Postface
p. 375-378
Texte intégral
1Il n’est pas si fréquent que des historiens de différentes périodes et des spécialistes de sciences sociales se réunissent pour mettre à l’épreuve les instruments intellectuels qu’ils utilisent chaque jour. C’est ce qui s’est passé lors de la belle rencontre de Bordeaux où, à l’instigation du RUCHE, la catégorie de transition énergétique a été mise en discussion. Le contexte a bien évidemment son rôle : entre COP 21 et campagnes électorales, le thème de la transition énergétique est désormais sorti du cercle des spécialistes pour devenir un sujet de conversation, entre engagement militant, café du commerce et idées reçues. Son statut public changeant, les effets de cette transformation sur le contenu intellectuel de la notion devaient être évalués. Le cahier des charges reçu par les communicants les poussait à éviter les généralités et à mesurer la pertinence de l’instrument à l’aune de cas spécifiques, si divers. L’une des réussites du colloque, et du volume, consiste dans l’équilibre qu’il établit entre époques préindustrielles et monde contemporain.
2Une hypothèse centrale est que chaque processus de développement ou de croissance, chaque épisode de crise ou d’innovation comporte une dimension énergétique, latente ou explicite, dont il appartient à l’historien de mettre en évidence le rôle et l’importance. Il ne serait pas difficile d’illustrer ce point pour chaque contribution à ce volume, qui part, explicitement ou implicitement, du point de vue que, dans tout échange matériel entre les êtres humains et leur environnement (qu’il soit naturel ou social), il entre nécessairement une part petite ou grande d’énergie. Chauffage, production, stockage ou préparation des aliments, transport, éclairage (vêtement et construction auraient aussi pu apparaître) ne se conçoivent pas historiquement sans qu’apparaisse la situation énergétique spécifique à chaque cas, et la place prise par chaque activité productrice ou par chaque acte de consommation dans le système énergétique englobant. Plus généralement, et il ne s’agit pas encore d’une idée reçue, chacune de ces enquêtes montre que la question énergétique émerge d’elle-même des sources mises en œuvre par les chercheurs, sans qu’il soit nécessaire de les solliciter ou de leur faire violence : en particulier, que la question énergétique peut être posée par les acteurs, débattue et, d’une manière ou d’une autre, résolue, sans que la notion scientifique et moderne d’énergie existe ou soit invoquée.
3Il s’agit d’un point essentiel, car il permet de considérer de façon nouvelle ces événements si centraux à la discussion publique sur le changement climatique et la transition énergétique à venir que sont la révolution industrielle et l’avènement des systèmes non renouvelables. La séparation commune, en particulier chez les historiens de l’économie, entre les spécialistes des économies préindustrielles et ceux de l’industrialisation, a en effet abouti à scinder le débat sur les modes de transition en deux discussions différentes et à estomper les continuités qui existent entre une période et l’autre, et les analogies que l’on constate entre les processus en cours dans chacune. En d’autres termes : l’histoire du charbon ne se résume pas à son rôle majeur dans la révolution industrielle britannique, mais commence en Europe dès le Moyen Âge, et l’industrialisation ne met pas fin, même temporairement, au rôle des énergies renouvelables. Cet acquis, qui est à la base des progrès réalisés en matière d’histoire de l’énergie depuis deux décennies, a permis de jalonner un domaine commun de longue durée, où peuvent être mises en œuvre des procédures partagées et où des comparaisons peuvent être menées de façon convaincante, en se posant par exemple les questions de la quantification des consommations et des productions, et des ordres de grandeurs pertinents à cette comparaison.
4Le chantier qui s’ouvre peut passer par une pesée globale, mesurée en kilo- ou gigawatt-heures rapportés à un chiffre de population : c’est ainsi que sont construites les multiples courbes de production globale et de consommation per capita que l’on peut trouver dans la littérature déjà existante. Avec une restriction cependant : à mesure que l’on remonte dans le temps, l’augmentation de l’incertitude sur les deux termes quantifiés (quantités d’énergie et population) vide de toute signification précise des points de mesures qui sont par ailleurs situés aux points bas de courbes exponentielles. Le risque est d’arriver à la conclusion que, comparées aux chiffres des sociétés industrielles, les consommations énergétiques des sociétés préindustrielles sont dérisoires, ou négligeables. Souvenons-nous pourtant qu’un haut-fourneau de la Renaissance, dont la puissance et la production sont effectivement négligeables ou dérisoires par rapport à ceux des aciéries modernes, consomme annuellement 500 à 1 000 hectares de taillis et exige l’affectation exclusive en affouage d’un massif forestier de 10 000 à 20 000 hectares : des chiffres qui n’ont rien de négligeable à nos yeux de contemporains et qui indiquent que le passage du procédé direct au procédé indirect de fabrication du métal, porteur d’un gain gigantesque de productivité, a un impact massif sur les paysages et les écosystèmes. Et il ne s’agit pas d’un cas isolé : les exemples ne manquent plus de sociétés anciennes frappées par des crises écologiques fatales qui furent avant tout des crises énergétiques, c’est-à-dire des transitions énergétiques en contexte renouvelable défavorables ou manquées.
5Une simple estimation des quantités d’énergie produites ou consommées ne permet donc pas de confronter, en les inscrivant sur une même courbe, des systèmes dont les performances en termes d’efficacité ou de sobriété ne sont simplement pas comparables. Cette remarque ne doit pas être lue comme un constat désenchanté face à une entreprise vouée à l’échec, mais comme un appel à un approfondissement de l’enquête et à une poursuite de la recherche d’instruments de mesure valables dans le long terme. En effet, les enquêtes présentées dans ce volume ne donnent pas seulement accès à des données, quantifiées ou potentiellement quantifiables sur les productions et consommations de biens énergétiques, mais ouvrent aussi sur les éléments essentiels à la compréhension de ces données : les systèmes de contraintes dans lesquels s’inscrivent les dispositifs de récupération de l’énergie, et les matériaux ou conditions critiques au fonctionnement de ces dispositifs. Nous sommes devenus familiers des discussions sur les pics de ressources qui, dans nos sociétés, dépendent de la rareté ou de l’abondance de celles-ci. Dans les sociétés anciennes, les ressources critiques ne sont pas forcément rares : leurs intermittences, la multiplicité de leurs applications et leur statut social, politique ou religieux peuvent jouer un rôle déterminant. Dans cette perspective, la culture matérielle (l’alimentation, le vêtement, et l’occupation du sol) devient déterminante et il revient à l’historien de l’environnement ou de l’économie de recourir aux instruments de l’anthropologie ou de la sociologie pour comprendre les situations dans lesquelles se déploient les dispositifs qu’il observe.
6Pour autant, la multiplication des études de cas finement contextualisées ne peut seule faire comparaison (c’est l’un des dilemmes classiques de la microhistoire) et la demande d’instruments de longue durée ne perd rien de son urgence. Une proposition permettant d’avancer dans ce sens serait de substituer à la mesure, forcément approximative, des consommations individuelles l’élaboration d’indices d’accès aux ressources énergétiques. Le problème de la mesure ne se pose pas seulement pour les périodes anciennes : on sait qu’une part du problème contemporain des précarités énergétiques vient de la difficulté à prendre en compte l’inefficacité des dispositifs utilisés par les populations en situation de précarité, ou à mesurer les ressources énergétiques infimes, négligeables ou dérobées qui permettent de faire face aux situations d’urgence. Par exemple, l’utilisation de la puissance calorique du bétail installé au domicile des agriculteurs ne figure dans aucune statistique sur l’impact énergétique des animaux dans les systèmes agraires. Installer l’étable sous le même toit que l’habitation des cultivateurs fut pourtant, jusqu’au milieu du xxe siècle, une disposition fréquente dans l’habitat paysan européen. Il paraît illusoire de proposer une estimation en watts de cette source d’énergie ; mais pourquoi ne pas admettre que la possession, ou non, d’un cheptel, peut être un critère d’accès à un moyen de chauffage rudimentaire et peu hygiénique mais salvateur en cas de grand froid (et noter la différence sur ce plan des populations urbaines et rurales) ? Dans cette perspective, une évaluation des ressources énergétiques des territoires (communes après 1789, paroisses auparavant) permettrait de s’affranchir de l’incertitude portant sur la démographie et de construire des séries rendant possible l’observation des évolutions de très longue durée, à commencer par celles liées à l’industrialisation et à la diffusion des systèmes non renouvelables.
7L’un des résultats attendus d’une rencontre comme celle de Bordeaux est précisément d’ouvrir de façon nouvelle le débat sur la révolution industrielle et les énergies non renouvelables. Pour ceux qui participent au débat actuel sur le changement climatique, la notion de la transition énergétique désigne un double processus, négatif dans un premier temps, positif dans le second. La première transition, advenue au cours du xixe siècle, a abouti en généralisant l’emploi de combustibles fossiles, à diffuser de manière peut-être irréversible dans l’atmosphère des quantités croissantes de gaz à effet de serre dont nous constatons les effets sur le climat. La deuxième ne fait que commencer et vise à substituer aux combustibles fossiles des sources d’énergie renouvelable. Pour l’essentiel, et notre volume n’échappe pas à la règle, les cas de transitions énergétiques observées localement, aussi bien que les constatations faites à ce sujet par les contemporains (en particulier depuis Jevons), se placent dans le cadre, contraignant à de nombreux égards, d’un processus mondial.
8Dans cette perspective, il convient de s’interroger sur le principe téléologique implicite qui, pour l’époque contemporaine, inscrit toute évolution énergétique locale dans un processus général de convergence appelé industrialisation. D’une certaine manière, même les exemples de transitions renouvelables n’échappent pas à cette logique et se situent dans la continuité du processus initial. De ce point de vue, l’étude des transitions préindustrielles présente un double intérêt. Dans l’optique d’une transition à venir vers un système à énergie renouvelable, les épisodes passés témoignent et instruisent sur les spécificités des systèmes renouvelables et en particulier sur leur capacité à l’innovation. Il s’agit d’un point important, car les systèmes technologiques préindustriels sont souvent décrits comme « bloqués », c’est-à-dire non susceptibles de s’adapter autrement que par conversion radicale à un autre système. L’histoire technique des deux derniers millénaires, en Europe comme hors de l’Europe, offre des cas nombreux qui témoignent de la capacité des systèmes techniques renouvelables à s’adapter par l’innovation à des processus de croissance démographique soutenue : l’histoire des gains d’efficacité et des dynamiques de sobriété qui sont à la base de ces innovations, mais aussi des phénomènes d’effet rebond qui en découlèrent parfois, reste à écrire. Elle devrait permettre d’envisager de façon non finaliste l’étude de la transition vers les combustibles non renouvelables, qui prit à travers l’Europe des formes plus diverses et moins obligatoirement « fatales » qu’on ne le dit souvent. Les contributions publiées dans ce volume et les discussions qui les suivirent lors du colloque de Bordeaux sont un premier gage de la mise en œuvre de ce programme.
Auteur
Mathieu Arnoux est professeur à l’université Paris-Diderot et directeur d’études à l’EHESS. Il est aussi directeur du Laboratoire interdisciplinaire des énergies de demain (LIED, UMR 8236). Il a notamment publié Le temps des laboureurs. Croissance, travail et ordre social en Europe (xie-xive siècles) (Albin Michel, 2012, prix Augustin-Thierry de l’Académie française).

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