendre une dimension majeure dans les orientations de la politique coloniale. Les politiques africains apparaissent, de ce point de vue, plus patients et enclins à négocier une évolution lente et contrôlée avec le pouvoir colonial, comme le montrent les rapports politiques de la Sûreté et les témoignages des administrateurs coloniaux qui, à plus de 80 % estiment que les rapports de l’administration avec ceux-ci étaient « des rapports de coopération généralement ou de franche coopération ». Il faut avoir à l’esprit cette configuration politique, sur laquelle nous avons pu recueillir de nombreuses anecdotes, dont la suivante, savoureuse et symptomatique, rapportée par un ancien administrateur :
La date et les modalités de l’indépendance n’apparaissaient pas clairement [en 1958]. Pour ma part, je ne pensais pas qu’elle interviendrait si rapidement. Je n’étais pas le seul à vivre dans cette idée. […] Quand le général de Gaulle, en 1958, a demandé de répondre par « oui » ou par « non » à la question que l’on sait et avec les conséquences que l’on sait, mon ministre, N’Diaye, qui était très « progressiste », voire marxiste (comme pouvait l’être un Sénégalais fils du roi du Sine-Saloun…) m’a dit : « Il nous embête bien », voulant dire « il nous prend complètement à contre-pied ». N’Diaye imaginait tout un processus de révision du titre VIII de la constitution de 1946, qui se serait étalé sur des mois et des années […]73.
57Inversement à cette position très accommodante des élus africains, le mouvement d’autonomisation de la jeunesse scolarisée en AOF entre dans un processus de radicalisation politique de plus en plus net, qui s’inscrit dans le sillage de la politisation des mouvements étudiants en métropole, qui exercent une influence idéologique croissante sur l’ensemble de la jeunesse scolarisée d’AOF.
58Le feu qui couve dans la jeunesse urbaine en AOF et dans les milieux estudiantins en France devient ainsi un sujet de préoccupation auquel la seule réponse adaptée semble être une grande réforme institutionnelle dans les territoires coloniaux de la France en Afrique subsaharienne.
Notes de bas de page
1 Cheik Faty Faye, « Le Conseil de la jeunesse du Sénégal (1950-1960) », art. cité, p. 62.
2 Nicolas Bancel, Jean Devisse « The Black Student Press in France from 1943 to 1960 », dans The Role of African Student Movements in the Political and Social Evolution of Africa from 1900 to 1975, Unesco/L’Harmattan, Paris, 1993, p. 185-210.
3 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », Dakar, 24 août 1955, 7 p., ANS, O.671 (31), 5.
4 Département des Affaires politiques, « Affaires politiques. Synthèses trimestrielles », Dakar, 1953, ANS, 2 G 53/149, 2.
5 Arrêté du 31 janv. 1951 (n° 6/9/AP), à l’initiative du gouverneur Béchard (suivant en cela un arrêté identique pris pour le territoire français du 24 janv. 1951).
6 Note de renseignement, déc. 1954, ANOM, série Affaires politiques, 2654 (177), 4 ; J.-R. de Benoist, « Entre la WAY et la FMJD… », art. cité, p. 148-152.
7 Note de renseignement, févr. 1954, ANS, 2 G 54/177.
8 Département des Affaires politiques, « Rapport politique annuel 1956. Mouvements de jeunesse », Dakar, 1956, p. 4-8, ANS, 2 G 56/122, 1 ; J.-R. de Benoist, « Entre la WAY et la FMJD… », art. cité, p. 151.
9 Youssouf Diop est président, Ali Bocar Kane secrétaire général.
10 Ali Bocar Kane, « Conseil fédéral de la jeunesse », Dakar, 27 mai 1956, 3 p., ANS, O.671 (31), 2 [destinataire : haut-commissaire de l’AOF] ; Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité.
11 Service de la sûreté du territoire du Soudan, « Renseignements. Congrès fédéral des conseils de la jeunesse du Soudan », 25 juill. 1955, 4 p., ANS, O.671 (31), 7 [destinataire : Gouvernement général].
12 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Commission des mandats », Bamako, 25 juill. 1955, 4 p., ANS, O.671 (31), 12.
13 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Commission des mandats », Bamako, 25 juill. 1955, 4 p., ANS, O.671 (31), 12.
14 [Anon.], « Le Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF Statuts », La voix des jeunes, 2, 20 févr. 1956.
15 C’est le cas de Ly Ciré, délégué de l’Association des étudiants musulmans de Dakar et d’Abdoulaye Keita, note de renseignement, déc. 1955, ANS, O.671, 6.
16 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité.
17 L’influence modératrice de Philippe Yacé, grand conseiller RDA de Côte d’Ivoire joue également un rôle non négligeable (ANS, O.671 (31), 5).
18 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité.
19 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur le paysannat », Bamako, 16 juill. 1955, 2 p., Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », op. cit.
20 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur l’organisation de la Santé », Bamako, 16 juill. 1955, 2 p. ANS, O.671 (31), 9.
21 Témoignage de Bernard Dumont, 9 févr. 1998.
22 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur l’organisation de la Santé », Bamako, 16 juill. 1955, 2 p., ANS, O.671 (31), 9.
23 F. Cooper, Décolonisation et travail en Afrique…, op. cit., p. 269-316 et p. 393 ; Georges Fischer, « Syndicats et décolonisation », Présence africaine, 6-7 (34-35), 1960, p. 23-28.
24 J.-F. Bayart, L’État en Afrique, op. cit., p. 61.
25 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur le placement des jeunes diplômés », Bamako, 16 juill. 1955, 3 p., ANS, O.671 (31), 16.
26 Entretiens avec Mahamane Touré, 16 avr. 1998 et Bernard Dumont, 13 mars 1998.
27 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur la formation professionnelle », Bamako, 16 juill. 1955, 3 p., ANS, O.671 (31), 7.
28 Service de la sûreté du territoire du Soudan, « Renseignements. Congrès fédéral des conseils de la jeunesse du Soudan », 25 juill. 1955, 4 p., ANS, O.671 (31), 7 [Destinataire : Gouvernement général].
29 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur les rapports des jeunes », Bamako, 26 juill. 1955, 2 p., ANS, O.671 (1), 10.
30 Tony Chafer, « Students and Nationalism. The Role of Students in the Nationalist Movement in Afrique Occidentale Française (AOF) », 1946-1960, dans Charles Becker, Saliou Mbaye, Ibrahima Thioub (dir.), AOF : réalités et héritages. Sociétés ouest-africaines et ordre colonial, 1895-1960, Direction des Archives du Sénégal, Dakar, 1997, p. 388-407.
31 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur les vices sociaux », Bamako, 26 juill. 1955, 1 p., ANS, O.671 (1), 8.
32 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur les vices sociaux », Bamako, 26 juill. 1955, ANS, O.671 (1), 8.
33 Commission for Technical Cooperation in Africa South of the Sahara. Scientific Council for Africa South of the Sahara, Conference on the Treatment of Offenders (Juvenile Delinquents), Londres, 1956, p. 18-22 et 25-39.
34 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur les rapports des jeunes », Bamako, 26 juill. 1955, ANS, O.671 (31), 10.
35 Ali Bocar Kane, « Discours d’inauguration du Congrès fédéral de la jeunesse d’AOF », 23 juill. 1955, Bamako, 4 p., ANS, O.671 (31), 4.
36 Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, « Motion sur la famille africaine », Bamako, 26 juill. 1955, 1 p., ANS, O.671 (1), 8.
37 Ibid.
38« Congrès fédéral de la jeunesse d’AOF », 23 juill. 1955, Bamako, 4 p., ANS, O.671 (2), 4.
39 Direction des Affaires politiques, « Rapport politique annuel 1956. Mouvements de jeunesse », Dakar, 1956, p. 4-8, ANS, 2 G 56/122, 1.
40 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité.
41 [Anon.], « Note à l’attention de Monsieur le haut-commissaire », Dakar, août 1955, 2 p., ANS, O.671 (31), 13.
42 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité.
43 Bala Dele Dembele (ou Bala Dembele) a été membre de la FEANF, par l’intermédiaire de l’Association des étudiants de Côte d’Ivoire en France.
44 Ali Bocar Kane, Correspondance à l’attention du haut-commissaire de l’AOF, ANS, O.671 (31), 2.
45 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité.
46 [Anon.], « Note à l’attention de Monsieur le haut-commissaire », Dakar, août 1955, 2 p., ANS, O.671 (31), 13.
47 Ibid.
48 Rejet exprimé à l’origine par le Conseil sénégalais, dès 1953.
49 Yvon Bourges, « Subvention au Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF », Dakar, 14 mai 1956, 3 p., ANS, O.671 (31), 1. [Destinataire : Ali Bocar Kane, président du Conseil fédéral de la jeunesse].
50 Ali Bocar Kane, ANS, O.671 (31), 2, art. cité.
51 Odile Goerg, « Les mouvements de jeunesse en Guinée de la colonisation à la constitution de la JRDA », dans H. d’Almeida-Topor, O. Goerg, Le mouvement associatif des jeunes en Afrique noire francophone au xxe siècle op. cit., p. 36 et suiv. ; Département des Affaires politiques, « Rapport politique annuel 1956, Mouvements de jeunesse », Dakar, 1956, p. 4-8, ANS, 2 G 56/122, 1.
52 Yvon Bourges, ANS, O.671 (31), 1, art. cité.
53 Ibid.
54 Ibid.
55 Ali Bocar Kane, ANS, O.671 (31), 2, art. cité.
56 Note de renseignement, oct. 1957, ANS, 17 G 604, 5 ; Lettre des Affaires sociales au Conseil fédéral de la jeunesse d’AOF, déc. 1956, ANS, O.671, 7.
57 Yvon Bourges, ANS, O.671 (31), 1, art. cité.
58 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité. [Destinataire : cabinet du ministre de la France d’outre-mer et haut-commissaire].
59 Ali Bocar Kane, ANS, O.671 (31), 2, art. cité.
60 Ibid. Bourges, dans sa réponse, insiste sur la promotion exclusive de ce type d’activités (sous-entendu à l’exclusion d’activités politiques, ANS, O.671 (31), 1, art. cité.).
61 Note de renseignement, oct. 1957, ANS, 17 G 604, 5.
62 Ibid. ; Jacques Poinsot, lettre à Ali Bocar Kane, 14 déc. 1956, ANS, O.655, 4.
63 [Anon.], « Note à l’attention de Monsieur le haut-commissaire », Dakar, août 1955, 2 p., ANS, O.671 (31), 13.
64 [Anon.], « Note sur les moyens d’information de la jeunesse », ANS, O.671 (31), 18.
65 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité.
66 Ibid.
67B. Deville-Danthu, Le sport en noir et blanc…, op. cit., p. 270 et suiv.
68 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité.
69 Ibid.
70H. d’Almeida-Topor, « Les associations de jeunesse en AOF (1946-1960)… », art. cité, p. 53-68.
71 Xavier Torré, « Congrès fédéral de la jeunesse à Bamako », art. cité. [Destinataires : cabinet du ministre de la France d’outre-mer et haut-commissaire]. Xavier Torré fait allusion au projet Teitgen, que le ministre n’aura pas le temps d’appliquer, mais dont les principaux axes dessinent la trame de ce que sera la loi-cadre (extension à l’ensemble des municipalités du plein exercice, africanisation des cadres, augmentation de la représentation du deuxième collège, etc.).
72 Département des Affaires politiques, « Rapport politique annuel 1956. Mouvements de jeunesse », Dakar, 1956, p. 4-8, ANS, 2 G 56/122, 1.
73 Témoignage de Louis Veaux, 3 juill. 1998.

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