Le charbon et la bouteille, une énergie fossile au service de la vitalité de la verrerie noire (France, xviiie siècle)
p. 149-164
Texte intégral
1Tout au long du xviiie siècle, l’essor du commerce des vins français par-delà nos frontières, vers les îles en général, doit beaucoup au développement de la production des bouteilles en verre de couleur foncée dite noire. Or, ce produit bas de gamme – par simple opposition aux verres à boire « façon de Venise » et aux glaces de la manufacture de Saint-Gobain – est paradoxalement devenu un objet au service du luxe, devenant une fabrication extrêmement rémunératrice. Car à l’inverse, la production des bouteilles en verre noir doit beaucoup à la croissance des exportations des vins français. Cette « dette » tient dans l’utilisation d’une source d’énergie capable de remplacer l’antique bois, en l’occurrence ici le charbon de terre, à condition qu’il ne s’agisse que de verre à bouteilles. Certes, au cours du siècle des Lumières, le pouvoir royal encourage la prospection, l’exploitation puis la consommation de la houille sur le territoire national. Toutefois, en matière de verrerie noire, plutôt qu’une transition énergétique comme beaucoup le conçoivent au regard d’autres secteurs industriels, il s’agit d’abord d’une adaptation parallèle de la production des contenants en verre, sur les côtes de la Manche et de l’océan Atlantique principalement, là où se joue la ruée vers cet « or noir » qu’est la bouteille « mariée » au charbon.
La bouteille en verre et le charbon, un heureux mariage
2La croissance des exportations des vins français au xviiie siècle est redevable du développement de la fabrication d’un outil très utile à leur transport, la bouteille en verre, verre chauffé à la houille.
La bouteille, un objet bas de gamme à l’origine peu recherché
3Bien que nous le lisions encore aujourd’hui outre-Manche, dans les années 1700, la France n’est pas « lourdement dépendante » de l’importation de ses bouteilles1. D’une part, c’est oublier que les contenants importés sont fortement taxés au poids ; ce qui n’incite pas les étrangers à conquérir le marché français2. D’autre part, les verreries françaises en façonnent déjà, quoique dans une faible mesure ; ce qui passe inaperçu faute d’avoir accès aujourd’hui aux archives de chacune. En outre, il est nécessaire d’admettre que leurs maîtres ont, de tout temps, fait montre d’une très grande souplesse d’adaptation au moindre segment commercial. Seule la manufacture de Saint-Gobain est vraiment spécialisée. Plusieurs établissements verriers répondent donc rapidement à l’augmentation de la demande en bouteilles vides des marchés intérieurs, ou s’y adonnent au fil du temps voire se créent. Or, la présence de multiples barrières fiscales internes propres à la France d’Ancien Régime entrave la circulation des contenants tandis que la demande devient exponentielle, sans pour autant que cet état de fait génère de vraies crises d’approvisionnement.
4Qu’est-ce qu’une bouteille en verre ? Celle-ci débute sa carrière comme simple objet de service connu sous le nom de carafon, lequel sert à amener à table le vin tiré de la barrique. Puis on comprend très vite que le carafon permet, bien bouché, de conserver à plus ou moins long terme le breuvage dans de bonnes conditions et même de l’y faire bonifier. Au début du xviiie siècle, le carafon devient bouteille – quand les deux termes ne s’emploient pas indifféremment – et même bouteille « forte » ou encore « en gros verre », c’est-à-dire d’un verre à l’épaisseur plus ou moins prononcée, d’un coloris vert foncé noirâtre la plupart du temps et au modelage assez grossier, solide. Cela rompt avec la fabrication des verres fins dans laquelle sont compris flacons et carafes, et qui sont souvent « blancs », en l’occurrence transparents et quasi incolores à l’œil nu.
5L’usage de la bouteille, quant à lui, semble correspondre à une mode venue d’Angleterre. Toutefois, si les Anglais ont en ce domaine une certaine avance, les Liégeois aussi : dès 1655, leur prince évêque en commande en quantité aux verreries Bonhomme sises en sa ville épiscopale3. Cela fait trente ans que le commerce des eaux minérales embouteillées bat son plein de ce côté-là. La bouteille n’est que peu présente dans le Bordelais à l’extrême fin du xviie siècle, par exemple, non pas parce que la France est déficitaire dans ce genre de fabrication, mais simplement parce que son usage ne s’est pas encore suffisamment répandu.
La bouteille, un produit basique peu coûteux à produire
6Fabriquer des bouteilles ne relève guère de quelque secret. La « recette » du verre noir est simplissime : du sable, comme base siliceuse, de la soude ou de la potasse, fondant employé pour abaisser la température de fusion de la silice, et de la chaux en guise de stabilisant du matériau vitrifiable. Pour ce produit bas de gamme, le sable peut contenir cet oxyde de fer si répandu, lequel donne une coloration au verre allant du vert foncé, le plus souvent, au jaune-ambre, plus rarement. Au passage, la présence de cet oxyde métallique contrarie la pénétation du rayonnement ultraviolet dans le contenant tout en conservant une certaine visibilité du contenu. Souvent, on ajoute du verre cassé – recyclé – pour activer la fonte.
7La composition du verre noir à bouteilles est à ce point basique que la plus vieille recette que nous ayons jamais retrouvée et expérimentée consiste à mélanger un volume de sable avec deux volumes de cendres de bois tamisées4. Ces dernières contiennent surtout du carbonate de potasse et nombre d’autres éléments chimiques. Il suffit ensuite de porter la composition vitrifiable à une température de 1 100-1 200° C dans un creuset en terres réfractaires pour provoquer la fusion en l’espace de douze à vingt-quatre heures. Encore au xviiie siècle, on procède en deux étapes pour accélérer les choses. Dans un premier temps, on dessèche le mélange et ensuite on effectue sa « pré-fusion » afin d’obtenir de la « fritte ». Dans un second temps, on porte à son point de fusion cette dernière pendant un long moment afin de l’affiner en un matériau propre à être enfin travaillé.
8Y compris dans son mode de formage, le contenant est un objet basique. Le verrier donne corps au matériau vitrifiable qu’il a prélevé dans le four de fusion en modelant, par insufflation dans la canne (long tube métallique) de cueillage, le fût de sa future bouteille dans un moule dit de fond. De là, toujours par la canne et au juger à chaud, il étire le surplus de matière et conçoit l’épaule puis le col du contenant. Il ajoute enfin au sommet de ce dernier un filet de verre chaud (dit cordeline ou bague) qui a pour fonction première, à l’origine, d’empêcher toute rupture thermique et/ou mécanique du matériau lorsque le verrier va détacher sa pièce de la canne de soufflage. À l’endroit de la séparation, la lèvre de la bouteille ainsi créée demeure le plus souvent brute, c’est-à-dire légèrement coupante. On la doucit parfois au feu, la chaleur arrondissant les angles de cassure. Plus rarement, on conforme le sommet du col au moyen d’un outil spécifique5. Le travail est minimal, sans surcoût et sans « stress ». À Anor (Nord), en 1789, un souffleur, aidé d’un servant, façonne 23 bouteilles à l’heure. À Sermet (Aveyron), en 1744, la cadence de fabrication en fioles de toutes tailles peut être estimée au double6.
La bouteille, un objet au commerce enfin prometteur à l’aube du xviiie siècle
9C’est au cours des quinze premières années du xviiie siècle que la bouteille prend « sa » place sur le marché verrier français. Face à l’essor de la demande intérieure, les fabricants nationaux réagissent. D’un côté, à Anor, établissement hennuyer spécialisé dès l’origine dans la production du verre à vitres, un premier « cent de bouteilles » est vendu à l’abbaye de Maroilles (Nord) au printemps 16987. Et très vite, les entrepreneurs Hennezel d’Ormois saisissent l’opportunité commerciale, tout en conservant leur production initiale au fil du siècle des Lumières. De l’autre, à la verrerie de Pindères (Lot-et-Garonne), non loin de Nérac, il y a « trois places en verres et une place en bouteilles » en 1718, c’est-à-dire qu’un quart de la fabrication est désormais consacré à celle des contenants ; ce qui devait être impensable quelques années plus tôt8.
10Cela ne signifie pas pour autant une soudaine explosion de l’offre. Celle-ci ira crescendo, quoique piano, à mesure que le siècle avancera. Car, bien que la consommation des vins – et des eaux-de-vie – se généralise au cours de notre période d’étude, leur commercialisation s’effectue surtout en tonneaux. Les Anglais achètent en barriques dans le Bordelais. En Champagne, la moyenne annuelle des ventes de vin de Claude Moët s’effectue pour 90 % en tonneaux et 10 % en bouteilles de 1743 à 17569. En revanche, à Saint-Pierre de la Martinique, bouteilles et dames-jeannes (grosses bonbonnes) reçoivent le rhum10… Et lorsque fin 1720 débute le soufflage du verre noir chez Desandrouin à Hardinghen (Pas-de-Calais), les marchands étrangers ont pris l’habitude non loin, dans les ports de Calais et de Boulogne-sur-Mer (Pas-de-Calais), de faire transvaser dans des contenants en verre le vin acheté en barriques dans le Bordelais ; d’où la croissance fulgurante de la manufacture hardinghinoise. Les nations étrangères seraient-elles dépendantes des bouteilles françaises ? Non. Les Anglais économisent là de façon substantielle puisque tout tonneau de vin acheté à Bordeaux (Gironde) subit une lourde taxation à son entrée en Angleterre, multipliant par treize le prix à l’embarquement en France de la barrique11. C’est seulement en 1730 qu’un bill rendu par le Parlement anglais interdit l’introduction des vins français en bouteilles12.
11Les contenants s’emploient là où leurs utilisateurs y ont intérêt, quel qu’il soit. Ceux « importés » par le port de Bordeaux en 1714-1715 proviennent à 60 % de Rouen et à 39 % de Dieppe (Seine-Maritime)13. Et ces deux ports drainent la fabrication normande des verreries au bois de leur arrière-pays. En 1718, à Pindères toujours, on chauffe aussi au bois, bois qui, là, commence à faire défaut14. Car la flamme d’un four verrier brûle jour et nuit pour ne s’arrêter qu’en fin de campagne de fabrication et, à Anor, elle engouffre 20 kilos de bois bien sec pour obtenir 1 kilo de verre noir utile. Face à l’accroissement de la demande en bouteilles dans les années à venir, impossible de continuer de la sorte sans une forêt à portée.
La bouteille au charbon de terre, un mariage fait de ruptures
12À l’image de ce qui s’est produit en Angleterre, comme en pays de Liège, le charbon de terre s’impose comme la nouvelle énergie. D’autant qu’en passant du bois à la houille, il n’y a pas de changement radical dans le procédé de fabrication des bouteilles ni dans celui de chauffage des fours, quoique dans ce dernier cas, cela demande une adaptation, à en croire le maître-verrier auvergnat Jean Colomb du Teil15. Et le coût est bien moindre. Le maître de la verrerie de Nantes signale d’ailleurs à ce propos en 1758 qu’en monnaie de compte, « 14 liv. de charbon font autant d’effet que 25 liv. tournois de bois16. » La différence est frappante et peut d’ailleurs s’accroître pour atteindre le low cost lorsque la verrerie est implantée au pied du puits de mine, à Hardinghen, par exemple. Paradoxalement, le rendement calorique est faible, car le four à grille ordinaire de l’époque ne permet de retirer du charbon que 25 % d’énergie utile, le reste se perdant par excès d’air, formation d’escarbilles, combustion incomplète, tirage naturel, rayonnement de la grille, rayonnement des parois du four, etc.17.
13Si ce problème de la source d’énergie demeure crucial, il en est un autre : l’utilisation du charbon de terre ne permet plus de réutiliser les cendres végétales du foyer, riches en potasse, dans la composition vitrifiable. S’engage alors la course au fondant bon marché. À Dunkerque (Nord), Morel s’entend en 1734 avec les salpêtriers de la région de Saint-Omer (Pas-de-Calais) pour ses fournitures potassiques18. Dans les années 1760, les maîtres de verrerie bretons doivent partager le varech ou goémon, plante marine côtière dont la combustion restitue un salin moyennement riche en soude, avec les paysans, qui s’en servent pour amender leurs terres19. À Bordeaux, en 1750, la veuve Mitchell importe d’outre-Manche du salicor, autre plante, terrestre cette fois-ci, qui croît en bordure de mer et dont les cendres contiennent un peu plus de carbonate de soude20. Celui-ci coûte plus cher puisque ici importé.
14Enfin, l’emploi du charbon de terre aurait pu présenter un inconvénient supplémentaire, celui de gâter le verre. En effet, tout éclat de houille qui tombe dans le bain de verre en fusion sis dans un creuset provoque l’apparition d’une tache jaunâtre à sa surface. Et il peut y en avoir couramment puisque dans le four, le foyer de combustion n’est guère éloigné des banquettes en maçonnerie sur lesquelles reposent les pots de fusion ouverts comme on en use à l’époque. Or, ce qui est inenvisageable en verrerie blanche, qu’elle soit de table, à vitres ou à glaces, le devient en bouteillerie. Le coloris jaune se noie allègrement dans le bain vert foncé. L’emploi du charbon de terre est donc facilité.
La bouteille au charbon de terre, une fabrication sous contraintes humaines ?
15En verrerie noire, la recette est basique, le combustible houiller moins coûteux et son emploi peu contraignant au final. Il n’y a plus qu’à réaliser des bénéfices car la demande est là. À ceci près, détail mineur, que la verrerie implantée en grande ville n’est guère appréciée de ses voisins. À Nantes, en 1746 comme en 1791, cette proximité est source, aux dires de ces derniers, de problèmes de santé, d’une perte de valeur mobilière et d’une dépréciation de l’immobilier. Pourtant, à la verrerie de Carmaux (Tarn) où le four est chauffé à la houille, exhalant sa chaleur, ses fumées et ses cendres, les moineaux nichent dans la charpente de la halle qui l’abrite. « Leurs plumes en deviennent noires, & même la peau qui en est recouverte, ce qui a fait donner à ces moineaux enfumés, le nom de moineaux verriers21. » Si le charbon était dangereux pour la santé humaine, ces volatiles auraient dû en ressentir les effets fatals, se dit-on.
16Quant aux verriers officiant au pied du four, ils supportent surtout la chaleur qui se dégage à la gueule de l’ouvreau de cueillage. Le tirage est violent et les fumées les touchent moins, car celles-ci, surchargées de la chaleur perdue, sont amenées par conduites à l’écart du plan de travail, soit dans les chambres de fritte, soit dans les arches de recuit où l’objet en verre fraîchement façonné se refroidit lentement dans une chaleur dégressive pour éviter toute rupture thermique. Une petite cheminée sise à la sortie de chacune des unes ou des autres laisse s’échapper enfin les fumées vers le sommet du toit de la halle où un système de double faîtage permet leur évacuation finale. S’ils étaient trop gênés, les souffleurs ne pourraient « cueiller » leur verre.
17Dernière contrainte humaine, essentielle celle-là : le recours à un bon technicien qui connaisse à la fois le matériau fondu au charbon de terre, son travail particulier et la maîtrise de l’humeur des hommes. Or, cette connaissance ne s’acquiert que « sur le tas », de longues années durant. Deux exemples s’offrent à nous. Le premier est celui de Balthazar Fonberg, natif de Schlitz en Haute-Hesse (Franconie, Allemagne), lequel souffle des bouteilles à Fresnes-sur-Escaut (Nord) en 1717, à Hardinghen en 1723 puis de nouveau à Fresnes-sur-Escaut avant que de finir maître de sa propre verrerie noire à Bourg-sur-Gironde (Gironde) en 172622. Le second est celui du « Liégeois » François Joseph de Wansoul, qui œuvre en fait à Hardinghen au moins depuis 1723 avant de s’associer à Leclerc pour fonder la verrerie en bouteilles de Nantes en 1728. Les deux ont acquis l’expérience du verre noir à la houille chez les Desandrouin. Cela vaut tous les brevets professionnels. À Bordeaux, lorsque Pierre Mitchell, jacobite originaire de Dublin (Irlande), sollicite en 1723 l’autorisation d’établir une verrerie en bouteilles au charbon de terre, il bénéficie immanquablement de l’aide cruciale d’un technicien du verre dont le nom nous demeure encore inconnu23. On n’improvise pas !
18Sans charbon de terre, il aurait été impossible de répondre à la demande croissante en bouteilles, artefact bas de gamme, en France. Mobiliser cette énergie constituera un défi d’adaptation parallèle, car la verrerie noire au bois est en pleine croissance elle aussi.
Tabl. 1. La multiplication des verreries en bouteilles au charbon de terre en France, 1716-1774 (tableau non exhaustif).
Façade maritime ouest Manche et océan Atlantique |
Année de création | Localisation intérieure en arrière-pays |
Année de création |
---|---|---|---|
Fresnes-sur-Escaut proche de Valenciennes |
1716 | ||
Hardinghen proche de Calais et de Boulogne-sur-Mer |
1720 | ||
Bordeaux | 1723 | ||
Bourg-sur-Gironde proche de Bordeaux |
1726 | ||
Sèvres à Sèvres | dessert | Paris et Versailles | 1728 |
Nantes | 1728 | ||
Dunkerque | 1732 | ||
Lille produit à destination de ladite ville et des grandes villes environnantes | 1732 | ||
Libourne proche de Bordeaux |
1748 | ||
Givors en arrière-pays de Lyon |
1749 | ||
Carmaux dessert Toulouse et Bordeaux |
1752 | ||
La Tremblade proche de La Rochelle |
1752 | ||
Ingrandes proche de Nantes |
1754 | ||
Sèvres au Bas-Meudon transfert depuis Sèvres |
dessert { | Paris et Versailles en priorité Rouen et Le Havre |
1755 |
Kernevel-Ploemeur proche de Lorient |
1755 | ||
La Font-La Rochelle | 1763 | ||
Pierre-Bénite proche de Lyon |
1768 | ||
Lyon-Serein | 1774 |
Les verreries noires au charbon, une adaptation parallèle rendue nécessaire
19La plus forte demande en contenants s’exerce en France sur la côte ouest, là où tous ces grands ports de commerce maritime entretiennent le lien avec les îles. Et la houille y est venue au secours de la bouteillerie. Pourtant, s’agit-il vraiment d’une transition énergétique ?
La verrerie en bouteilles au charbon, des techniques redevables de l’étranger ?
20Selon Patrick Clarke de Dromantin, par l’installation de sa verrerie en bouteilles à la houille à Bordeaux, Pierre Mitchell introduit « en Guyenne des méthodes industrielles britanniques à peu près encore inconnues dans le royaume de France ». Cet auteur y voit un « double transfert de technologie » en s’appuyant sur l’antériorité de l’utilisation du charbon de terre outre-Manche et sur la novation en matière de conception même d’une halle aux fours d’après les planches de l’Encyclopédie24. Toutefois, en 1772, aucune précision n’est donnée sur le lieu d’où est tiré le modèle encyclopédique de la « verrerie angloise » et rien n’indique même qu’il existe25. En réalité, les maîtres de verreries noires de France conservent un modèle de bâti plus sobre. De plan au sol carrée ou rectangulaire, la halle aux fours, si elle constitue un élément essentiel, ne coûte pas cher à édifier : charpente, murs et couverture en matériaux légers. En cas d’incendie, la perte est faible et la reconstruction facile. À notre connaissance, l’adaptation par Pierre Mitchell d’un modèle d’environnement de travail « à l’anglaise » se confine à son établissement bordelais, et encore l’exemple connu n’est-il élevé qu’à la suite de la réinstallation définitive de l’Irlandais dans la capitale de Guyenne, au Pradets, un peu avant sa mort survenue en 1740.
21Tandis que le modèle encyclopédique est de type intégré (bâtiment des ateliers annexes élevé dans le prolongement de la halle aux fours, tout en en étant attenant), chez Mitchell, il y a adaptation26. Le « four de cuisson [se situe à l’écart dans un] pavillon carré, [toutefois] bâti à l’anglaise, pour que les ouvriers y aient assez d’air [car] le toit est porté en élévation directe, et dans le milieu est l’ouverture pour servir de cheminée27 ». La toiture couvre donc l’espace d’un seul tenant sous la forme évidente d’une cheminée dans sa conception architecturale élancée en cône, ce pour accélérer la ventilation intérieure28. Exit le toit à double faîtage. Ce n’est que lorsque la fabrication des bouteilles en verre noir devient fort rémunératrice qu’apparaissent des maçonneries complètes en pierre, comme à Sèvres au Bas-Meudon en 1755-1756. Mais rien de comparable avec les voûtes en pierre de quinze mètres de diamètre reposant sur des murs de trois mètres d’épaisseur en l’établissement Desandrouin d’Hardinghen transféré à Réty (Pas-de-Calais), cas restusien unique dont les travaux s’échelonnent de 1775 à 1782. Ici, une telle dépense nécessite de s’attendre obligatoirement à un très beau retour sur investissement.
22Le four verrier, lui, ne présente rien de bien spécifique. Du point de vue de sa chauffe au charbon de terre, la France n’est pas davantage redevable de l’étranger. La houille est seulement un autre combustible pour l’utilisation de laquelle des essais grandeur nature demandent à être menés. C’est ainsi que procèdent Colomb du Teil en Auvergne ou encore Delaunay-Deslandes à Saint-Gobain. Les Anglais et les Liégeois ont certes pris de l’avance sur les Français, mais rien d’insurmontable. Fort de leurs réserves en combustible bois, ces derniers ne s’intéressent au charbon de terre que parce que la bouteille au bois va devenir une production trop éloignée de plusieurs grands centres de consommation. Ne nous méprenons pas : les exemples d’installation de Wansoul, à Nantes, et de Fonberg, à Bourg-sur-Gironde, ne constituent pas davantage un transfert de technologie depuis l’actuelle Belgique voire de l’Allemagne. Wansoul et Fonberg se sont formés chez les Desandrouin, lesquels ont eux-mêmes bénéficié de tout un environnement favorable dans le pays de Charleroi (Belgique), région un temps espagnole, française puis autrichienne. Et si Fonberg se propose de construire un four « à l’allemande » en 1726, il ne s’agit que d’une alternative de foyer ici à deux grilles de combustion sises chacune à ses extrémités, foyer où l’on brûle du charbon ou du bois29.
23Enfin, pour clore la question, lorsque Pierre Mitchell sollicite son autorisation en 1723, il avance en effet « qu’il a un secret particulier pour la fabrique d’un verre propre pour les bouteilles [tout en usant] aucun bois30 ». Or, en ce qui concerne la composition vitrifiable, nous l’avons vu, il n’y a rien de bien compliqué. Quant au charbon de terre, l’épopée des Desandrouin commence dès la fin du xviie siècle à Charleroi pour s’étendre ensuite à Fresnes-sur-Escaut en 1716 et gagner enfin Hardinghen en 1720. Et bien avant l’Irlandais, ils fournissent Bordeaux. Les verriers français savent donc façonner des bouteilles, y compris à la houille, et il y a peu de chance que la Guyenne voire la France aient été strictement redevables de la connaissance anglaise voire étrangère. Et puis c’est oublier un peu vite la vitalité de la verrerie au bois !
La verrerie à bouteilles au bois, une industrie loin d’être condamnée
24L’emploi du bois présente bien des avantages en matière de fabrication des contenants et le dernier, et non des moindres, est celui de produire une forte chaleur dans une combustion quasi complète, avec une faible émission de fumées si le feu est bien mené. Aussi a-t-on tort de croire que l’introduction du chauffage à la houille constitue l’arrêt de mort de l’antique modèle de verrerie. En France, là où il est difficile de rentabiliser l’exploitation des taillis, émerge un four à verre, noir souvent : à Folembray (Aisne) – pourtant proche de Saint-Gobain – en 1700, à Ozoir-la-Ferrière (Seine-et-Marne) en 1712, à la Margeride (commune de Védrines-Saint-Loup, Cantal) en 1769, à Maulnes (commune de Cruzy-le-Châtel, Yonne) en 1775, en forêt de Crécy (Somme) en 1781, à Quiquengrogne (commune de Wimy, Aisne), verrerie créée en 1466 et en passe de recouvrer une activité grâce à la bouteille en 1788.
25Or, la compétitivité des verreries noires au bois se trouve entravée par le manque d’infrastructures routières correctes. S’il est difficile de faire transporter les bois, c’est tout autant valable pour les contenants, quoique les tonnages et volumes soient bien moindres. Les routes françaises sont très mauvaises. À la verrerie de la Margeride, laquelle est exemptée de tous droits d’entrée et de sortie dans l’étendue des cinq grosses fermes par arrêt du 28 novembre 1769, on fabrique un large éventail de pièces. Ses bouteilles au bois se vendraient facilement à Nantes. En effet, marchandise solide et pondéreuse, il est possible de l’expédier par bateaux à fond plat par la rivière d’Allier puis le fleuve Loire. Toutefois, il faut d’abord la faire transiter par charroi du plateau de la Margeride jusqu’au port de Brioude (Haute-Loire) et ce n’est guère une mince affaire. Les intéressés dans cette manufacture iront jusqu’à avancer les fonds nécessaires pour créer des chemins de qualité31.
26La compétitivité des verreries noires au bois souffre également de la fiscalité intérieure. En 1756, onze verreries du très boisé Clermontois (Meuse) s’associent pour défendre leurs intérêts communs dans la bouteille. Pourtant françaises, mais sises en province réputée étrangère, elles sont soumises à des droits d’entrée exorbitants pour « exporter » en Ancienne France. Une requête collective présentée en 1751 aboutit à la création d’un groupement de défense professionnel le 8 avril 1756, groupement dont l’heureux effet est l’abaissement à 60 % de la sur-taxation en 176032. Sans ces droits fiscaux accablants, avec un prix de revient de 10 livres les 100 bouteilles et malgré un coût de transport plus conséquent, les productions clermontoises auraient facilement gagné la côte ouest. De la même manière, s’il n’y avait eu cette entrave manifeste à la libre circulation, nul doute que les verreries à la houille de Lyon et son arrière-pays auraient éprouvé bien des difficultés lors de leur création face à la concurrence des douze verreries de la très boisée gruerie de Darney (Vosges)33.
27La France connaît toute l’étendue de son capital forestier depuis des générations, alors qu’elle en est encore au xviiie siècle à la découverte progressive de ses ressources houillères. N’étant pas encore à pleurer les forêts, il aurait été possible de continuer au bois en bouteillerie s’il n’y avait eu ce double problème du transport et des barrières douanières internes. Si les verreries sont installées dans des zones forestières reculées, c’est bien pour rentabiliser ce bois inaccessible, donc invendable à haut prix dans les grandes villes, et s’assurer un approvisionnement en combustible ligneux constant.
28Toutefois, soucieux de préserver l’avenir, le pouvoir royal est obnubilé par la question du bois, dont la distribution sur le territoire national pose problème. Lorsque Mitchell sollicite son autorisation en août 1723, il sait employer les bons mots, ceux relatifs à l’énergie. De même en 1732 à Dunkerque, Morel prétend « connaître le secret d’employer le charbon de terre34 ». Du fait de l’inadéquation entre lieu de prélèvement du bois et lieu de consommation des bouteilles en ce qui concerne le commerce maritime, l’emploi de la houille est devenu l’alternative nécessaire, alternative appréciée des autorités.
L’attrait de l’énergie-houille sur la côte occidentale française
29La côte occidentale française devient le lieu d’une demande forte à cause du commerce des îles. Pour y répondre s’y crée progressivement une offre tout aussi forte. Ce n’est pas un hasard si un chapelet de verreries noires s’égrène du nord au sud : Dunkerque, Hardinghen(-Réty), Kernevel, Nantes, Ingrandes, La Font, La Tremblade, Bourg-sur-Gironde, Libourne et Bordeaux (tableau 1). À proximité ou accessible par bateaux, Le Havre, Rouen, Lorient, Nantes, La Rochelle et Bordeaux, voire Marseille, sont autant de ports où sont chargées des bouteilles emplies de vin, d’huile, mais aussi d’eau. En effet, les contenants qui seront employés dans les îles, partent remplis d’eau et, ainsi, les bouteilles pleines mises en fond de cale constituent un excellent lest de navire. Arrivées à destination, les bouteilles sont vidées et livrées au commerce. N’oublions pas qu’il s’agit d’un commerce de grossistes, et non de clients insulaires commandant auprès des maîtres de verreries noires35.
30Cette attractivité verrière noire de la côte occidentale française se ressent même plus amont dans les terres, tel à Sèvres au Bas-Meudon, entre Paris et Versailles. Issue du privilège royal octroyé pour la création de la verrerie de Chaillot (Paris, 16e arr.) le 11 juillet 1725, établissement qui ne verra jamais le jour, celle mise en activité en 1728 dans le château de Sèvres (Hauts-de-Seine) est autorisée à produire toutes espèces de verre. Il n’est donc pas étonnant de retrouver dans l’inventaire de 1732 du charbon d’Angleterre et des moules pour bouteilles36. Les habitants de la capitale ont, en effet, grand besoin de ces dernières. Puis, détentrice d’un privilège géographique exclusif en matière de fabrication des contenants en 1753, cette verrerie désormais uniquement noire est transférée en 1755 au bas de Meudon (Hauts-de-Seine). La fabrication reprend en 1756 avec le charbon du Forez (Loire, principalement). Or, profitant de son implantation en bordure de Seine, la manufacture de l’Encyclopédie (voir supra) vend jusque Rouen et Le Havre, répondant à l’appel de la côte ouest37. Autre exemple : l’unité Desandrouin de Fresnes-sur-Escaut fournit elle aussi la côte occidentale française dans la seconde moitié du xviiie siècle.
31On ne résiste pas à la dynamique charbon-bouteilles-îles. Moins encore si l’on songe aux bénéfices à réaliser. À Bordeaux, entre 1720 et 1789, le cent de bouteilles se vend 23 livres, comme à Sèvres38. Or, la marge bénéficiaire est plus que confortable si l’on chauffe à la houille. Elle oscille entre 4 et 10 livres le cent. Au plus bas, en Guyenne, l’importateur français qui ne bénéficie pas d’une dérogation royale, paie fort cher son charbon de terre anglais, d’où un prix de revient atteignant 19 livres les 100 bouteilles39. Au plus haut, comme à Hardinghen où le four à verre noir est implanté à un jet de pierre de la fosse à charbon, l’énergie-houille ne coûte quasiment rien. De plus, l’expédition par mer abaisse le coût de transport de cette marchandise pondéreuse. En 1781, le duc de Croÿ indique les chiffres de rentabilité d’une unité de fusion hardinghino-restusienne : pour une fabrication annuelle estimée – a maxima, selon nous – à 1 200 000 bouteilles, le profit atteindra 60 000 francs, les frais étant pris « sur les ventes des dames-jeannes destinées aux Isles et sur les autres bouteilles plus cher40 ». Voilà de quoi inciter à choisir la houille. Mais encore faut-il s’en procurer.
La mobilisation de l’énergie-houille sur la façade atlantique
32Étant donné que sur la côte ouest, le bois vaut cher, le charbon de terre arrive bien à propos, tant sur le plan du combustible que sur celui de sa facilité d’approvisionnement. La manufacture s’adapte en parallèle de celle, lointaine, au bois, et la houille passe directement au service de la vitalité de la verrerie noire française. Mais à quel prix ! Ce fameux charbon anglais paye déjà à sa sortie d’Angleterre des droits qui excèdent sa valeur primitive41. Or, il en acquitte bien davantage à son entrée en France. Aussi les demandes d’importation de charbon d’outre-Manche exempte de droits s’égrènent-elles tout au long du xviiie siècle, suivies d’autorisation au coup par coup. Ces demandes trouvent aussi leur explication dans la recherche de la qualité. Indéniablement, la houille anglaise est la meilleure. À Bordeaux, au milieu du xviiie siècle, elle est appréciée car, pour une mesure de charbon de Newcastle utilisée, il est nécessaire de brûler jusqu’à trois quarts de plus en charbon dit du Quercy afin d’obtenir un effet identique42. Et puis les arrivages sont réguliers, sauf en temps de guerre navale.
33On comprend dès lors pourquoi Jean Colomb du Teil procède de son côté à des essais en grand pour trouver la meilleure adaptation à la houille et, surtout, à celles disponibles en France43. Car dans le domaine de la fabrication du verre noir à bouteilles, ce n’est pas la combustion de cette énergie fossile qu’il importe de savoir maîtriser, mais bien la source d’approvisionnement. Or, si le pouvoir royal encourage la prospection et l’exploitation de mines de charbon, il impose aux entrepreneurs l’emploi exclusif de la houille issue du sous-sol français. Cette attitude provoque une gêne chez les dirigeants des verreries noires implantées aux portes des grands ports de commerce de la côte ouest, sauf exception.
34Les mieux placés sont les Desandrouin. Comme la houille qu’ils font extraire de leurs propres puits perd en qualité lorsqu’elle est entreposée trop longtemps à l’air libre, son utilisation en verrerie noire vient bien à propos. Elle rentabilise indéniablement l’extraction. En 1771, la production quotidienne de leurs quatre mines boulonnaises actives se monte à 240 rasières, dont 60 à 80 directement utilisées pour le chauffage des deux fours à verre noir44. Il est alors possible d’estimer la consommation énergétique moyenne d’une de leurs unités de fusion, laquelle se monte à 3,8 tonnes de houille par jour. Par extrapolation, cela nous donne un ratio de 2 kilos de charbon de terre pour 1 kilo de verre noir utile. Une position aussi favorable permet d’ailleurs aux Desandrouin de pratiquer le dumping pour contrecarrer tout concurrent trop entreprenant dans un de leurs ports de chalandise. Sinon, ils se satisfont du prix moyen général pratiqué, très largement bénéficiaire.
Bois ou charbon de terre, quel avenir en verrerie à bouteilles ?
35A posteriori il est aisé de saisir combien la houille est l’énergie de l’avenir. Avec un rapport calorifique de ½, puisque 1 kilo de bois apporte 4 kcal et 1 kilo de charbon 8 kcal, sachant que pour obtenir 1 kilo de verre noir utile, à Anor on use de 20 kilos de bois et à Hardinghen de 2 kilos de charbon, cela nous donne un ratio de 80 kcal bois (0,09304 kWh) contre 16 kcal houille (0,000018608 kWh). Or, pour les entrepreneurs verriers de l’époque qui nous intéresse, cet argumentaire est loin d’être accessible. Par ailleurs, sur la côte, le charbon arrive aisément d’Angleterre par bateaux. Mais à l’intérieur du royaume, son commerce est livré aux marchands rouliers, qui s’approvisionnent directement à la fosse et assurent transport et commercialisation. Si l’on n’est pas à portée d’un puits de mine, l’approvisionnement demeure délicat.
36De surcroît, il faut s’adapter à la nouvelle énergie. En 1749, David Oury, directeur de la glacerie de Tourlaville (Manche), est dépêché à la verrerie de Sèvres par les associés de la manufacture de Saint-Gobain pour examiner le fonctionnement du four principal chauffé à la houille. Son rapport interpelle car, outre le fait que la mise à feu diffère de celle d’un four à bois, il constate surtout qu’après une courte campagne (5,5 mois), « l’épaisseur du four [s’en trouve] considérablement altérée [et] les sièges [où sont placés les creusets de fusion] totalement détruis et ruinés45 ». Cette dégradation plus rapide constitue un manque à gagner évident. Fort heureusement, des progrès vont être réalisés. En 1784, Pierre Delaunay-Deslandes, directeur à Saint-Gobain, écrit que les verreries à vitres et à bouteilles « sont aujourd’hui plus perfectionnées en France que dans le reste de l’Europe [et] tous les verres soufflés peuvent se fondre et se travailler avec un feû de charbon de terre ». Cela a réussi à Sèvres au Bas-Meudon. Mais à la verrerie en bouteilles de Folembray, où on a toujours brûlé du bois, il est impossible « que les Entrepreneurs changent tout d’un coup [leurs] trois fourneaux. Il faut dix-huit mois pour chacun46 ». Et c’est sans compter le coût de l’investissement, la perte par immobilisation de l’appareil de production, les difficultés d’approvisionnement en raison de l’éloignement, le tout sans certitude absolue de réussite.
37En Normandie, les verreries sont connues pour leur fabrication de verre plat et sont d’ailleurs fermement tenues de fournir la capitale. Cependant, elles façonnent aussi à la bouteille. La verrerie du Lihut sise en forêt d’Eawy, dans l’arrière-pays dieppois, en fabrique en chauffant au bois et livre Bordeaux, par exemple. Elle appartient pourtant depuis 1714 à une famille issue de la même diaspora jacobite que Pierre Mitchell : les Hély47. Pourquoi la houille n’y a-t-elle pas fait son apparition alors ? Pourquoi les habitants d’Offignies (Somme) se plaignent-ils en 1789 du renchérissement du bois à cause du grand nombre de verreries en forêt d’Eu (Seine-Maritime)48 ? Parce que l’énergie-bois est facilement accessible pour ces établissements verriers ! Pourtant le charbon de terre arriverait tout aussi facilement par les ports de Dieppe, Rouen, Le Tréport ou encore Saint-Valéry-sur-Somme. Tout n’est donc pas aussi simple en ce qui concerne la mise en usage de la houille dans les fours verriers et, d’évidence, les verreries noires au charbon de terre se sont développées en parallèle de celles au bois, fort bien utilement d’ailleurs, car les contenants auraient fini par manquer sur la côte ouest. L’entrepreneur verrier du xviiie siècle prend d’abord ce qui vient et au plus bas prix pour produire cet artefact bas de gamme qu’est la bouteille passée au service du luxe.
Conclusion
38Il est aujourd’hui impératif de ne plus envisager la question de la multiplication des verreries en bouteilles en France au xviiie siècle au seul niveau régional, mais bien d’en saisir toute la complexité sur une échelle plus vaste qui court principalement le long de la côte ouest, là où se concentre la majorité des échanges commerciaux maritimes à destination des îles d’Amérique et ailleurs dans le monde. Et sur la côte atlantique, plutôt qu’une transition énergétique, il s’agit d’abord d’une adaptation parallèle tout au long du xviiie siècle, laquelle aboutira ensuite à un changement énergétique définitif au milieu du siècle suivant pour l’ensemble de la filière verrière française. Certes, ce n’est pas un hasard si l’industrie du verre noir s’installe immédiatement à la suite de la mise en exploitation des premiers gisements houillers français dans les Hauts-de-France ou au niveau des ports de la façade atlantique par où le charbon de terre arrive d’Angleterre. Toutefois, si le manque d’infrastructures de transport de qualité et l’existence de nombreuses barrières douanières fiscales internes n’avaient pas entravé la circulation des bouteilles vides, nul doute que les verreries édifiées dans ces lointaines forêts qui ne demandent qu’à être rentabilisées auraient soustrait la plupart des parts de marché aux toutes jeunes verreries à la houille côtières, si tant est qu’elles aient vu le jour. La culture du contenu a fait oublier celle du contenant, dont l’histoire est liée à la première valorisation à grande échelle de cette énergie fossile qu’est la houille à cause des clivages et blocages territoriaux d’Ancien Régime. Bien évidemment, une fois les premiers essais au charbon fructueux, expérimentations qui s’égrènent tout au long du xviiie siècle, il sera inutile de songer à rétrograder ensuite.
Notes de bas de page
1Voir « Bottling it in Bordeaux. An Irishman’s Diary about one of the Lesser-known Irish Gifts to France », The Irish Times, 7 juin 2016.
2En moyenne, une bouteille pèse 700-800 grammes.
3Nous remercions vivement Janette Lefrancq pour ces précieux renseignements.
4Stéphane Palaude, « Le verre de l’Avesnois-Thiérache à l’époque moderne, entre recherches historiques et expérimentations », Bulletin de l’Association française pour l’archéologie du verre, 2011, p. 103-108.
5Standardisations connues : intérieur du goulot, verrerie de Dunkerque, 1740 ; lèvre et bague, verrerie de Sèvres au Bas-Meudon, 1772 ; intérieur du goulot, lèvre et bague, verrerie de Sèvres au Bas-Meudon, 1786.
6Dominique Guibert, « Les contrats de travail dans la verrerie de Sermet (Aveyron) en 1744 », Éclats de verre, 29, mai 2017, p. 44.
7Archives départementales (AD) du Nord, 9 H 400. Stéphane Palaude, Verreries noires d’Avesnois-Thiérache, xixe-xxe siècles, thèse de doctorat en histoire, dir. Jean-François Eck, université Lille 3, 2009, 2 vol., p. 66.
8AD Gironde, C 1594.
9Claire Desbois-Thibault, « Jean-Remy Moët pionnier et leader du négoce en vin de Champagne (1758-1841) », dans Jacques Marseille (dir.), Créateurs et créations d’entreprises, de la révolution industrielle à nos jours, Paris, ADHE, 2000, p. 724-726.
10Laurence Serra, « La concurrence entre Marseille et les ports du Ponant pour le commerce des bouteilles en verre à destination des Îles françaises d’Amérique (xviiie-xixe siècles) », Bulletin de l’Association française pour l’archéologie du verre, 2013, p. 155-161.
11Maurice Braure, « Quelques aspects des relations commerciales entre la France et l’Angleterre au xviiie siècle. Documents bordelais et leur interprétation », Annales du Midi, revue archéologique, historique et philologique de la France méridionale, 65/21, 1953, p. 71.
12AD Pas-de-Calais, 8 J 20.
13Christian Huetz de Lemps, Géographie du commerce de Bordeaux à la fin du règne de Louis XIV, Paris/La Haye, EHESS/Mouton, 1975, p. 448. Rappelons que les entrées maritimes constituent les seules sources d’approvisionnement dépouillées jusqu’ici, et non toutes celles qui ont existé.
14AD Gironde, C 1594.
15AD Cantal, 1 B 813.
16AD Ille-et-Vilaine, C 3929.
17D’après Charles Tock, « Note sur les différents systèmes de fours employés dans la fabrication du verre à vitres », Revue universelle, 39, 1er semestre 1876, p. 556-597.
18Bernard Level, L’eau et le feu. La Verrerie Cristallerie d’Arques, son histoire, 1825 à 1995, Arras, Impr. centrale de l’Artois, 1996, p. 294.
19AD Ille-et-Vilaine, C 1518.
20AD Gironde, C 1596.
21Jean-François-Clément Morand, L’art d’exploiter les mines de charbon de terre, 1776, t. 2, p. 1264.
22Il faut considérer Hardinghen-Réty et Fresnes-sur-Escaut comme une seule entité Desandrouin de production.
23Seule mention retrouvée : le 17 septembre 1724 est inhumé dans le cimetière Saint-Rémi le verrier Roger Dempsey, époux d’Anne… (nom illisible), originaire de Dublin, lequel est décédé la veille après avoir abjuré « les erreurs de l’Église anglicane » ; AM Bordeaux, GG 681, dépouillement des années 1723 à 1727. À ses débuts, Mitchell recourt majoritairement à du personnel étranger pour l’élévation et la conduite du four ainsi que pour le soufflage des contenants qui débute vers la fin août 1724. Célibataires géographiques pour la plupart, les engagés passent inaperçus car logeant gratuitement sur place le temps de chaque campagne de fabrication.
24Patrick Clarke de Dromantin, Les réfugiés jacobites dans la France du xviiie siècle, Bordeaux, Presses universitaires de Bordeaux, 2005, p. 316.
25Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, L’Encyclopédie, Recueil de planches sur les sciences, les arts libéraux et les arts méchaniques avec leur explication, L’art du verre, Paris, 1772. On sait aujourd’hui que ces planches consistent en une compilation d’opérations dont certaines, pour plusieurs métiers, ne peuvent se dérouler dans le même atelier alors qu’elles y sont représentées. En outre, le volume initial d’appel à souscription stipule qu’il a été « recueilli des meilleurs auteurs et plus particulièrement des dictionnaires anglois de Chambers, d’Harris, de Dyche &c. », ce qui doit correspondre à la source primaire de cette représentation d’une « verrerie angloise ». Denis Diderot et Jean Le Rond d’Alembert, Encyclopédie ou Dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, 1751. L’exemple sévrien au Bas-Meudon de 1772, lui, est réel (voir infra).
26D’après les plans d’époque, non loin du château Trompette, la parcelle Mitchell s’étire en longueur. La disposition du bâti industriel est assez commune. L’entrée est encadrée par deux bâtiments longilignes sis en vis-à-vis, lesquels doivent accueillir les logements ouvriers, d’un côté, et, de l’autre, les magasins et ateliers annexes (poterie, composition…). Au bout de cette allée, clôturant l’espace, se dresse un quadrilatère aux soubassements à l’opposé de ceux, massifs, de la verrerie anglaise de l’Encyclopédie. Les faits sont là. Il est en outre illogique de prêter à l’Irlandais ce lourd investissement en puissantes maçonneries à La Palu des Chartrons en 1723, car pourquoi l’abandonner en 1733 pour dépenser à nouveau une somme considérable dans la banlieue éloignée, à Eysines (Gironde), et dépenser encore lors de sa réinstallation au Pradets.
27Rapport de l’inspecteur des manufactures Lemarchand, 1749 ; AD Gironde, C 1594.
28Ce modèle typique est celui que l’on retrouve sur les gravures de Bordeaux des années 1830 et suivantes, après que l’établissement Mitchell a été transféré sur le quai de Bacalan en 1821 dans l’ancien atelier Saige (AD Gironde, 5 M 216).
29AD Gironde, C 1594.
30Ibid.
31Voir Isabelle Biron et al., Pays de Saint-Flour, La Margeride. Une manufacture royale de verre au xviiie siècle, Védrines-Saint-Loup/Cantal, Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, Lyon, Fot, 2001, p. 12.
32Archives Saint-Gobain à Blois, Fonds HIST C 8/2. Voir aussi Stéphane Palaude, Verreries noires d’Avesnois-Thiérache…, op. cit., p. 79-81.
33AN Pierrefitte, F 12/650. Cantonnées aux marchés locaux et régionaux, les verreries lorraines ne fabriquent des contenants que dix semaines par an, leur production moyenne annuelle s’élevant à 720 000 unités.
34AM Dunkerque, 9 S 11617.
35De la même manière, ce sont les grossistes de Lyon (Rhône) qui sont à l’origine des créations de verreries dans l’arrière-pays lyonnais (Givors, Pierre-Bénite et Serein).
36AN Paris, V/7/490/3. À l’origine, la houille anglaise permet de procéder à des essais de cristal « à l’anglaise ». Mais elle sera employée à d’autres fins bien évidemment.
37Voir « Cours de commerce », 1761 ; AD Seine-Maritime, 216 BP 353.
38Journal du citoyen, 1754 ; cité par Édouard Garnier, Histoire de la verrerie et de l’émaillerie, Tours, Alfred Mame et fils, 1886, p. 229.
39AD Gironde, C 310.
40Pierre-André Wimet, « Le duc de Croÿ et le Boulonnais, 1781 », Revue de Boulogne-sur-Mer, 270, septembre-octobre 1960, p. 525. La production verrière noire est d’une grande diversité. Pour s’épargner les tracas avec le fisc royal, à Hardinghen comme à Dunkerque, on respecte certes les normes de l’édit du 8 mars 1735 (contenance d’une pinte de Paris, soit 93 centilitres, et poids de 25 onces, soit 750 grammes). Mais on fournit aussi le marché local avec la bouteille mesure de Dunkerque, celle mesure de Saint-Omer, celle mesure de Lille (Nord).
41AN Pierrefitte, F 14/7760.
42Ibid.
43AD Cantal, 1 B 813.
44AD Somme, 1 C 63. Il s’agit de « la Mine à la Curierre, la Mère des mines, la Mine du Bois d’Aulne et la Mine à Laie de Terre ».
45David Oury, Observations faites à la verrerie de Sèvres […], Paris, le 7 septembre 1749 ; archives Saint-Gobain à Blois, Fonds HIST C 8/2.
46Pierre Delaunay-Deslandes, Essay sur les moyens d’appliquer aux verreries le feu du charbon de terre, 17 novembre 1784 ; archives Saint-Gobain à Blois, Fonds HIST C 1/2.
47Patrick Clarke de Dromantin, Les réfugiés jacobites dans la France du xviiie siècle, op. cit., p. 314.
48AD Somme, 1 B 306.
Auteur
-
Stéphane Palaude
Stéphane Palaude est docteur en histoire, président fondateur de l’Association de médiatisation des arts du verre par l’étude, la recherche et la réalisation d’événements (Amaverre), membre fondateur de Verre & Histoire, commissaire d’exposition à plusieurs reprises. Auteur de nombreux articles, il multiplie recherches, communications et événementiels pour valoriser le patrimoine verrier français en mêlant histoire, archéologie, muséographie, généalogie, sociologie, ethnologie...

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