Quelques concepts d’Erving Goffman

3Le concept d’interaction, mis en place par Erving Goffman dès sa thèse en 1953, envisage l’être social en tant qu’individu interagissant avec son environnement et avec autrui. Le concept concerne « les situations sociales qui fournissent le théâtre naturel dans lequel toutes les démonstrations corporelles sont jouées et dans lequel toutes les démonstrations corporelles sont lues6 ». Pour Erving Goffman, les actes délictueux au sein du corps social constituent les moyens, via les perturbations qu’ils occasionnent, permettant de mettre le doigt sur les « exigences des situations ordinaires qui seraient sinon restées inaperçues7 ». Il estime que les rapports entretenus entre les individus sont avant tout des relations de rôles, d’où la dimension théâtrale et les métaphores attenantes qu’il mobilise dans ses descriptions et ses explications8. Ces rôles imposent des rituels propres ou partagés au sein d’une communauté.

4Notre attention porte sur les rituels existant au sein des groupes équins de l’association Takh. Les comportements sociaux évoqués en éthologie pour caractériser la dynamique sociale d’un groupe (déférence, évitement, marques de respect pour les humains ; menaces, combats, évitements, toilettages mutuels pour les équins) pourraient faire partie de ce qu’Erving Goffman nomme des rites d’interaction9. Au sein de sa théorie, la communication non verbale est porteuse de sens. Les informations sont livrées de façon incarnée, embodied : c’est le corps agissant, les attitudes socialement construites qui envoient à autrui les informations nécessaires à la poursuite de l’interaction. Selon Erving Goffman, l’étude d’un rituel donné permet de « découvrir les facteurs communs à toutes les situations sociales au cours desquelles on le voit accompli10 », ce qui permet d’atteindre son sens.

5L’interaction sociale présente un certain nombre de règles admises de facto11. La « règle asymétrique » s’applique lorsque l’un des interactants (participants à l’interaction) a une position supérieure à l’autre, produisant ainsi un décalage de pouvoir influençant cette interaction (typiquement, le directeur et ses employés, l’enseignant et ses élèves)12. Or, le rapport spécifique que peuvent avoir deux chevaux, un étalon chef de famille accompagné de juments et un étalon célibataire, qui par définition n’a pas accès aux femelles, semble fonctionner selon cette « règle asymétrique ». Ainsi, les groupes familiaux sont prioritaires pour accéder au point d’eau par rapport aux étalons solitaires ou aux groupes de mâles célibataires13. L’ensemble des actions accomplies durant les interactions de ce genre peut être considéré, au regard du concept d’interaction d’Erving Goffman14, comme étant un « idiome rituel », c’est-à-dire un mélange de dispositifs comportementaux liés aux positions tenues par les interactants.

6Erving Goffman estime que le style de l’individu joue un rôle prépondérant dans l’interaction sociale15. Il se traduit par une certaine expressivité comportementale. Comme nous l’avons vu plus haut, la position sociale de chaque cheval, son histoire de vie, et par conséquent le style de relations qu’il a éprouvé, influent probablement sur la forme de ses interactions futures. Par exemple, un poulain âgé d’un an, qui quitte prématurément son groupe familial suite à la disparition de sa mère, intègre un groupe de mâles célibataires de façon précoce, une voire deux années avant le processus habituel d’émigration des jeunes mâles16. Vraisemblablement, il ne vit pas un développement social commun aux autres étalons, avec des conséquences étudiées en éthologie, notamment à propos de l’âge d’acquisition des juments17, mais qui mériterait qu’on l’analyse plus avant.

7Les interactions entre les étalons chefs de famille, entre les étalons célibataires, entre ces deux catégories, de même qu’entre les étalons et les juments ou encore entre juments, observables en condition de non-intervention humaine, pourraient être des occasions de mettre en évidence ce qu’Erving Goffman nomme des « activités réparatrices18 », caractérisées chez l’humain par l’excès de formules de politesse ou d’attentions habituellement absentes, tel un employé évitant son chef après des critiques. Contrairement aux chiens, les postures de déférence ou de soumission ne sont pas clairement identifiées pour les chevaux. Il existe un comportement juvénile, le snapping, dont la fonction est ambiguë. Pour certains auteurs, il pourrait être un geste de soumission19. Comme il disparaît à l’âge adulte, il est plus probable que son efficacité dans l’apaisement des tensions soit inefficace, sinon il devrait perdurer. Il semble être remplacé par des comportements adoptés avec à propos en cas de conflit ou de risque de conflit, comme la riposte, l’évitement ou l’attente. Par exemple, un groupe attend qu’un autre ait fini de boire et se soit éloigné pour accéder au point d’eau. En effet, si les deux groupes se rencontrent de trop près, les interactions entre étalons dégénèrent fréquemment en combat20. De même, le toilettage mutuel, un grattage avec les dents d’une partie du corps d’un congénère qui lui rend la pareille, est considéré par certains auteurs comme geste d’apaisement des tensions sociales21. Cependant, ce contact n’implique jamais des individus s’étant directement opposés mais des individus ayant pu être témoins de la scène. Ainsi, l’activité réparatrice n’est pas évidente à caractériser. La prise de distance accrue pourrait en constituer une, à condition de découler d’une rencontre antérieure.

8Il est aussi intéressant d’observer les moyens employés par les chevaux pour « garder la face » s’ils sont pris en flagrant délit de rupture du cadre de l’interaction. Ici, la face n’est pas à prendre au sens de la composition du visage humain, physique, mais d’estime de soi, de relation à l’autre. C’est la valeur sociale positive qu’un individu revendique. Alors, la conserver ou la perdre prend une autre dimension. Dans la perspective d’Erving Goffman, les interactions relèvent de la mise en scène théâtrale. Nous jouons en permanence des rôles et nous nous adaptons aux situations dans lesquelles ces rôles doivent maintenir autant que possible la régularité des interactions. Chaque interactant veille à conserver la face et à préserver celle des autres. Sinon, une nécessaire réparation doit advenir ; soit l’interactant ayant perdu la face (l’estime de soi ou des autres) modifie ses comportements afin de ne pas être nuisible à ses partenaires ; soit la société se charge de le stigmatiser afin de manifester cet « échec » social.

La corporéité comme support de l’interaction équine

9Le langage élaboré ne fait pas partie des instruments équins puisqu’ils utilisent très peu de vocalises dans leur répertoire comportemental. La corporéité, une dimension fondamentale de l’interaction selon Erving Goffman, où les expressions du visage et les formes corporelles sont capitales, est toutefois bien présente. Les travaux en éthologie ont démontré la haute capacité des chevaux à lire les attitudes corporelles de leurs congénères ainsi que celles d’autres espèces22, pour peu qu’ils aient appris à communiquer auprès de congénères adultes autres que leur mère23. Patrice Régnier a également montré cet aspect dans le cadre des relations anthropo-équines24. Dès lors, des observations de conservation ou de perte de la face pourraient être observables dans les interactions équines, aussi bien dans l’allure du corps entier que dans les micromouvements, invisibles pour l’humain non averti aux connaissances éthologiques. Erving Goffman signale également le recours au tact entre interactants. En éthologie, envisager l’usage du tact implique de considérer que le cheval se représente l’état mental d’autrui, ce qui veut dire recourir à la théorie de l’esprit, encore rarement évoquée chez le cheval25. Lorsque des chercheurs tentent de l’éprouver, ils œuvrent dans des contextes très anthropisés, avec l’avantage et l’inconvénient de contrôler les facteurs à l’œuvre26. Sortir du cadre éthologique et l’envisager sous l’angle sociologique avec Erving Goffman pourrait ouvrir de nouvelles perspectives. Hélène Roche relate ici une observation qui met en lumière la finesse dont sont capables les chevaux lors de leurs interactions.

Suite au départ d’une jeune jument de son groupe, l’étalon Bruant s’approcha de l’étalon Antaxius qui l’avait récupérée. L’intention de Bruant était probablement de prendre contact et non de récupérer la jument, car les étalons laissent partir leurs filles à la puberté. Il nous est apparu évident que lors de cette rencontre, filmée puis visionnée des dizaines de fois au cours des formations que nous dispensons, ces deux étalons jouaient une subtile chorégraphie de postures, d’approches, d’évitements, d’intimidations, orchestrée par les échanges de regards. Dès que Bruant regardait Antaxius de face, celui-ci s’approchait, s’interposait, bougeait beaucoup. Lorsque Bruant, nettement plus calme, tournait la tête, arrêtant de regarder dans la direction d’Antaxius, celui-ci cessait d’approcher. Ces deux étalons étaient adultes et avaient grandi dans une structure sociale naturelle. Ils connaissaient les codes sociaux. Toutefois, l’attitude de Bruant est remarquable par sa manière de désamorcer un conflit qui pouvait surgir à tout instant. Cette séquence se joua sur le fil du rasoir mais Bruant, pourtant connu dans le troupeau pour ses démonstrations de force vis-à-vis des autres étalons, n’insista pas.

10Bruant semble avoir pris la mesure de l’enjeu (l’acquisition d’une jument) pour l’autre et ne met pas en jeu son autorité, habituellement incontestée dans le troupeau. Il cède la place et ne provoque pas Antaxius au-delà de ce qui semble acceptable. L’ordre de l’interaction est maintenu afin de conserver le fragile équilibre existant dans ces structures équines. Bruant paraît avoir employé, selon les termes d’Erving Goffman, une « expression corporelle d’orientation27 » destinée à empêcher que la situation ne dégénère. Pour les chevaux, il s’agirait d’attitudes visant à obtenir des autres interactants une réponse positive à la demande. En effet, selon Erving Goffman, chaque fois qu’un individu est en situation d’interagir, il doit souvent le faire avec une attitude conforme au cadre social dans lequel il se trouve.

Concepts anthropisés et désanthropisation des concepts

11En éthologie, le jeu des regards du cheval est étudié dans la relation avec l’homme28, pas dans les contextes naturels où les observations sont centrées sur les relations de dominance, exprimées à travers l’agression physique29. À propos de ces regards, la désanthropisation des concepts d’Erving Goffman n’est pas toujours nécessaire pour les rendre exploitables auprès de la société équine. Ainsi, celui que l’homme abaisse ou détourne selon les convenances se retrouve chez Bruant. D’autre part, Erving Goffman évoque les regards intrusifs, qualifiés de « mauvais regards30 », en vigueur parmi les « bandes de jeunes Américains31 ». Ce sont les regards d’intimidation qui ritualisent les préliminaires de la bagarre32 ou les regards concupiscents que peuvent subir les femmes33. Les jeunes étalons adultes semblent aussi agir comme des voyous, avec des regards les trahissant. Quelques auteurs se permettent ces analogies, qualifiant les comportements d’espionnage (spying34) et de maraudage35, dont le but serait d’obtenir des juments, parfois en les « volant36 » à un autre étalon. C’est aussi ce que rapporte Hélène Roche.

L’entité sociale dite des étalons célibataires se compose de mâles qui ont quitté leur groupe natal vers l’âge de deux ans et se développent socialement et physiquement avant, à partir de cinq ans, de s’intéresser de plus en plus aux juments et d’essayer d’en ravir. Certains tentent leur chance et réussissent tandis que d’autres échouent ou ne tentent jamais. Une manifestation évidente de l’intention réside dans le fait de suivre les groupes familiaux (étalon adulte et ses juments) de plus en plus près. L’étalon familial ne le tolère pas, charge et poursuit à coups de morsures. De même, un étalon célibataire prêt à tenter sa chance observe fréquemment et de façon insistante un groupe familial. Quelle que soit la distance, cela paraît immanquablement provoquer la charge de l’étalon du groupe concerné. Lors des stages d’observation que nous animons, un tel regard nous permet d’avertir le public d’être prêt à observer la charge de l’étalon familial. Il est rare que cela ne se produise pas. Si l’on nous demande pourquoi cet étalon se précipite, nous répondons que cela ne se fait pas de regarder les juments avec insistance ! Une manière de parler qui n’est pas très conventionnelle en éthologie.

12L’étalon familial a donc conscience de l’intention du mâle célibataire et prend les devants pour rétablir une situation où chacun respecte les codes établis dans une société équine.

Fig. 1. Un cheval fixant un étalon avec ses juments est interprété comme une menace

13Cependant, il existe également nombre de cas où la désanthropisation des concepts goffmaniens doit être de mise, comme celui des marquages olfactifs. Les étalons de chevaux domestiques et de Przewalski (pas les juments) déposent leur crottin sur celui des autres mâles et ils émettent un jet d’urine sur les urines et le crottin de juments, parfois des poulains37. Les éthologues peinent à donner du sens à ces marquages, pour tous les équidés d’ailleurs38. Les publications sont rares et les conclusions contradictoires39. Des chercheurs soutiennent que, lors d’une rencontre entre deux étalons, celui qui défèque en dernier est dominant40, mais d’autres ne s’avancent pas ainsi41. Laissons Hélène Roche envisager le concept d’Erving Goffman pour cette situation.

Lors de leurs rencontres, les étalons adultes vont beaucoup déféquer, soit en parallèle, soit à tour de rôle sur la même pile de crottin. Nous avons remarqué, en observant l’interaction jusqu’à ce que chacun des protagonistes se soit désintéressé de cette pile de crottin, qu’il arrive qu’un, qui défèque apparemment pour la dernière fois, attende à distance pendant la défécation de l’autre, patiente encore jusqu’à ce que cet autre se soit éloigné, ne soit clairement plus intéressé par la situation (se tenant à plusieurs mètres et de dos), pour déféquer à nouveau. Est-ce une manière de conserver les conventions lors du face à face en laissant faire, en signe de déférence, puis une tentative de sauvegarder la face en déposant son crottin après ? Alors celui qui s’éloigne, probablement encore en mesure de voir ce que l’autre fait, car le champ visuel du cheval lui permet d’observer quasiment tout autour de lui, feindrait d’ignorer le marquage produit « dans son dos », au propre comme au figuré, afin de préserver la tonalité de leur échange.

La rupture, révélatrice des normes sociales équines

14Ces anecdotes montrent que c’est la rupture d’un équilibre qui génère les engagements les plus manifestes des chevaux. Cela voudrait dire que l’ordre de l’interaction, évoqué par Erving Goffman, d’agir « conformément aux attentes du groupe social42 » est tout à fait applicable aux chevaux. Voyons, au-delà de la communication incarnée, de quelle manière se manifeste l’analyse chevaline du contexte social et des règles qui le régissent. Basons-nous sur une première situation qu’Hélène Roche a observée.

Antaxius et Allegro étaient deux étalons à la tête chacun d’un groupe familial. Tous les étalons, excepté Bruant, s’écartaient nettement à la moindre menace d’Allegro. Une fois, parmi bien d’autres, Allegro s’éloigna de ses juments pour aller à la rencontre du groupe de mâles célibataires, situé derrière une haie. Antaxius, dont les juments étaient à une centaine de mètres, l’observa attentivement sans le quitter des yeux. Dès qu’Allegro fut hors de vue, caché par la haie, Antaxius partit au trot vers lui, non vers ses juments, qu’il avait pourtant laissées seules, alors qu’elles sont une source de convoitise des étalons, surtout si elles sont en chaleurs. Il rencontra Allegro, tous deux cachés à notre vue par l’écran de végétation. D’après leurs vocalises et le peu que nous pûmes distinguer, il s’agissait d’une prise de contact ritualisée43, sans agression physique. Après quelques secondes, Allegro revint au trot en direction de ses juments, réapparaissant à travers la haie, suivi en parallèle par Antaxius. Ce déplacement parallèle fait aussi partie des interactions d’intimidation, au cours desquelles les étalons arrondissent l’encolure, montent les genoux et parfois secouent la tête. Très vite, Allegro menaça Antaxius et un combat eut lieu : morsures, cabrements, ruades. En quelques secondes, chacun retourna au galop vers ses juments. Pour nous, il ne fait aucun doute qu’Antaxius a attendu qu’Allegro ne soit plus en contact avec ses juments, en passant derrière la haie, pour le rencontrer et avoir une sorte d’explication avec lui, escomptant que l’absence des juments le rendrait pacifique alors qu’une présence rend plus agressif que de coutume.

15Nous prenons le parti d’affirmer qu’Antaxius savait ce qu’il était convenable ou non de faire et qu’il a agi en conséquence. Comme l’écrit Erving Goffman, « l’individu tend à se comporter en fonction du caractère public de sa conduite44 ». Antaxius a clairement mis en évidence la vulnérabilité d’Allegro qui a très vite cherché à rétablir une situation pour retrouver l’avantage, en retournant près de ses juments, en usant des codes sociaux. Il s’est joué ici l’aller-retour permanent entre la possibilité de conserver la face et surtout ne pas la perdre. Notre observation semble faire directement écho à cette citation d’Erving Goffman :

Il reste qu’une fois placés dans la présence immédiate des autres, les individus se heurtent à des contraintes du territoire personnel. Par définition, nous ne pouvons participer à des situations sociales que si nous amenons nos corps et leurs accoutrements avec nous, et cet équipement est vulnérable vis-à-vis des objets que les autres amènent avec leur corps. Nous devenons vulnérables à l’assaut physique, à l’agression sexuelle, à l’enlèvement, au vol et à l’empêchement de nous mouvoir, que ce soit par l’usage non négocié de la face ou, plus communément par l’« échange coercitif », ce marchandage tacite par lequel nous coopérons avec l’agresseur en échange de la promesse de ne pas subir un traitement aussi sévère que les circonstances le permettent. De façon analogue, en présence d’autrui nous devenons vulnérables à ses paroles et gesticulations, qui peuvent pénétrer nos réserves psychiques, et aux ruptures de l’ordre de l’expression que nous attendons à voir maintenue en notre présence45.

Fig. 2. Un étalon adulte ayant des juments peut jouer avec un jeune mâle d’un autre groupe

16En transposant, l’agresseur serait Allegro, de par ses agissements habituels en présence de ses juments, et c’est Antaxius qui essaierait de négocier parce qu’il est en dehors du contexte normal. Puis, à partir du moment où Allegro rétablit le contexte dans lequel il semble légitime de manifester son intransigeance, Antaxius accepte le « marchandage tacite » qui lui permet de retrouver ses propres juments, essuyant seulement un bref combat au lieu d’être poursuivi ou de ne plus pouvoir rester à proximité du groupe d’Allegro. C’est successivement la vulnérabilité fugace d’Allegro puis celle, durable, d’Antaxius face à Allegro qui sont révélées. L’éthologue restera sceptique si cette observation est unique et isolée. Il faut des réitérations pour écarter l’hypothèse d’une expression de comportements atypiques et exceptionnels, doublé du risque d’interprétation abusive, celui de voir ce que l’on cherche à voir. Une seconde observation d’Hélène Roche vient conforter l’interprétation que nous venons de proposer.

Il arrive que de temps en temps, les étalons familiaux quittent leur groupe pour aller à la rencontre des mâles célibataires, non pas pour les repousser, mais pour jouer avec eux. Ainsi, au cours d’une observation en février, période durant laquelle les étalons sont moins préoccupés par les juments, Lou Ravi, huit ans, donc en pleine maturité sociale et physique, quitta sa famille au trot pour venir vers les étalons célibataires. Nour s’éloigna avant que Lou Ravi n’arrive ; Tandoori s’immobilisa et s’approcha pour un contact naso-nasal, encolure arrondie, marche lente, posture d’intimidation. Lou Ravi le flaira et il y eut quelques couinements puis Tandoori s’éloigna, à l’opposé de la position des juments, comme l’avait fait Nour. Arriva alors Vlad, âgé de quatre ans, adolescent, qui s’approcha d’un pas actif droit sur Lou Ravi et le sollicita pour jouer : morsures sans coucher les oreilles, au niveau de la tête. Lou Ravi y répondit immédiatement de façon similaire et ils entamèrent une session de jeux avec cabrés, morsures, position à genoux, où il est difficile de dire qui gagne, ce qui semble caractériser le jeu malgré la différence d’expérience et parfois de force entre les partenaires. Une première fois, Lou Ravi s’éloigna de Vlad, lui tournant le dos, en prenant la direction de son groupe. Vlad le mordit de nouveau pour jouer, Lou Ravi se retourna et une petite séquence suivit. Une seconde fois, Lou Ravi cessa le jeu et s’éloigna au pas vers son groupe. Vlad s’immobilisa et le regarda partir puis fit demi-tour et retourna avec le groupe des mâles célibataires.

17Le jeune Vlad semble avoir très bien perçu l’accord tacite sur une limite à ne pas franchir, celle de la proximité des juments : il reste dans son rôle. Il a aussi saisi l’occasion de jouer en terrain neutre pourrait-on dire, puisque Lou Ravi n’était pas proche de ses juments. Les étalons expérimentés socialement ont vraisemblablement appris à respecter des codes de bienséance qui concernent non pas des distances fixes mais des contextes fluctuant en fonction des saisons (elles ont un impact direct sur la réceptivité des juments) et probablement selon les personnalités et les liens, les histoires qu’ils ont entre eux, car, écrit Erving Goffman, « l’individu se soucie de traiter non seulement l’offense qu’il risque d’infliger aux autres, mais aussi la mauvaise réputation que pourrait lui valoir sa situation46 ».

18Nous rejoignons Florent Kohler pour avancer que les normes sociales sont collectivement construites, indépendamment du langage parlé47. L’animal non humain pourrait même être plus sincère dans ses rapports à autrui que ne le sont les humains dans la mesure où son expression met de côté le langage de la parole et n’engage que celui de son corps. Toutefois, en condition de vie domestique, les animaux éprouvent souvent des développements sociaux non conformes à leur ontogénie naturelle. Lorsque leurs apprentissages sociaux sont imparfaits, les interactions avec les congénères ou un humain mettent en évidence leurs incompétences. Tel un cheval qui ne couche pas les oreilles avant une morsure d’agression ou qui ne sait pas cesser le jeu lorsque l’autre manifeste son désir d’arrêter48. Dans ces cas, le corps ne traduit pas l’intention. Une autre explication pourrait tenir à des différences de comportements entre chevaux de groupes distincts. Des chercheurs l’évoquent pour des chevaux vivant dans des espaces très réduits, où une forme de territorialité semble s’installer49. Néanmoins, l’expression des comportements de communication semble universelle chez la gent équine. De nouveau, c’est la rupture des conventions qui révèle la norme.

19Les exemples présentés démontrent la capacité de la sociologie à se tourner vers les animaux non humains et les propositions d’Erving Goffman offrent un intérêt indéniable. Elles autorisent l’éthologue à enrichir sa manière de considérer l’animal étudié, à élargir le champ de ses questionnements en s’affranchissant du fondement actuel d’une étude éthologique, reposant sur un répertoire comportemental défini, figé50, qui ne laisse pas de place à la nouveauté ou à l’inattendu. Dans ce cadre, le concept de garder la face peut être désanthropisé et défini ainsi : un ensemble de stratégies mises en place par un individu afin de maintenir l’ordre de l’interaction au sein de son espèce. Erving Goffman a initialement permis le voyage des concepts d’éthologie vers la sociologie, ouvrant ainsi des perspectives nouvelles à sa discipline. Cependant, il n’a jamais, semble-t-il, envisagé que les concepts après migration d’une discipline à l’autre puisse subir une certaine adaptation et, en retour, autorise l’analyse par la sociologie des sociétés autres qu’humaines. C’est en cela que notre contribution apporte sa modeste pierre. En outre, ce cadre permet de revenir à une éthologie davantage descriptive grâce à des observations ad libitum, comme elle l’était à ses débuts51. Pour autant, le recours à un répertoire comportemental et la quantification des comportements paraissent nécessaires pour mener à bien des observations de qualité et empêcher les biais d’interprétation que l’on sait multiples52. L’éthologue et le sociologue sont donc amenés à travailler ensemble pour allier au mieux leurs concepts et leurs outils respectifs. Une observation à long terme, à la manière d’Hélène Roche, et l’emploi de l’ethnométhodologie pour l’étude des interactions nous paraissent fructueux. Revisiter les relations sociales des chevaux au-delà des hiérarchies de dominance et des affinités, pouvoir les insérer dans la perspective des contextes sociaux est une voie prometteuse qui nous rapprochera de la vie telle que les animaux l’appréhendent.