Un contenu différent selon les deux disciplines

3Le concept de territoire chez les animaux a été débattu à partir des années 19204 à propos des études du comportement des oiseaux et des mammifères5. Une définition d’Edward Wilson est consensuelle parmi les écologues : « Un territoire est une zone occupée plus ou moins exclusivement par un animal ou un groupe d’animaux, grâce à des évictions, par des défenses manifestes ou des avertissements6. » Le territoire est donc conçu comme une entité physique spatio-temporelle caractérisée par une localisation, une superficie et des frontières. Il suppose des processus de construction et de défense ; il est censé remplir un certain nombre de fonctions pour ses occupants qui mobilisent leurs capacités cognitives et leur énergie à ces fins. L’une des fonctions majeures du territoire est d’assurer une exclusivité d’accès aux ressources (nourriture, refuges, partenaires sexuels) pour satisfaire les besoins vitaux (alimentation, reproduction, protection contre les prédateurs) des propriétaires7. Cet objectif suppose que ces derniers investissent dans une défense plus ou moins coûteuse des frontières avec des comportements dits territoriaux. En contrepartie, en fait en théorie, cela implique qu’ils trouvent sur place des ressources en quantité et qualité telles que les coûts de leur défense n’excèdent pas les bénéfices d’un accès exclusif8. Or, cette balance est instable et elle dépend des capacités cognitives des individus impliqués ainsi que de leurs stratégies.

4Les limites d’un territoire peuvent être des caractéristiques paysagères coûteuses à franchir (rivière, lisière forestière, arête de montagne)9. Elles résultent des activités des individus (déplacements, sélection d’habitats), de l’histoire de leurs déplacements dans l’espace, des interactions entre ces occupants et de leurs stratégies pour les défendre10. Malgré une forte stabilité spatio-temporelle des territoires des animaux, leurs limites, leur forme et leur localisation peuvent évoluer brutalement lors de changements de populations (densité, structure) et/ou de contexte environnemental (modifications des ressources11) induisant une recrudescence d’intrusions et exacerbant les comportements territoriaux12. De complets déplacements de territoires ont ainsi été observés chez des suricates (Suricata suricatta) après de longues périodes de stabilité13.

5L’appropriation et la défense d’un territoire impliquent l’élaboration d’une carte mentale, la compréhension et l’exploitation d’informations spatialisées, la mémorisation des limites en cas d’intrusion. Ces capacités sont connues chez de nombreux primates14. La défense du territoire repose sur des avertissements (vocalisations ou marquages olfactifs) ou des agressions physiques envers les intrus. Chez les primates territoriaux, les cris à longue distance maintiennent l’espacement entre les individus ou entre les groupes15. Par ailleurs, des conventions comportementales peuvent éviter des conflits à coûts élevés16. Pour comprendre ce qui motive les comportements de défense d’un territoire, on doit considérer qu’au moins deux acteurs ou groupes d’acteurs en confrontation prennent leurs décisions selon leurs capacités à obtenir (ou non) des bénéfices in fine. Certains mécanismes cognitifs conduisent ces acteurs à une analyse sophistiquée des conditions écologiques et des stratégies de leurs adversaires, qui détermine l’intensité et la nature de leurs comportements territoriaux (par exemple, des manœuvres offensives, défensives ou esquives)17.

6Pour le géographe, le territoire s’apparente à un espace approprié avec des enjeux de domination, de pouvoir et donc des conflits à différents niveaux. Des études ethnographiques ont montré l’influence des variables écologiques sur la territorialité humaine mais des géographes soulignent le rôle d’autres facteurs, car le territoire est une « appropriation à la fois économique, idéologique et politique (sociale, donc) de l’espace par des groupes qui se donnent une représentation particulière d’eux-mêmes, de leur histoire18 ». Sur un même espace, il peut exister plusieurs territoires, dont les modalités de création relèvent d’une « stratégie d’utilisation d’espaces délimités pour des résultats particuliers, une stratégie de contrôle des ressources qui implique la classification de zones particulières afin de réglementer les personnes et les ressources19 ». Ainsi, la territorialisation et les discours à son égard font, par exemple, référence à l’existence de zones sauvages qu’il est possible de coloniser ou de sanctuariser, en s’appropriant de nouvelles ressources. En fait, les processus de territorialisation ont souvent été développés sur des territorialisations antérieures de sociétés préétablies.

7La territorialisation et le dessin des frontières sont coconstruits. Chez l’humain, la cartographie, des techniques de mesure et le marquage du paysage constituent des outils de délimitation, de contrôle et d’ascendant : les « frontières et les bordures sont des constructions sociales et historiques qui nécessitent leur maintien et des techniques de domination20 ». Chez des éleveurs agriculteurs, les territoires de villages sont délimités par des contraintes physiques du paysage qui sont « des points de fixation alimentaires et des zones de refuge21 ». À l’échelle des territoires urbains de gangs de rue, les autoroutes et les rivières matérialisent les frontières. Ces dernières sont signalées par des marquages à base de graffitis et sont le lieu de comportements spécifiques, comme les explosions de violence. Ces frontières fluctuent en fonction de l’émergence ou de la disparition de nouveaux gangs22. Les dynamiques spatio-temporelles sont telles, dans les sociétés humaines, que « le tracé des frontières et la création d’ordres autour de nouvelles ressources retravaillent profondément les schémas d’autorité et les architectures institutionnelles23 ». Chez les Maasai, par exemple, la privatisation des traditionnels pâturages ouverts a conduit à la mise en place de clôtures qui contraignent la circulation des humains (les enfants font des détours pour se rendre à l’école) et des animaux (ils se blessent dans les barbelés qui barrent leurs voies habituelles de passage)24.

8Les sciences humaines et sociales soulignent que la définition du territoire est dépendante des cultures. Pour les géographes français, en plus d’une appropriation économique mentionnée chez les Anglo-saxons, le territoire dénote un investissement affectif envers un lieu d’enracinement et d’identité25. Dès 1981, Joël Bonnemaison montrait que le territoire est une construction sociale toujours inscrite dans un contexte culturel, pas seulement une entité administrative et/ou politique26. Philippe Tizon rappela en 1996 que tout territoire est une assise physique mais qu’il devient social par un processus de symbolisation qui le dématérialise27. Autrement dit, le territoire est aussi une construction de l’imaginaire et de l’histoire des sociétés humaines. Dans cette construction, les usages et les phénomènes identitaires influencent les représentations territoriales et réciproquement. Cela rejoint les approches des sociologues spécialisés en géographie, pour lesquels « lire les territoires, c’est décrire les pratiques et les usages, leurs formes et effets28 ». S’ajoute « un déchiffrement pour compréhension des engagements, des investissements et usages d’un espace que dirigent les acteurs spatiaux, animés d’intentionnalité et doués parfois de stratégies29 ».

9Enfin, le même territoire peut véhiculer des valeurs et des attributs différents selon les points de vue et illustrer des divergences de perception, voire de gestion. Armand Frémont distinguait, en 1974, les territoires « vécus », soit « l’espace vu des hommes, non seulement dans leurs déplacements qui constituent l’armature de leurs espaces de vie, mais aussi par toutes les valeurs qu’ils attribuent à ces espaces en tant qu’hommes », de l’espace ressenti qui est « inégalement perçu, selon des distances qui ne sont pas uniquement kilométriques mais se révèlent aussi distances-temps, distances sociales, distances écologiques, distances culturelles30 ». Cette distinction peut être illustrée par le cas du parc national de Kibale en Ouganda. Ce dernier est perçu comme un moyen de conservation pour les gestionnaires nationaux et internationaux de la biodiversité. Il peut être vécu comme une injustice spatiale par les villageois qui vivent autour du parc. Ceux-ci évoquent des questions de droit lorsqu’ils parlent des incursions des animaux sauvages dans leurs champs, alors qu’ils n’ont pas l’autorisation de prélever des ressources sans accord préalable, bien défini par les autorités du parc : « Pourquoi les animaux peuvent sortir de la forêt pour faire des raids dans les cultures tandis que nous ne pouvons pas aller dans le parc pour chercher du bois de chauffage31 ? » Ces situations asymétriques sont sources de conflits territoriaux, surtout quand les territoires qui ne devraient pas être croisés le sont. En définitive, le système territorial est un système complexe, évolutif, composé de sous-systèmes, dont l’ensemble des interrelations ne cesse de se modifier dans le temps, mettant le territoire en tension et bousculant potentiellement son équilibre ainsi sans cesse dynamique32.

Comment décloisonner le concept entre les deux disciplines ?

10Décloisonner implique de préciser les convergences entre les deux disciplines et de déterminer les éventuels apports réciproques. Du point de vue des écologues comme des géographes, le territoire est une réalité physique et une construction sociale. C’est un système spatio-temporel complexe et dynamique passant par des phases de stabilité plus ou moins longues et des phases d’instabilité plus ou moins brutales qui peuvent impacter leur surface, leurs frontières et/ou leur localisation. Pour les deux disciplines, le territoire met en œuvre des mécanismes d’appropriation et de domination sur les ressources et l’espace. Ceux-ci impliquent des systèmes de défense, générateurs de conflits, qui visent à exclure le ou les congénères, potentiels compétiteurs à propos des ressources. Ces conflits trouvent leur résolution grâce à un panel de comportements territoriaux et de stratégies déclinés selon un gradient allant du code conventionnel aux agressions ouvertes, tout en incluant potentiellement l’évitement des espaces sensibles.

11Tentons maintenant de cerner dans quelle mesure les différences entre nos deux disciplines représenteraient des apports mutuels. Le géographe décrit un système global constitué de sous-systèmes de territoires emboîtés qui coexistent parfois difficilement. Soit l’exemple des aires protégées. Comme l’explique François Terrasson33, elles peuvent être assimilées à un « apartheid » entre l’homme et la nature. Leur difficile coexistence provient de la non-communication entre des acteurs qui ont une vision et un vécu différents face au même espace, parce que chacun est ancré dans « son » territoire34. Bien que difficiles, un inventaire et une confrontation des multiples territoires occupant un même espace sont essentiels pour gérer ces situations35 et ne pas négliger les particularités locales dans les modes nationaux et internationaux de gestion. Pour l’écologue, les aires protégées représentent la construction humaine d’un espace qui correspond, en totalité ou en partie, à des aires de distribution d’espèces ou de communautés d’espèces et non à des « territoires » animaux. Lorsque le géographe interroge les territoires animaux, il risque de le faire à travers de simples perceptions humaines s’il ne travaille pas avec l’écologue. Le cas échéant, il peut spatialiser la présence des animaux (individus et groupes) grâce à des données de suivi et analyser l’environnement naturel et anthropique dans lequel ils s’inscrivent avec des relevés et des enquêtes de terrain. Cette approche a été développée en géographie animale ces dernières années36. Mais les humains souhaitent souvent borner un territoire animal, comme ils bornent ceux des sociétés humaines à l’intérieur de frontières étatiques ou de leurs disciplines scientifiques, alors que les territoires des animaux sont souvent spatialement et temporellement plus flexibles que ceux des humains ou ceux des disciplines. Ces réalités contrastées peuvent être illustrées par la question du loup et de l’ours avec les éleveurs français ou celle des chimpanzés, des éléphants et des babouins avec les agriculteurs ougandais37.

12Conceptualisés via le travail des géographes, les territoires des animaux sont des entités dont les acteurs sont le plus souvent peu, voire pas du tout individualisés ; ils peuvent recouvrir des réalités spatiales très différentes de celles du territoire défini par l’éco-éthologue ; il peut s’agir d’une aire de distribution, plus ou moins locale, d’une espèce, d’un front de colonisation de nouveaux espaces par des populations animales, ou, chez des espèces dites non territoriales, de « domaines vitaux » dont les surfaces sont partagées conjointement avec des congénères ou des groupes sociaux voisins avec une relative tolérance. La géographie animale, une discipline en développement, tente de mieux préciser les réalités du point de vue de l’animal par une approche plus individualisée, depuis longtemps en vigueur en écologie pour de nombreuses espèces sauvages, notamment parmi les plus aisées à observer directement (mammifères sociaux diurnes ou oiseaux). Les avancées technologiques (pièges caméras, GPS, colliers, puces) élargissent désormais les possibilités à des espèces plus cryptiques dans l’environnement alors que les informations, très parcellaires, sur leur exploitation de l’espace n’étaient obtenues que par des signes indirects (suivis de traces)38.

13Nous avons vu que le niveau individuel pouvait être le bon niveau d’intérêt pour un écologue. En miroir, chez l’humain, qui est un animal social, il semble qu’il existe un complexe de territoires emboîtés à différentes échelles qui vont de l’individu au groupe social ou à la population. Il est possible, par exemple, de formaliser à une échelle individuelle les territoires au travail ou au domicile39. La maison peut représenter un espace défendu, donc un territoire, dans la mesure où n’entre pas qui n’a pas été invité. Les pièces de la maison peuvent être classées en sous-territoires (individuels, partagés, publics ou de juridiction40) dans lesquels la territorialité de chaque individu du foyer est plus ou moins marquée. Comme l’expression de la territorialité est aussi une affaire culturelle, les diverses cultures imposent différentes distances interpersonnelles envers ceux qui sont proches ou les étrangers41.

14L’écologue caractérise le territoire comme un fait biologique et il décrit les modalités d’appropriation de l’espace, les caractéristiques de celui-ci, les facteurs qui le façonnent, ses fonctions et les conséquences pour les individus ou les populations. Le géographe associe une dimension culturelle. Bien que les études éco-éthologiques montrent indéniablement la dimension culturelle de certains actes comportementaux, en particulier ceux liés à l’alimentation (innovation, fabrication et utilisation d’outils, par exemple42), ainsi que leur transmission au sein de groupes ou de populations, l’aspect culturel des territoires des animaux n’est, à notre connaissance, pas abordé, probablement parce que les psychologies et les modes de représentation de l’espace restent difficiles à interroger. La perception de l’espace n’est approchée que de façon indirecte, par des quantifications de l’usage qui en est fait, tels des chimpanzés qui utilisent la mémoire spatiale à long terme pour surveiller les grands arbres fruitiers43. Mais, les comportements territoriaux des animaux sont-ils susceptibles de variations culturelles selon les groupes ou les populations ? Cela reste à explorer car les études auprès de populations sauvages ne permettent généralement pas de distinguer la transmission culturelle d’explications alternatives, génétiques ou écologiques. Il en est de même de la dimension politique, du rôle de l’imaginaire et de la perception identitaire qui sont explorés en géographie humaine mais qui font défaut lorsque les écologues abordent les questions liées au territoire chez les animaux. Donc, si des acceptations communes existent déjà entre l’écologie et la géographie, celles-ci peuvent encore se compléter et s’enrichir (fig. 1).

Fig. 1. Schématisation du concept de territoire et de ses attributs impliquant des acceptions communes aux écologues et aux géographes (en blanc) et des compléments apportés par la géographie (en grisé)

Vers un concept transdisciplinaire

15La mise en cohérence des deux disciplines nécessite un prérequis indispensable : une compréhension commune de l’objet spatio-temporel « territoire ». Le géographe doit questionner l’écologue, par exemple sur la distinction entre territoires, espaces défendus et « domaines vitaux » des animaux, espaces non défendus, partagés avec d’autres congénères ou d’autres groupes sociaux. En effet, la dichotomie espèces territoriales versus espèces non territoriales n’est pas si évidente. Les groupes d’une même espèce peuvent passer de la territorialité à la non-territorialité selon le degré de défendabilité des ressources, comme chez le singe hurleur à manteau, Alouatta palliata44. Pour certaines espèces dites territoriales, la territorialité est liée à l’âge et au statut reproducteur45 (fig. 2). En écologie, la question est rarement abordée pour les espèces estimées non territoriales. Néanmoins, des études récentes ont mis en évidence des patrons d’évitement, entre groupes voisins, de certains espaces les plus utilisés (core areas) dans les domaines vitaux, ces core areas pouvant alors s’apparenter à des territoires. Ces voisins ont donc une compréhension de la « propriété » de ces espaces dont la localisation contraint leurs propres mouvements (babouins, gorilles46), bien que des comportements de défense ou de marquage n’aient pas été explicitement observés. D’autres travaux de ce type sur d’autres espèces réputées non territoriales pourraient conduire à un glissement du concept de territoire, qui prendrait en compte ce comportement d’évitement des acteurs dans l’utilisation de leur espace. Cela permettrait de mieux comprendre l’évolution de la territorialité chez l’humain et l’émergence de comportements territoriaux plus ou moins violents et guerriers.

Fig. 2. Comportement territorial chez les vigognes

16Revisiter le concept de territoire et l’orienter vers une acception transdisciplinaire suppose d’élargir les champs des deux disciplines et d’examiner comment les outils des écologues peuvent être transposés à la géographie ou vice versa et à quelle échelle spatiale. Un tel concept devrait logiquement cerner des réalités communes. Par exemple, le géographe et l’écologue s’accordent sur l’idée d’un espace d’appropriation que ne sous-tendrait pas obligatoirement une défense active mais qui pourrait être, au sens de Sylvie Biarez, un « lieu de constitution d’une société historique et d’une possibilité de vivre ensemble47 ». Alors, ces espaces « ouvrent vers les systèmes d’acteurs qui sous-tendent les territoires et représentent l’espace de vie48 ». Notre concept éco-géographique, justement décliné comme « espace de vie », intégrerait la possibilité de travailler à différentes échelles biologiques (individus, groupes, populations) et diverses échelles spatiales prenant en compte la complexité des systèmes spatiaux emboîtés. Pourrait-on obtenir des données comparables interprétables et quelles seraient les limites ? Tout en tenant compte du fait que « l’absence de communication linguistique […] restreint considérablement l’accès aux mondes symboliques et significations49 » des animaux, nous allons tenter de concevoir une telle expérience transdisciplinaire à travers quelques exemples.

17Dans le monde animal, les territoires sont plus fréquents à l’échelle des individus que des groupes sociaux, tandis qu’ils ne semblent pas concerner les populations entières, l’échelle habituelle de la géographie. Celle-ci aurait besoin de concevoir ce qu’est l’espace de vie à l’échelle de l’individu et dans quelle mesure sa réalité est déterminée par la défense, des patrons d’espacement basés sur l’évitement, ou les deux. Comme Nicholas Blomley le rappelle, « la maison de chaque homme est son château50 » et de nouvelles approches des territoires de la propriété sont appelées à se développer en géographie. Dans un langage familier, qui n’est pas celui du géographe, on parle volontiers de territoire lorsque quelqu’un marque ostensiblement son espace, par exemple dans une réunion en occupant une chaise. Au cours du temps, il peut progressivement s’approprier cet espace et les autres éviteront de l’occuper. Il serait intéressant d’envisager l’existence de ce type d’appropriation de l’espace dans des groupes sociaux animaux. Ainsi, des individus primates s’approprient-ils durablement certaines branches les plus confortables d’un arbre servant de dortoir ? Tolèrent-ils des congénères dans cet espace privilégié et lesquels ? Nous pourrions élargir cette question à des sous-groupes d’individus en intégrant les connaissances concernant les réseaux sociaux, analysés par les écologues en termes d’affinités lors des activités d’épouillage et/ou par une composante spatiale du type « plus proches voisins ».

18En écologie, que pourrait représenter l’espace de vie d’une population entière, dans le cas d’espèces territoriales ou non territoriales, et quels outils et paramètres du géographe pourraient être remobilisés ? L’espace de vie d’une population pourrait être représenté par son aire géographique et par la diversité des contextes sociaux et environnementaux locaux dans lesquels elle s’inscrit. À toutes les échelles, géographes et écologues peuvent mobiliser des outils et méthodes comparables (télédétection, SIG, analyses spatiales) pour décrire les différents habitats et leurs caractéristiques, ainsi que les autres vivants qui les habitent. C’est en décrivant les variabilités et les adaptabilités territoriales des individus ou des groupes à des échelles locales et en les confrontant à des échelles plus larges (ou inversement) que les scientifiques peuvent mieux saisir la complexité de la distribution territoriale et du comportement territorial des espèces animales, et les comparer à ceux de l’humain aux mêmes échelles biologiques et spatiales. Un tel exercice transdisciplinaire s’expose à des limites car il semble difficile d’adapter aux animaux les outils géographiques classiques que sont les enquêtes. D’autre part, la mise en évidence d’emboîtement de systèmes territoriaux, ou « d’espaces de vie », en relation avec une perception identitaire serait-elle possible pour les animaux, à l’image de ce que la géographie fait émerger pour les populations humaines ? Une telle étude chez les animaux reviendrait à préciser s’il existe des gradients de tolérance entre individus ou groupes sociaux selon leur éloignement spatial et à analyser les facteurs explicatifs en termes de reconnaissance et de compréhension d’une certaine identité collective. Cette dernière pourrait être basée sur des affinités historiques et/ou sur des liens de parenté, par exemple. Ces sous-espaces identitaires, plus larges que ceux des individus ou des groupes sociaux, seraient le siège de plusieurs unités sociales cohésives qui montreraient une plus faible tolérance envers des unités d’autres espaces identitaires. Les mécanismes sous-jacents pourraient faire appel à diverses formes de mémoires collectives, telles qu’elles ont été évoquées en géographie par Nuala Johnson et Geraldine Pratt51, notamment celles concernant les identités nationales. Chez les animaux, cela nécessiterait des études sur un temps long, surtout lorsqu’il s’agit d’espèces sociales longévives à systèmes sociaux complexes.

19Tout territoire devient social par un processus de symbolisation qui le dématérialise. Ainsi, en appliquant un même système, un territoire peut être reproduit dans l’espace en ayant la même portée symbolique. Par exemple, Thomas Cantens a montré que la stratégie des groupes armés religieux, à visée transnationale, « consiste à s’implanter localement et à recomposer graduellement un territoire (“califats”, “al-Dawla”) au sein duquel ils exercent leurs règles52 ». Cette symbolisation et ces imaginaires associés au territoire peuvent être recueillis lors de relevés de terrain et d’entretiens. Mais comment questionner cela chez les animaux ? L’écologue a peut-être une approche trop économique de la construction du territoire, où les coûts consentis devraient raisonnablement rester inférieurs aux bénéfices pour en maintenir les caractéristiques (localisation, surface, limites). Il faudrait poser la question du rôle éventuel de l’hédonisme. Un individu peut-il défendre son territoire par simple plaisir, même si les coûts deviennent trop élevés par rapport aux bénéfices ? Une satisfaction à habiter un espace connu compense-t-elle l’investissement dans la défense même si les ressources ne compensent pas l’énergie dépensée ? Ce sont des dimensions auxquelles ni l’écologue ni le géographe n’ont directement accès. Des travaux en psychologie environnementale et en sciences de la conservation offrent des informations importantes sur la relation entre le comportement, l’identité et le lieu, mais ils sont peu connus en géographie et en écologie. Ils montrent, par exemple, que plus un individu se sent relié à une espèce ou à un lieu, plus il a envie de les protéger53. Il semble difficile d’évaluer cet imaginaire chez les animaux et de questionner la symbolique ou l’affect qu’ils associeraient à leur territoire. Nous ne pouvons probablement qu’analyser les signes de leur territorialisation, et donc de la plus ou moins grande complexité des stratégies que les animaux mettent en place pour occuper un territoire, avec les zones qu’ils fréquentent plus ou moins54, les relations sociales et spatiales avec d’autres individus, groupes ou espèces, les modes d’expression55, les stratégies de marquages, etc. Toutes ces expressions font les territoires et c’est la combinaison des disciplines qui permettrait de les saisir plus ou moins exhaustivement.

20Nous avons souhaité faire dialoguer écologie et géographie à propos du concept de territoire. Nous avons d’abord évoqué certaines de ses acceptions pour chaque science puis mis en lumière des convergences et des différences afin d’esquisser une approche commune. La tâche a été difficile en raison de l’histoire du concept dans chaque discipline et de la diversité de ses interprétations. À notre sens, une définition commune devrait être basée sur la complexité de l’emboîtement des différentes échelles, biologiques et spatiales. En effet, chaque territoire animal inclut et s’inclut dans d’autres territoires (animal, humain, politique, culturel, social, environnemental, etc.) plus ou moins flexibles et s’inscrit donc dans des espaces de vie communs. Dégager une définition commune d’un concept devenant transdisciplinaire nous invite alors à sortir du concept de territoire. Malgré tout les débats sur la distinction entre espace et territoire en géographie, « espace de vie » nous semblerait plus approprié. Avec le terme « espace », il s’agit bien de l’appréhension de caractéristiques spatiales abordées à différents niveaux d’organisation (de l’individu à la population ou l’espèce) et de systèmes sociaux des animaux humains et non humains, à différents degrés d’interconnexions spatiales et à différentes échelles temporelles. Mais il faut aussi accepter qu’au-delà de nos considérations conceptuelles et (trans)disciplinaires, ce que chaque individu associe à son « espace de vie » plutôt qu’à son espace ou territoire est tout autant variable entre individus et espèces animales. Les scientifiques peuvent en déduire des pistes d’interprétation à travers des suivis GPS, des observations comportementales, des enquêtes ou des représentations photographiques, mais il leur est impossible d’en saisir toutes les complexités et réalités puisqu’elles ne sont jamais figées. Cela peut occasionner des frustrations rhétoriques, pour lesquelles les réflexions philosophiques de Vinciane Despret et Baptiste Morizot sont des remèdes innovants et sensibles. Pour approfondir cette démarche, une autre étape serait de recourir aux points de vue de la philosophie, de la psychologie environnementale, de l’anthropologie et de la sociologie.