L’Europe du retour à l’ordre : marché conclu

Sur les matières économiques et financières, j’ai plutôt tendance à rechercher des conseils responsables et sages que [le] débat d’intellectuels. Je me sens proche de l’ordolibéralisme allemand après-guerre, qui avait une approche pragmatique, sans illusion. En Europe nous avons trop de Rousseau et de Voltaire et trop peu de Montesquieu.

Donald Tusk, président du Conseil européen (2014-), entretien publié dans Le Monde, 16 juillet 2015.

1Le 14 février 1984, le Parlement européen adopte un « Projet de traité instituant l’Union européenne1 », ou « projet Spinelli » en hommage à son principal auteur et inspirateur. Au travers de ce projet constitutionnel, Spinelli entend réformer le design institutionnel de la Communauté européenne pour l’adapter aux réalités politique et économique des années 1980. Fidèle à ses convictions hamiltoniennes, Spinelli invite les dirigeants européens à « poursuivre et relancer l’œuvre d’unification démocratique de l’Europe », renforcer des « institutions plus efficaces et plus démocratiques » et renouveler leur volonté d’adhérer « aux principes de la démocratie pluraliste, du respect des droits de l’homme et de la prééminence du droit »2. Exhaustif, ce projet traite autant d’enjeux spécifiquement institutionnels qu’économiques, sociaux et culturels. Il n’en demeure pas moins que son objectif est éminemment politique. Le projet fédéraliste n’a pas disparu et avec lui l’espoir de créer une véritable union politique, légitimée par un « peuple européen » uni et rassemblé autour d’un texte constitutionnel fondateur doit demeurer d’actualité. Mais si ce texte semble aujourd’hui incarner l’oraison funèbre de l’intégration politique communautaire, c’est qu’il est demeuré largement inaudible pour la plupart des dirigeants européens qui n’y font aucune référence lors du Conseil européen de Fontainebleau (25-26 juin 1984). Suscitant peu d’enthousiasme, le « projet Spinelli » est rapidement archivé au profit de deux textes qui marquent durablement l’avenir de l’Union européenne : le « Livre blanc » de la Commission sur « l’achèvement du marché intérieur » (1985) et l’Acte unique (1986). En apparence disjoints, voire opposés, ces événements méritent d’être traités à la lumière les uns des autres. Outre le fait que, d’un point de vue historique, le « projet Spinelli » semble avoir convié les gouvernements des États membres à proposer leurs propres visions d’une éventuelle relance européenne, il est intéressant de constater les effets de citation qui lient subrepticement les textes économiques du « Livre blanc » et de l’Acte unique au projet politique de Spinelli. À tel point que le « Livre blanc » pourrait être analysé comme une réponse méthodique et filée au texte de Spinelli. Renouvelant les controverses passées entre intégrations politique, technique et économique, la Commission signale au Parlement que « de même que l’union douanière devait précéder l’intégration économique, l’intégration économique doit précéder l’unité européenne3 ». Le « projet Spinelli » est donc renvoyé du côté de l’uchronie : déjà daté mais non encore réaliste, ce projet constitutionnel manquerait la nature même de l’opportunité stratégique qui s’offre à l’orée des années 1980. À un moment où l’ordre mondial est perturbé par diverses crises économiques – fin du système de Bretton Woods (1971), premier choc pétrolier (1973), échec du « Serpent monétaire européen4 » (1978) –, seul un renforcement de l’intégration économique serait susceptible de ranimer un euro-enthousiasme en berne.

2Cela étant, il serait, selon nous, contrefactuel d’analyser le projet de relance économique de la CE comme un contrepied univoque du projet politique de Spinelli. Bien au contraire, il semble que le fédéralisme économique qui se dessine alors en Europe, et dont le marché deviendra la figure totémique5, se construise en relation étroite mais ambiguë avec les principes du fédéralisme politique constitutionnel. Les expressions sont les mêmes, les principes sont similaires mais les contenus sont opposés. Au projet de « constitution politique », les défenseurs de l’intégration par le marché répondent « constitution économique » ; à la volonté de réformer le design institutionnel de l’Europe par une approche politique hamiltonienne, les hérauts de l’intégration économique répondent « marché institutionnel » ; à la nécessité de « renforcer l’œuvre d’unification démocratique de l’Europe », les adeptes d’une Europe concurrentielle répondent « économie sociale de marché » et « démocratie des consommateurs ». Cette confrontation n’est pas nouvelle puisqu’elle met en tension, dès les origines du projet communautaire, les tenants d’un fédéralisme politique, fondé sur la participation libre et non faussée des instances démocratiques de la Communauté, et les défenseurs d’un projet post-national capable de résister, par ses règles internes, à toute forme de dérives politiques totalitaires. Dans les deux cas, il s’agit certes de prévenir le risque d’un nouveau conflit continental. Mais dans le premier, cela doit passer par la mise en réseau d’un « peuple européen » solidaire dans ses combats et uni dans un destin commun ; dans l’autre, cela doit passer par la constitution d’un marché susceptible d’immuniser l’ordre politique de ses propres dérives. Jusqu’au milieu des années 1980, ces deux voies d’intégration s’opposent et s’entrecroisent, l’une empruntant à l’autre ses thèmes et éléments de langage. Mais à partir de 1985, un tournant semble se produire autour de l’approfondissement du « marché commun ». C’est alors que les thèses de l’ordolibéralisme6 gagnent en audibilité et s’imposent sur le terrain de la relance européenne. De l’Acte unique au traité de Maastricht, du marché commun à la monnaie unique, du « Fonds européen de coopération monétaire » (FECOM) à l’institutionnalisation de la Banque centrale européenne (BCE), du contrôle de l’inflation à la constitutionnalisation des « critères de convergence », l’Europe des années 1980-1990 est régulièrement présentée comme le laboratoire expérimental des idées ordolibérales des années 19407. Le marché devient le symbole de ce tournant stratégique et son dépassement des clivages partisans lui offre, sinon la sympathie, du moins le ralliement des fédéralistes hamiltoniens8. Ce moment est important dans la mesure où il signe la conversion fédéraliste à l’Europe du marché. À partir de là, à tort ou à raison, le fédéralisme commence à être associé à l’approfondissement de la théorie ordolibérale, ce qui le met bientôt en tension avec les aspirations des citoyens européens.

3Dans cette troisième partie, il s’agira donc de comprendre la philosophie politique et économique qui a rendu possible la domination de l’Europe-marché à partir des années 1980. Pour cela, nous nous garderons de tracer un fil trop linéaire entre des événements qui sont parfois analysés comme la conséquence logique les uns des autres. Comme l’a montré Hugo Canihac, les théoriciens de l’ordolibéralisme n’ont pas préparé en secret le projet d’intégration supranationale qu’on retrouverait formulé in extenso dans les traités CECA et CEE9. De même serait-il fort réducteur de voir dans le congrès Lippmann (1938) l’acte de naissance de la Communauté européenne. Bien au contraire, dans un premier temps du moins, les théoriciens de l’ordolibéralisme s’inquiètent du « collectivisme supranational10 » qu’ils décèlent derrière le projet d’intégration négocié par Monnet. Loin de libérer les puissances vitales de l’Europe, la Communauté européenne de la Haute Autorité serait le cheval de Troie d’un nouvel autoritarisme, celui des experts et des « économocrates11 ». La supranationalité communautaire servirait ainsi d’alibi à un « super-État européen centralisé12. », ce qui conduit Müller-Armack et Röpke à davantage promouvoir le mode de coordination « souple » de l’Association européenne de libre-échange (AELE)13. De même, si Erhard diffuse les idées ordolibérales de Müller-Armack auprès d’Adenauer au début des années 1950, il s’oppose publiquement à la signature du traité CECA dont il redoute le « dirigisme supranational (übernationalen Dirigismus)14 ». Si les thèses ordolibérales pénètrent progressivement l’économie politique de la CE, c’est donc davantage à travers un processus de circulations et de traductions qu’au travers d’un complot néolibéral réussi. Cela étant, comment expliquer que la théorie ordolibérale se soit à ce point imposée dans le processus d’intégration communautaire qu’on l’identifie aujourd’hui comme l’une des généalogies majeures de l’UE ?

4Pour aborder cette question, nous avons souhaité approcher l’ordolibéralisme par l’angle de l’idéologie15. Un nombre important de travaux se sont penchés sur l’archive ordolibérale de l’Europe à partir d’approches économiques, historiques, socio-historiques, juridiques. Ces études sont fondamentales mais elles nous semblent devoir être complétées par une analyse du Zeitgeist qui anime les thèses ordolibérales. En quoi l’ordolibéralisme s’adosse-t-il à une vision qui représente la synthèse presque parfaite des généalogies personnaliste et fédéraliste, humaniste et institutionnelle ? Ne serait-ce pas dans cette idéologie de synthèse, englobant « économie de concours » et constitutionnalisme hamiltonien, qu’il faut également comprendre la progressive montée en puissance du modèle ordolibéral dans la marche de l’intégration européennes ? Pour tester cette hypothèse, nous commencerons par analyser le diagnostic posé par les penseurs de l’Ordnungsphilosophie sur la crise de civilisation qui touche l’Europe d’après-guerre. À travers une relecture critique des premiers textes de Röpke et Rüstow, nous constaterons la parenté philosophique qui lie les penseurs de l’École de Fribourg à certains « non-conformistes » français des années 1930. De la recherche d’une « troisième voie » au nécessaire « tiers chemin », du « personnalisme » à l’« humanisme économique », de l’« économie de concours » à la « saine concurrence », nous étudierons comment l’analyse « radicale et conservatrice » des penseurs ordolibéraux a pu prolonger le diagnostic de la voie française, communautaire et personnaliste. Dans un second temps, c’est aux résonances entre thérapeutique ordolibérale et pragmatique hamiltonienne que nous nous intéresserons. Il s’agira alors de voir comment le constitutionnalisme économique des penseurs de l’École de Fribourg a pu rencontrer, informer, voire subvertir, le constitutionnalisme politique des fédéralistes de la voie italienne. Notons dès à présent que cette rencontre n’est pas seulement théorique puisqu’elle est matérialisée par une riche correspondance entre Röpke, Spinelli et Rossi au début des années 1940. Enfin, nous partirons des observations obtenues dans ces deux chapitres pour proposer une analyse contextualisée de la démocratie dans les représentations ordolibérales. Nous verrons alors que ces représentations n’ont pas été sans conséquences sur l’émergence d’une citoyenneté européenne conçue comme une protection de la souveraineté des consommateurs communautaires.