2. Croisements interdisciplinaires
p. 133-134
Texte intégral
1Une autre voie pour désanthropiser un concept ou l’attribution de la capacité évoquée ou encore la représentation en arrière-plan du monde animal est de recourir à d’autres disciplines, de croiser les notions, les analyses, les méthodes, en particulier avec les sciences humaines. À première vue, désanthropiser avec celles-ci peut sembler paradoxal. En réalité, ces sciences s’avèrent très utiles pour penser un concept, et la faculté associée, d’une manière plus abstraite, car elles ont dû confronter et adapter leurs notions à celles d’autres civilisations humaines. Elles ont aussi traqué l’expression de ces facultés jusque dans les gestes quotidiens, semblant instinctifs et donc longtemps liés au biologique. Cela les a conduites dans les deux cas à proposer des définitions élargies. Les sceptiques diront que c’est poser d’autres lunettes et plaquer d’autres regards. Nous pensons que c’est pouvoir ainsi mieux approcher la grande complexité des animaux, que nous avons vu déjà bien prise en main à propos de l’hédonisme, et pouvoir sortir de la conception pyramidale-arborée.
2Prenons le cas de la culture. Parmi les différents niveaux d’acceptions, d’approches et d’observation possibles, peu à peu déclinés par les anthropologues depuis deux siècles, certains s’avèrent adaptables et adaptés aux animaux comme des zooanthropologues l’ont récemment montré1. Ainsi, en sa définition la plus générale, la culture est un ensemble, peu à peu construit, d’acquis peu à peu appris, mais aussi partagé et transmis2. Il ne s’agit pas d’un patrimoine musical, scientifique, technique, mais de savoirs être, de manières d’être, de comportements, progressivement acquis, construits. Cette extension de la culture au corps, au psychologique, aux gestes, comme éléments culturalisés, est habituelle en sciences humaines : des techniques du corps de Marcel Mauss aux mises en scène de soi d’Erving Goffman à l’histoire culturelle des émotions, des corps et des gestes d’Alain Corbin3. Il n’y a aucune raison de la refuser aux animaux. Si l’on n’en fait pas des machines biologiques. Si l’on met en avant leur plasticité comportementale dans l’espace et le temps. Si l’on admet que d’autres facteurs et d’autres dimensions entrent en jeu, ainsi que des éthologues le reconnaissent peu à peu.
3Quatre contributions incarnent ces croisements à propos de trois concepts. Alain Boissy et Pierre Le Neindre, éthologues, montrent qu’un croisement pluridisciplinaire, notamment avec les sciences humaines, permet d’élargir la définition de la conscience et d’aboutir à l’idée de pluralité des consciences, déjà adoptée pour les intelligences. Véronique Servais, psycholoque, envisage les émotions animales à partir du regard anthropologique sur les émotions, en s’appuyant sur les courants récents qui proposent des approches sociales et relationnelles. Elle brosse un tableau des possibilités pour rétablir des liens entre émotions animales et émotions humaines, et désanthropiser la notion. À propos du cas du poulpe, Pascal Carlier, Fabienne Delfour, éthologues, et Marie Renoue, sémioticienne, convoquent la psychologie, la linguistique, la philosophie afin de mieux définir les émotions et de les étudier du côté des animaux, d’atteindre des versions animales, en particulier celle de la pieuvre. La manière et la redéfinition sont proches de celles de la proposition précédente, les sciences des deux bords pouvant ainsi converger. Gérard Leboucher, éthologue, et Pascal Mallet, psychologue, évoquent l’histoire des influences réciproques entre l’éthologie et la psychologie à propos de l’empreinte, utilisée par la première, et de l’attachement, prônée par la seconde, qui ont finalement abouti en éthologie au remplacement de l’empreinte par l’attachement mais dans une version désanthropisée. Autrement dit, ces contributions illustrent une désanthropisation des concepts par décloisonnement.
Notes de bas de page
1Janet Alger, Steven Alger, Cat Culture, Philadelphie, Temple University Press, 2003 ; Dominique Guillo, « Les recherches éthologiques récentes sur les phénomènes socio-culturels dans le monde animal », L’Année sociologique, 66/2, 2016, p. 351-384 ; Florent Kohler, « Comment les émotions font corps », dans Éric Baratay (dir.), Croiser les sciences pour lire les animaux, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2020, p. 267-284.
2Denys Cuche, La notion de culture dans les sciences sociales, Paris, La Découverte, 2004.
3Marcel Mauss, « Les techniques du corps », Journal de psychologie, 32/3-4, 1935, p. 271-293 ; Erving Goffman, Les rites d’interaction, Paris, Éditions de Minuit, 1974 ; Alain Corbin, Le village des cannibales, Paris, Aubier, 1990.
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