De «  l’empreinte  » à «  l’attachement  »  : ce que l’éthologie apporta à l’étude du comportement humain

4Le psychiatre John Bowlby eut d’abord à s’occuper de jeunes délinquants. Dans un article intitulé «  Quarante-quatre jeunes voleurs  », il établit un lien entre l’enfance perturbée de ces adolescents et leurs troubles ultérieurs14. Afin d’expliquer leurs écarts de conduite, il s’appuya sur la doctrine freudienne suivant laquelle les expériences affectives de nos premières années avec nos parents auraient des effets à long terme15. Les données rétrospectives, recueillies à propos de ces adolescents, permettaient de constater, dans leur insensibilité aux sentiments d’autrui, la séquelle d’un manque d’affection maternelle durant leurs premières années. Comme tout psychiatre à l’époque, John Bowlby fréquentait les cercles psychanalytiques. On lui avait inévitablement expliqué l’importance des premiers mois et même des toutes premières semaines de la vie affective dans la formation des psychopathologies ultérieures. C’était en particulier ce qu’enseignait Melanie Klein qui décrivait le bébé comme un petit être avide, inévitablement confronté à la frustration, car on ne peut pas toujours avoir tout ce qu’on désire tout de suite comme si les ressources étaient inépuisables et disponibles en permanence16. Le bébé doit apprendre que sa mère n’a pas à être parfaite mais seulement «  suffisamment bonne  », selon la formule de Donald Winnicott17. Il doit patienter, refréner ses pulsions, renoncer à son omnipotence. Comme toujours en psychanalyse, la théorie est complexe et la vie psychique conflictuelle.

5Ce contexte théorique et ses premières consultations rendirent John Bowlby attentif aux signes de détresse, voire de désespoir, de jeunes enfants séparés de leurs parents, en milieu hospitalier. Pour lui, à la recherche de déterminants objectivables, donc qui ne se situent pas tout entier dans la tête des enfants, on devait pouvoir mettre en évidence des facteurs de psychopathologie tenant aux situations réelles, familiales, sociales. Fort de cette conviction, dont il regrettait qu’elle ne repose que sur des études de cas cliniques, il se fit confier par l’OMS la réalisation d’un rapport concernant les effets de l’absence de soins maternels sur la santé mentale actuelle et future d’un bébé ou d’un jeune enfant18. Ce rapport eut un très grand retentissement mais laissa John Bowlby insatisfait  : il souhaitait expliquer les effets pathogènes des situations réelles par une reformulation de la théorie freudienne des instincts, afin qu’elle soit reconnue par les institutions scientifiques.

6C’est alors, en 1951, qu’il commença à s’intéresser aux travaux de Konrad Lorenz qu’il rencontra lors des «  Entretiens sur le développement psychobiologique de l’enfant  », organisés par l’OMS à Genève en 1953. Ils présentèrent des conférences respectivement sur la «  Théorie psychanalytique de l’instinct19  » et sur la «  Comportementologie comparée20  ». Dans l’exposé du premier, il n’y avait aucun emprunt à l’éthologie. Il demanda même au second  : «  Je voudrais savoir quand le terme éthologie a été créé et par qui21.  » Il donna l’impression de découvrir ce champ de recherche. L’adoption, par un psychiatre d’orientation psychanalytique, de concepts développés par un spécialiste du comportement animal n’allait évidemment pas de soi. D’autant que les relations entre les éthologues proches de Konrad Lorenz et les tenants de la psychologie comparée, vers lesquels John Bowlby aurait pu spontanément se tourner, étaient parfois peu cordiales dans les années 195022. C’est un éthologue britannique, Robert Hinde, qui permit de rapprocher et d’éclairer les différents points de vue, aussi bien en ce qui concernait les relations entre psychologie comparée et éthologie que les allers-retours conceptuels et théoriques entre les travaux sur l’empreinte et sur ce qui allait devenir la théorie de l’attachement23. Robert Hinde était particulièrement bien placé pour éclairer John Bowlby au sujet des phénomènes d’empreinte puisque, au moment de leur rencontre, en 1954, ils se trouvaient au cœur de ses intérêts de recherche24.

7Prenant ses distances, sans la rejeter, avec la psychopathologie psychanalytique, John Bowlby repéra chez le nouveau-né humain des comportements apparaissant spontanément, qu’il jugea analogues à ceux observés chez les jeunes de différentes espèces afin d’attirer l’attention et l’empathie du congénère adulte, tels que les cris ou les pleurs, l’agrippement qui contribue à maintenir le contact, le regard orienté vers le visage qui permet de très tôt le reconnaître, etc.25. Tous ces comportements, supposés exprimer un besoin primaire, «  instinctif  », seraient intégrés en un système qui les coordonne et les régule, les active ou les inhibe par rétroaction, en fonction des réponses obtenues. Cela paraissait tellement simple, comment ne pas y avoir pensé plus tôt ?

8Pourtant, ce n’était pas seulement la théorie freudienne qui affirmait que le besoin d’autrui est appris (donc «  secondaire  ») et s’appuie sur le besoin de faim, qui est «  primaire  », cette conception était aussi celle des théories psychologiques et psychophysiologiques de l’apprentissage. Pour s’en rendre compte, il suffit de parcourir le livre que le biologiste Étienne Rabaud consacra au comportement animal en 194926. Il faisait état, chez différentes espèces, de l’attirance des femelles par les petits, de «  l’instinct maternel  », mais nullement d’un «  instinct  » des petits les orientant vers la mère. On mesure l’ampleur du changement apporté par l’éthologie lorsque dix ans plus tard, en 1959, au XXI^e Congrès international de psychanalyse, John Bowlby exposa que «  dans beaucoup d’espèces, on observe chez les petits des systèmes réactionnels instinctuels qui les amènent à s’attacher étroitement à une figure maternelle, sans que la mère elle-même fasse quoi que ce soit pour encourager cet attachement27  ». De même, pour mesurer la situation de ce qui allait s’appeler la «  psychologie du développement  », on peut se référer au Manuel de psychologie de l’enfant dirigé par Leonard Charmichael et paru en 1952. Karl Pratt, auteur du chapitre sur «  Le nouveau-né  », consacra cinq lignes à l’amour, «  qui consiste dans la cessation des pleurs, le sourire, les essais de vocalises produits en stimulant une zone érogène, en chatouillant l’enfant, en le remuant ou en le berçant doucement, en le caressant, et en le tenant sur le ventre28  ». Par la suite, avec la première formulation de la théorie de l’attachement, une dizaine d’années plus tard, précédée de la reconnaissance des phénomènes d’empreinte grâce à l’éthologie, de tels propos, guidés par une conception ne reconnaissant pas de prédispositions sociales au bébé humain ou au jeune animal, se trouvèrent dépassés.

9Mais encore fallait-il oser avancer que le bébé humain obéissait aux mêmes «  instincts  » que ceux d’autres espèces. Cette nouvelle conception des débuts de la vie sociale de l’être humain consistait à rechercher ses racines biologiques. Avec cela, le bébé de la théorie de l’attachement s’efforçait de participer à la vie sociale, activement mais automatiquement, mû par des programmes issus de la sélection phylogénétique. Son devenir dépendait de la qualité affective des situations qu’il rencontrait. Il n’y était pas pour grand-chose, à la différence du bébé de la psychanalyse, doté d’une vie fantasmatique mystérieuse mais singulière. Outre ses comportements d’attachement préprogrammés, le bébé de la théorie de l’attachement se bornait à mémoriser les expériences que la vie lui réserverait, ce stockage cognitif expliquant leurs effets à long terme. La nouvelle théorie obligeait à reconnaître que, si l’enfant entretenait des relations affectives avec ses parents, ce n’était pas seulement parce qu’ils prenaient soin de lui, mais aussi parce qu’il avait lui-même cherché à établir un lien charnel avec eux. Il leur devait beaucoup mais il était aussi pour moitié dans l’existence du lien qui les unit.

10En congédiant la métapsychologie freudienne et kleinienne, John Bowlby faisait l’économie d’une certaine complexité narrative. Cette exigence de parcimonie était explicite  : la reconnaissance d’un besoin primaire d’attachement «  tient compte d’un grand nombre de faits d’observation. En outre, elle éclaire et simplifie la théorie29  ». Les théories psychanalytiques permettaient, et permettent toujours, de penser le bébé puis l’enfant comme devant surmonter des épreuves  : sortir du clivage entre bons et mauvais objets, renoncer à la toute-puissance, accéder aux sentiments de remords et de gratitude, etc. Ces théories véhiculaient des normes morales, valorisant l’effort pour contrôler ses passions, une condition de la vie en société. Le développement psychologique devait être un progrès moral, sous peine de psychopathologie. Les pathologies adultes étaient expliquées par des fixations ou des régressions à des stades du développement. C’est tout cet édifice que John Bowlby menaçait avec ses emprunts, jugés simplificateurs, à l’éthologie.

11On comprend pourquoi ce fut dans le champ de la psychologie du développement, et non dans celui de la psychopathologie, que la nouvelle théorie suscita un vrai courant de recherche au cours des décennies 1970 et 1980, avec un nombre exponentiel de publications et de colloques. La psychopathologie n’intégra la théorie de l’attachement qu’à la fin du xx^e siècle, lui donnant alors une inflexion vers l’étude des pathologies du lien, qui ne correspondait pas à l’orientation donnée par John Bowlby et Mary Ainsworth30. Une autre transformation n’allait pas forcément de soi avec la nouvelle théorie  : le couple mère-enfant se retrouvait au premier plan et non plus le couple parental, comme chez Freud. La poursuite précoce et la recherche de proximité et de contact avec le partenaire remplaçaient la conquête œdipienne du parent de sexe différent contre celui de même sexe. La soif de sécurité individuelle avait supplanté la quête du plaisir partagé.

Influence de la psychologie sur l’éthologie

12On ignore souvent que, de façon réciproque, Robert Hinde reconnut l’influence des travaux de John Bowlby dans sa propre réflexion. Des auteurs évoquent une «  fertilisation croisée  » (cross-fertilization)31. Dans les années 1960-1970, alors que la théorie de l’attachement prenait son essor, les travaux de Robert Hinde donnèrent un écho aux préoccupations de John Bowlby, témoignant de la coopération intellectuelle entre le psychiatre et l’éthologue. Ainsi, Robert Hinde et ses collaborateurs prouvèrent les séquelles à long terme de la séparation partielle d’un bébé macaque d’avec sa mère32. Robert Hinde montra, malgré tout, une certaine réticence à utiliser le terme «  attachement  » qu’il plaça entre guillemets, dans un article de 1977, pour parler du lien entre la mère et son jeune33.

13Qu’est-ce qui avait poussé Hinde à observer ces dyades mère-enfant chez le macaque ? Il y eut d’abord l’effervescence intellectuelle dans le groupe de psychiatres, auquel John Bowlby l’avait invité à participer34. La question d’une détermination génétique des conduites affectives était au centre des débats. L’immersion de l’éthologue dans cette assemblée débattant de dyades mère-enfant put ainsi produire ce qu’on appelle un «  effet de loupe  »  : les processus, comportements, modes d’interactions, etc., identifiés chez les dyades mère-bébé l’auraient conduit à chercher des analogues parmi des espèces proches, suggérant une origine phylogénétique pour les adaptations humaines en question. Le passage par l’humain aurait permis à l’éthologue, de retour face à ses dyades animales mère-jeune, d’analyser plus finement leurs interactions, au prix d’une certaine anthropisation.

14D’autre part, l’article séminal du psychologue expérimentaliste Harry Harlow, «  La nature de l’amour  », publié en 1958 et qui constitua un jalon majeur dans l’émergence de la théorie de l’attachement, rendait compte d’une série d’expériences sur l’animal non humain35 et ce, au moment même où paraissait l’article de John Bowlby présentant une première formulation de la théorie de l’attachement. Harry Harlow rapportait des observations sur les macaques rhésus montrant les effets délétères de la privation sociale précoce. Car les méthodes de Harlow, qui élevait de jeunes macaques rhésus sans possibilité de contact avec tout congénère, étaient plus drastiques (l’expression est faible) que celles utilisées ultérieurement par Robert Hinde36. Harlow employait notamment des mannequins en guise de mère de substitution. Il mit en évidence la nature affective de l’attachement du jeune macaque rhésus à sa mère, minimisant le besoin nutritionnel, pourtant un indispensable moyen d’accès à la vie sociale selon Freud et les théories du conditionnement de l’époque. Harry Harlow montrait, en effet, que les jeunes macaques cherchaient le réconfort auprès d’un mannequin en grillage dépourvu de biberon mais recouvert d’un tissu-éponge, agréable au contact, plutôt qu’auprès d’un mannequin non recouvert, pourvu d’un biberon. Les démonstrations d’Harry Harlow fournirent un appui scientifique solide à la théorie de l’attachement tout juste naissante. La comparaison entre les conditions expérimentales permettant ou non au jeune de s’imprégner d’un partenaire, fût-il artificiel, avait de quoi frapper les esprits. Si ce jeune avait eu dans sa cage un mannequin offrant un contact doux, contre lequel, blotti, il passait une bonne partie de son temps, il s’avérait ensuite capable d’explorer les objets peu familiers ou les jeunes congénères introduits dans cette cage ; s’il n’avait eu qu’un mannequin en fil de fer, il n’y grimpait que pour s’alimenter et, exposé à des stimuli inconnus, il restait prostré dans un coin de la cage.

15On peut voir dans ces expériences un écho aux travaux de René Spitz sur «  l’hospitalisme  », mettant en évidence, enregistrements cinématographiques à l’appui, les effets dévastateurs de la privation de tout partenaire stable chez des bébés humains confiés à des institutions37. Or, l’auteur de ces travaux, sur lesquels John Bowlby s’était fortement appuyé pour son rapport à l’OMS en 1951, avait eu la primeur des observations de Konrad Lorenz sur l’empreinte  : amis et vivant tous deux en Autriche dans les années 1930, ils avaient eu loisir de s’entretenir de leurs recherches38. Ainsi, que ce soit par René Spitz ou John Bowlby, les processus d’empreinte, étudiés par Konrad Lorenz chez l’animal non humain, contribuèrent à forger le «  modèle humain  » qu’Harry Harlow et ses collègues avaient en tête en imaginant leurs recherches sur les macaques rhésus. John Bowlby et Harry Harlow, quant à eux, s’étaient rencontrés par l’intermédiaire de Robert Hinde en 195739, et ils restèrent en contact personnel et scientifique jusqu’au milieu des années 197040. Dans son article fondateur de 1958, «  La nature du lien de l’enfant avec sa mère41  », John Bowlby citait l’article d’Harry Harlow, «  La nature de l’amour  », encore sous presse, article dans lequel Harlow… citait Bowlby. Cette prise en compte permit à ce dernier de mettre en exergue l’aspect éminemment fonctionnel de l’attachement. Car, si Harry Harlow menait des expériences sur le macaque rhésus, son intérêt allait d’abord au bébé humain  : il se servait du bébé singe pour faire comprendre le besoin d’affection du bébé humain.

16Un autre article, publié par Harry Harlow et Robert Zimmermann en 1959, nous éclaire sur cette démarche42. Dans l’introduction, consacrée aux réponses affectives et à l’attachement, les auteurs commencèrent, ce qui est significatif, par évoquer les études sur l’empreinte, menées chez les oiseaux, dans les conditions rigoureuses du laboratoire, études qui, selon eux, permettaient d’identifier les facteurs responsables du développement et du maintien du lien entre le jeune et sa mère. S’agissant des bébés humains, ils réfutaient les hypothèses des anthropologues, des psychologues ou des psychanalystes mais ils saluaient la théorie de John Bowlby, récemment publiée43, à propos de laquelle ils déploraient l’impossibilité de produire des données expérimentales fiables  : «  L’utilisation de nourrissons humains comme sujets présente de sérieuses limites, car il n’est pas possible d’employer tous les contrôles expérimentaux qui permettraient une analyse tout à fait adéquate des variables proposées44.  » Pour pallier cette difficulté, ils proposaient d’étudier les facteurs responsables de l’attachement chez des «  primates subhumains  » (subhuman primates), notamment le macaque rhésus. Il est donc clair que, pour Harry Harlow et Robert Zimmermann, les expériences réalisées avec ces singes «  subhumains  » n’avaient d’autre but que d’éclairer le comportement humain. On comprend mieux pourquoi Harry Harlow et ses collaborateurs, d’abord psychologues expérimentalistes, n’hésitèrent pas à employer les termes «  attachement45  », «  affection  », «  amour  », voire «  dépression46  ». Leur position tranchait avec celle de Robert Hinde, d’abord zoologiste, qui mettait des guillemets au terme «  attachement  » ; on pourrait dire qu’il le prenait avec des pincettes. Il semble qu’on n’échappe pas à son ontogenèse culturelle et scientifique.

17Le terme «  attachement  » était-il désanthropisé ? Oui, si l’on considère que Harry Harlow l’employait à propos de singes. Non, car le comportement du jeune singe ne servait que de modèle, presque «  d’avatar  » un peu dégradé, au comportement humain. Puisqu’il s’agissait d’un presque humain, on avait le droit de lui attribuer des sentiments humains. On se trouvait alors au milieu du gué.

Une anthropisation de l’empreinte ?

18Reconnaissons à Harry Harlow et Robert Zimmermann le mérite d’avoir réaffirmé qu’empreinte et attachement constituaient les deux faces d’une même pièce et d’assumer l’existence d’une continuité, voire d’une identité, entre les phénomènes à l’œuvre chez le poussin et chez le bébé humain47. D’ailleurs, en 1975, le zoologue Klaus Immelmann soutint que le terme «  empreinte  » était assez souvent utilisé par des psychologues ou des psychiatres pour évoquer l’influence persistante des expériences précoces dans le développement comportemental du jeune humain48. Mais, dans la mesure où l’on ne trouve pas, à propos d’une éventuelle «  empreinte humaine  », la trace d’un travail de conceptualisation équivalent à celui mené autour de la notion d’attachement, peut-être ne faut-il voir là qu’une commodité de langage. Dans ses premiers écrits, Konrad Lorenz mentionnait que l’empreinte prenait place durant une période bien définie, très courte, au début de la vie de l’animal et qu’elle était irréversible, marquant à jamais l’organisme ; tellement irréversible qu’elle orientait les préférences sexuelles des individus adultes49. Quoique souvent remises en question50, ces caractéristiques si particulières ont sans doute permis de sortir la notion d’empreinte du seul cadre de la relation mère-jeune et de la rendre synonyme d’événement fondateur aux conséquences irréversibles, acquérant ainsi une certaine polysémie.

19Ainsi, en zoologie, on parle d’empreinte pour décrire les préférences d’un individu (envers un aliment particulier, une aire géographique, un type d’habitat ou un hôte, s’agissant d’un parasite) du moment qu’elles s’acquièrent durant une courte période, bien circonscrite, en début d’existence et qu’elles persistent tout au long de la vie51. C’est bien le sens que certains psychologues ou psychiatres donnent à cette expression, comme nous venons de le voir. Le terme «  empreinte  » est également largement utilisé en génétique et en biologie moléculaire52. Il est même employé dans les sciences du management pour souligner l’importance des influences extérieures, provenant de l’environnement, dans l’élaboration initiale des structures et des organisations humaines, ainsi que pour dire la persistance de ces schémas fondateurs au cours du temps, alors même que les conditions extérieures se sont modifiées53.

20Anthropisation du concept d’empreinte ? Très certainement. On mesure le succès d’une idée fondatrice à son appropriation par des disciplines parfois fort éloignées de celle lui ayant donné naissance. Succès d’audience au risque de la déliquescence du concept, à force d’être utilisé de manière trop inclusive. Sans doute peut-on regretter que les observations de Spalding soient quasiment tombées dans l’oubli et que le concept d’instinct de poursuite ait été remplacé par celui d’empreinte, car il aurait certainement mieux décrit le besoin des jeunes nidifuges de s’attacher à un objet, sans mettre exagérément en avant l’irréversibilité du phénomène.

Désanthropisation de l’attachement

21La théorie de l’attachement, fille des travaux menés sur l’empreinte, semblait avoir trouvé sa place naturelle au sein de la psychologie tout en se permettant quelques incursions excusables chez nos proches cousins. Cela aurait pu en rester là mais c’était sans compter sur le développement, dans les années 1990, d’études concernant «  l’attachement social  », c’est-à-dire la mise en place et le maintien de liens affectifs particuliers, aussi bien entre parents et enfants qu’entre partenaires sexuels. Ces travaux furent notamment menés à l’université Emory, aux États-Unis, par Larry Young et son équipe, sur deux espèces sœurs de rongeurs américains, le campagnol des prairies (Microtus ochrogaster), monogame, biparental, à la vie sociale développée, et le campagnol des montagnes (Microtus montanus), polygame, monoparental et solitaire. Découvrant que les campagnols des prairies différaient de leurs cousins des montagnes par l’aptitude de certaines de leurs structures cérébrales à répondre aux effets d’un messager chimique, l’ocytocine54, ces chercheurs mirent en avant l’importance de cette molécule ainsi que celle de son action stimulante sur un réseau neuronal, appelé circuit de la récompense55. Celui-ci, un réseau de neurones du système nerveux central, découvert fortuitement dans les années 1950 par James Olds et Peter Milner56, avait d’abord été étudié en raison de son implication dans les phénomènes d’addiction57, avant que l’on ne s’aperçût que son rôle «  naturel  » concernait le renforcement positif des comportements indispensables à la survie de l’espèce ou de l’individu. C’est le circuit de la récompense qui permet d’attribuer une valeur hédonique aux relations sexuelles ou aux relations que les parents établissent avec leur progéniture en dispensant les soins parentaux. Il facilite ainsi les liens affectifs. Lors de ces interactions, la libération de l’ocytocine, messager chimique, renforce la valeur hédonique et affermit l’attachement entre les partenaires. Qu’un même réseau de neurones soit impliqué aussi bien dans le lien social que dans l’addiction suggéra alors une interrogation non dénuée d’ironie au neurobiologiste Thomas Insel  : «  L’attachement social est-il un trouble addictif58 ?  » Notons l’utilisation du qualificatif «  social  », accolé au terme «  attachement  », qui témoigne de l’élargissement de ce concept à d’autres objets que le seul objet maternel59. Cette extension dans le cadre de la théorie de l’attachement avait eu lieu dès les années 1980, par exemple lorsque Cindy Hazan et Philip Shaver intitulèrent un article  : «  L’amour romantique considéré comme un processus d’attachement60.  » La théorie élaborée en son temps par John Bowlby prenait ainsi un nouvel élan.

22Nous devons donc constater que l’amour et l’attachement ne relèvent désormais plus de la seule psychologie mais sont entrés, par la grande porte, dans le domaine des neurosciences en étant désanthropisés. On prendra pour témoin cet article de vulgarisation, publié en novembre 2004 dans la revue La Recherche sous la rubrique «  Neurobiologie  ». Intitulé «  Le cerveau et l’amour  », il fait le point sur les travaux évoqués ci-dessus tout en élargissant le propos aux affects humains61. Et, afin que nul ne l’ignore, la couverture du numéro précise  : «  Deux hormones62 sont impliquées dans la passion, l’amitié et le sentiment maternel  » et «  La science de l’attachement est née  ». Dès lors, celui-ci ne s’arrête plus aux limites de l’espèce  : on parle ainsi de l’attachement qu’un chien porte à son compagnon humain et réciproquement63. D’autant qu’il a été découvert que ces interactions interspécifiques sont susceptibles d’être accompagnées d’une libération d’ocytocine chez les protagonistes64. Aménageant le «  test de la situation étrange  » de Mary Ainsworth65, conçu à l’origine pour de jeunes enfants, des auteurs ont caractérisé les styles d’attachement qu’un chien ou un chat exprime vis-à-vis d’un humain familier66. Ils décrivent ainsi des attachements sécures, ambivalents ou évitants, comme le faisait Mary Ainsworth lorsqu’elle étudiait les relations des enfants avec leur mère. Serions-nous parvenus au stade ultime de la désanthropisation du concept d’attachement, ou ne faut-il y voir que le reflet de l’anthropisation de nos animaux compagnons ?

23On voit donc que le terme «  attachement  », parfois accolé à l’épithète «  social  », est désormais utilisé, dans son acception la plus large, pour décrire les liens motivés par un besoin de sécurité individuelle et une recherche de proximité à l’autre, qu’un animal, humain ou non humain, développe avec un congénère privilégié – parent, enfant, partenaire sexuel ou ami67 ou avec un individu d’une autre espèce – liens qui, lorsqu’ils s’instaurent harmonieusement, affectent positivement l’existence des individus qui les établissent. Cette définition très englobante dissout certainement le travail conceptuel originel de Bowlby sur l’attachement dans une construction aux contours plus flous mais présente l’avantage de réunir, au sein d’un même ensemble, des attitudes aux soubassements semblables68 et aux conséquences bien souvent convergentes. On peut malgré tout s’interroger  : l’attachement en se désanthropisant est-il resté un concept susceptible d’être investi par les chercheurs en quête d’un étayage théorique à leurs travaux ? Ou bien, au fond, n’est-il devenu qu’une simple étiquette «  fourre-tout  » dont la vertu suprême serait d’agréger des disciplines ou des courants de pensée qui, au rebours des préoccupations de Bowlby, Hinde et Harlow, ne prennent pas toujours le temps d’éclaircir leurs positionnements respectifs ainsi que leurs interrelations ? La même remarque s’applique, de façon encore plus marquée, à l’empreinte, laquelle, en s’anthropisant, a d’ailleurs quasiment déserté le champ des études comportementales.