Plaisir de la narration et narration du plaisir  : poème animalier et récit naturaliste

3Depuis longtemps, les poètes savent élaborer des récits mettant en scène nos sentiments et nos représentations, sous couvert de dépeindre la vie animale. À propos de «  Cohorte  », un poème de Saint-John Perse, Flora Souchard nous donne un exemple4. Le poème décrit l’imaginaire «  Krahac  », qui, en son vol, ne fait «  point que pêcher ; il s’éprend, l’aile ferlée, de dériver sur l’eau tout un jour et une nuit  : il est aise, il est quitte, il flotte et s’enfle sous sa plume  ». Flora Souchard commente ce texte ainsi  :

L’union maximale du langage et de la vie […] se fait […] sous le signe du plaisir, […] les actions animales sont loin d’être toutes axées vers la survie, et le vol est source d’exaltation. Comment savoir néanmoins si le plaisir décrypté dans les manœuvres aériennes, et retranscrit par l’exubérance verbale, est pensé du côté des animaux […]. Nulle preuve, sauf si, comme Perse, nous invoquons «  l’intuition au secours de la raison  » et faisons le pari que l’oiseau agit aussi par recherche de bien-être5.

4Comme Saint-John Perse, le naturaliste Charles Darwin octroyait aux animaux une sensibilité similaire à la nôtre dans La filiation de l’homme et la sélection liée au sexe, publié en 1871 ; cela lui a permis d’étayer sa théorie de la sélection sexuelle. À la lecture de son ouvrage, on découvre que cet auteur évolutionniste, par ailleurs plein de rigueur, se laisse parfois emporter par ses inférences, notamment lorsqu’il cherche des arguments à l’hypothèse selon laquelle, chez les oiseaux, les femelles sélectionnent leur partenaire en fonction de critères esthétiques. Darwin va même jusqu’à se projeter dans la tête et le corps de ces volatiles  : «  Lorsque nous apercevons un oiseau mâle déployer soigneusement ses plumes gracieuses ou ses couleurs splendides devant la femelle, tandis que d’autres oiseaux, dépourvus d’une coloration comparable, ne se livrent pas à un tel déploiement, il est impossible de douter que la femelle n’admire pas la beauté de son partenaire mâle6.  » Nous voilà au cœur de notre interrogation  : quand on parle du plaisir des animaux, s’agit-il vraiment du leur ou de celui que nous leur prêtons ? On trouve dans un dialogue de Tchouang-tseu une manière pertinente d’exposer ce problème  :

Lors d’une excursion, Houei Cheu et son ami Tchouang-Tcheou s’étaient retrouvés sur la jetée qui surplombait la rivière Hao. Tchouang s’était exclamé  :
– Les poissons ! Vois comme ils s’ébattent librement, comme ils doivent être heureux !
– Comment sais-tu qu’ils sont heureux ? Tu n’es pas un poisson ! avait ergoté le rhéteur.
– Tu n’es pas moi, comment sais-tu que je ne puis savoir si les poissons sont heureux7.

5Il en va des descriptions de la vie animale, qu’elles soient l’œuvre d’un poète, d’un philosophe ou d’un naturaliste, comme des mythes héroïques  : c’est toujours la quête de plaisirs qui constitue le fin mot de l’histoire. Quête de plaisirs chez celui dont on décrit les actions mais également chez le lecteur ou le spectateur, dont les attentes empathiques se confondent avec celles des protagonistes. Ainsi, à propos des contes, François Flahault nous explique que, «  [pour] l’auditeur ou le lecteur, ce n’est pas le message du conte qui importe d’abord – à supposer qu’il y en ait un –, c’est l’effet que produit sur lui le récit. [… C’]est à travers ce plaisir vécu que le récit contribue à mettre en sens son expérience8  ». Et concernant l’Odyssée, François Dingremont nous assure que les «  Grecs prenaient plaisir à entendre narrer les manières d’être et les façons de faire d’Ulysse. [… Celui-ci] plaît aux Grecs parce qu’il réussit des épreuves qu’eux, mais aussi chacun de nous, appréhendent, craignent et se réjouissent de passer9  ». Pour ces auteurs, le fil d’un récit tisse des liens entre une attente et une réponse. Le lecteur comme l’auditeur est conduit de tension en relaxation ; le sens du récit est indissociable des plaisirs qui l’accompagnent. Puisque ce sont les animaux qui retiennent ici notre attention, voyons ce qu’il en est à leur propos.

6Les ouvrages des oiseliers du xviiie siècle nous fournissent l’illustration exemplaire d’une argumentation fondée sur des considérations hédonistes. Nous avons décrit par ailleurs les méthodes coercitives, tel l’aveuglement, qui permettent d’augmenter la durée annuelle durant laquelle les oiseaux chantent, afin d’agrémenter l’univers sonore des clients10. Après avoir minutieusement exposé les techniques à mettre en œuvre, Louis-Daniel Arnault de Nobleville, auteur d’un de ces traités, affirme que cela ne nuit pas au bien-être des oiseaux  : «  On peut aveugler de la même manière toutes sortes d’oiseaux de ramage ; loin de leur faire tort, ils n’en chanteront que mieux11.  » Pour justifier leurs méthodes, qui nous heurtent souvent en raison des contraintes, voire des souffrances qu’elles imposent aux oiseaux, la plupart des oiseliers recourent à une rhétorique invariable qui fait presque figure de théorie. Puisque les oiseaux se plaisent à chanter, ils considèrent que ces animaux n’en seront que plus heureux si les humains augmentent leurs performances dans ce domaine. En fait, cette prolepse, visant à désamorcer les réticences d’un lecteur ou d’un praticien, laisse entendre que des aversions devaient être surmontées.

7En outre, dans le désir de faire mieux que la nature et de proposer aux amateurs des animaux toujours plus attractifs, les oiseliers apprenaient des compositions, souvent des airs de chansons, à des oiseaux captifs. Il semble que l’Europe ait eu l’exclusivité de cette pratique. Certes, la Chine, les Philippines, la Guyane et d’autres contrées ont connu et connaissent encore des concours de chants d’oiseaux élevés en cage, mais il s’agit d’individus «  éduqués  » à l’aide de chants de leur espèce, qui font office de «  modèles  ». Pourquoi l’Occident du xviiie siècle s’est-il distingué ? Nous retiendrons l’hypothèse qu’à partir du moment où les oiseaux, comme beaucoup d’animaux, ont été considérés par la philosophie empiriste comme des êtres éducables et sensibles, la tentation a été trouvée grande de profiter de leurs compétences pour les «  améliorer  ». Leur apprendre des mélodies humaines revenait à les civiliser, à les sortir de leur sauvagerie naturelle. On trouve une preuve de cette supériorité attribuée à la culture, à l’occidentale en particulier, dans un texte où Buffon affirme que les oiseaux de nos contrées chantent mieux qu’ailleurs  :

Et à l’égard de la douceur de la voix et de l’agrément du chant des oiseaux, nous observons que c’est une qualité en partie naturelle et en partie acquise ; la grande facilité qu’ils ont à retenir et répéter les sons, fait que non seulement, ils en empruntent les uns des autres, mais que souvent ils copient les inflexions, les tons de la voix humaine et de nos instruments. N’est-il pas singulier que dans tous les pays peuplés et policés, la plupart des oiseaux aient la voix charmante et le chant mélodieux, tandis que dans l’immense étendue des déserts de l’Afrique et de l’Amérique, où l’on n’a trouvé que des hommes sauvages, il n’existe aussi que des oiseaux criards, et qu’à peine on puisse citer quelques espèces dont la voix soit douce et le chant agréable ? Doit-on attribuer cette différence à la seule influence du climat12 ?

8Buffon laisse peu de place à l’incertitude  : les animaux nous entourant bénéficient de qualités que nous nous attribuons. Et quoi de plus agréable que de vivre en notre compagnie ! Les textes que nous venons de mentionner expriment tous l’idée que la poursuite de plaisirs serait chez l’animal comme chez l’humain un puissant encouragement à l’action. Mais avant d’adopter ce point de vue, vérifions que nous ne sommes pas leurrés par nos inférences anthropomorphiques.

La place et les fonctions des plaisirs

9Les animaux ne sont pas des machines et, de fait, la loi les considère comme des êtres sensibles13. Cependant, ce terme reste bien en deçà de ce que nous savons de la richesse des affects et des compétences mentales de nombre d’espèces. Il ne fait plus de doute que la vie animale est animée par des émotions, des attachements, des douleurs, de la souffrance et des formes de conscience.

10Dans son célèbre ouvrage consacré aux émotions, Charles Darwin insiste en 1872, non seulement sur leurs fonctionnalités, mais aussi sur la filiation évolutive ayant permis à l’homme d’en hériter14. À l’en croire, la question ne serait donc pas de savoir si les animaux éprouvent des émotions, à l’instar des humains, mais plutôt quelle est l’origine de ces émotions, en particulier celle des plaisirs, et comment nous en avons hérité. Dans un ouvrage récent réunissant des observations, des réflexions et une compilation d’anecdotes, Marc Bekoff réaffirme que les émotions tiennent une place centrale dans la compréhension de la vie sociale et affective des animaux15. Ce chercheur a adopté l’approche dite «  empathique  » que Jane Goodall avait inaugurée en s’intégrant à un groupe de chimpanzés, ce qui lui avait permis d’observer des comportements qui seraient passés inaperçus sans cela16. Jane Goodall a décrit les affects qu’engendre la vie sociale de ces primates, tels que la «  joie  » lors de retrouvailles et la «  tristesse  » lorsqu’ils perdent un compagnon ou un jeune. Il est indéniable que les émotions éprouvées par de nombreuses espèces permettent à leurs membres de communiquer et de tisser une vie sociale17. Elles contribuent aussi, au niveau individuel, à mémoriser des événements, agréables ou fâcheux ; elles donnent une «  couleur  » aux souvenirs et peuvent participer à l’élaboration d’une conscience phénoménale18.

11La reconnaissance de ces propriétés permet d’affirmer que des animaux possèdent une forme de sentiment d’existence et une capacité de «  sentience19  », un terme qu’Astrid Guillaume s’est employée, avec succès, à réintroduire dans la langue française. Il est ainsi défini dans le récent Larousse  : «  [Pour] un être vivant, capacité à ressentir les émotions, la douleur, le bien-être, et à percevoir de façon subjective son environnement et ses expériences de vie20.  » S’appuyant sur les travaux de Harry Harlow ainsi que sur une connaissance de la clinique humaine, John Bowlby a élaboré une théorie générale de l’attachement, pour laquelle l’effet d’une imprégnation irrépressible s’adjoint à la mémorisation d’un être particulier envers lequel un jeune animal oriente ses demandes de protection et d’affection21. Ensuite, un grand nombre de travaux en éthologie, neurophysiologie et endocrinologie, ont enrichi notre connaissance de l’affectivité des animaux22. On considère aujourd’hui qu’il est approprié d’utiliser le terme «  douleur  » pour les vertébrés, et même le mot «  souffrance  » quand, de surcroît, est mise en évidence, comme chez les oiseaux et les mammifères, une dimension émotionnelle qui se traduit par des postures de retrait, de prostration, ou encore une perte d’appétit23. Ces considérations ont participé à l’émergence de la notion de «  bien-être  », que les chercheurs s’emploient à définir et à réglementer, notamment pour les animaux de compagnie et d’élevage24.

12L’hédonisme n’est qu’une des multiples aptitudes dont l’évolution a doté certaines espèces, et notamment la nôtre. Nous devons à James Olds, et ce, dès 1956, la preuve que les animaux sont des êtres qui éprouvent et recherchent du plaisir25. Cet auteur a montré que des rats stimulent certains de leurs centres nerveux en s’administrant de légères impulsions électriques à un rythme effréné et pendant des heures entières. Des images qui ne laissent pas de nous étonner. Ces travaux ont abouti à la découverte des circuits dits «  de récompense  » au sein des vertébrés. Ces réseaux de neurones libèrent de la dopamine et des opiacés endogènes qui sont, non seulement à la source du «  bien-être  », mais aussi impliqués dans toutes les activités accompagnées de contentement, comme la réussite d’un apprentissage, la découverte et la consommation de nourriture, l’activité sexuelle, ou encore l’accueil de congénères parents.

Les bases archaïques de l’hédonisme

13René Misslin définit le comportement hédoniste comme une quête de sensations agréables ; il ne consiste pas simplement à goûter des plaisirs. Ces derniers ne se donnant guère d’emblée, il faut rechercher ou créer les situations qui permettent de les éprouver. Deux étapes marquent la quête hédoniste. Lors de la première, un désir induit une action  : la recherche d’une situation, d’un objet, d’un sujet ou d’un événement. Dans un second temps, il est possible d’obtenir la satisfaction attendue. Selon les chercheurs et les disciplines, on rend compte de ce processus en soutenant qu’une attente conduit à une action qui apportera une solution, ou qu’une tension sera suivie d’une relaxation. Cela rappelle ce que les éthologues disaient autrefois des comportements vitaux, tels que l’alimentation et la reproduction  : certains distinguaient un cycle de trois phases, désir-action-satisfaction, d’autres deux étapes, l’appétitive et la consommatoire. Dans un premier temps, contentons-nous de cette dernière description. Lors de la première étape, l’animal concerné ressent un besoin ; mû par une motivation, il explore son milieu à la recherche de ce qui pourrait le satisfaire. Ce n’est que lors d’une deuxième étape que la tension perçue s’apaise, que la consommation de ce qu’il recherchait lui apporte une relaxation. Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen sont allés jusqu’à écrire que le moment appétitif est sensible aux apprentissages, alors que la période consommatoire est de l’ordre de l’instinct (c’est-à-dire de l’enchaînement des actes innés). Ces auteurs ne parlaient ni de désirs ni de satisfaction, ces termes ne faisant partie ni de leur lexique ni de leurs concepts.

14Mais la quête des plaisirs ne saurait se limiter aux seules satisfactions vitales. Au cours de ses propres recherches et au vu des travaux poursuivis en éthologie, René Misslin a tôt remarqué que les comportements animaux n’ont pas pour objectif immédiat d’assurer la pérennité des individus  :

Le primatologue zurichois Hans Kummer, dans son passionnant livre sur les mœurs et structures sociales des babouins hamadryas, s’est livré à une méditation très intéressante sur ce qu’il appelle «  la relation entre la valeur de survie et la satisfaction chez les êtres vivants26  ». Il remarque que, de façon générale, les animaux ne règlent pas leur comportement sur la base de sa valeur de survie, mais sur sa valeur de satisfaction. Pour H. Kummer, la valeur de satisfaction à court terme est un compas qui donne l’orientation à la valeur de survie à long terme. Sans doute seuls les reptiles, les mammifères et les oiseaux possèdent l’équipement cérébral qui confère à la valeur de satisfaction la dimension hédonique. C’est la conclusion à laquelle parvient Michel Cabanac  : «  Il est vraisemblable que la perception du plaisir commence dans la phylogenèse avec les reptiles et se trouve chez tous les oiseaux et mammifères27  »28.

15Ces conceptions ne sont pas majoritaires en biologie. On lit dans la plupart des ouvrages que les organismes seraient animés par des objectifs très précis  : se maintenir en vie et se reproduire. À ces deux instances primordiales, il faudrait ajouter des processus de régulation permettant de contrôler le fonctionnement de l’organisme. Il est certain que ces nécessités laisseraient peu de place à des plaisirs «  gratuits  », à de pures fantaisies. Il n’est donc guère étonnant que, lorsqu’ils étudient la vie de relation des individus, les éthologues voient essentiellement des conduites utiles, des stratégies dont ils recherchent l’efficacité. Un pas de plus et l’animal est assimilable à une machine programmée dont on pourrait implémenter les fonctions, comme on le fait avec un robot. L’existence est alors réduite à un ensemble de fonctions vitales et le rôle des plaisirs serait de simplement les renforcer.

16La conception de la vie animale que nous développons ici est bien différente. Certes, les activités des animaux leur permettent in fine de vivre et de se reproduire. Mais, à nos yeux, ce sont les désirs et les satisfactions accompagnant ces fonctions vitales qui motivent leurs actions, non les fonctions vitales elles-mêmes. En outre, suivant en cela René Misslin et Michel Cabanac, nous considérons qu’au cours de l’évolution les recherches de plaisirs se sont souvent émancipées des nécessités biologiques, qu’elles ont pris leur autonomie à l’égard des fonctions vitales qu’elles venaient autrefois renforcer. Il est du reste notable que la recherche de plaisirs s’exacerbe lorsque les besoins vitaux sont satisfaits  : les animaux de zoo et les animaux domestiques jouent plus que les individus sauvages en nature, qui ne peuvent compter sur les humains pour veiller à leur survie. Si la quête hédoniste se libère pour peu que s’allège le poids des besoins vitaux, elle ne leur est donc plus directement liée.

17Quoi qu’il en soit, le processus de quête passe toujours par un désir dirigé vers des objets et des événements nouveaux ou renouvelés. Apparaît alors la notion de plaisir pour le plaisir  : la quête hédoniste travaille pour son propre compte. Il est même concevable que la satisfaction récompense, non pas la découverte de l’objet recherché, mais l’action même de rechercher29. Il y a donc tout lieu de penser que l’hédonisme s’est manifesté chez les animaux bien avant l’apparition de notre espèce sur cette planète. C’est sur une base animale archaïque que se sont construites et développées les différentes variantes de l’hédonisme humain. Nous avons imaginé et mis au point une multitude d’activités propres à nous donner du plaisir. En variant les situations d’attente, c’est-à-dire en manipulant le désir ou en obéissant à ses impératifs, et en concevant différentes actions permettant d’atteindre divers types de satisfaction, notre espèce est assurément la championne de la quête hédoniste. Les jouissances que nous procurent la musique, la gastronomie, le jeu, l’érotisme, le théâtre, la danse, la lecture, le sport, s’inscrivent dans une dynamique de tension-relaxation, attente-résolution, désir-satisfaction, qui a pour origine évolutive des comportements appétitifs et consommatoires dont elle s’est émancipée.

Le jeu  : en tant que plaisir de l’action et du «  faire semblant  »

18Le verbe «  jouer  » et le substantif «  jeu  » s’appliquent à bien des activités humaines  : un orchestre joue une partition, un acteur un rôle, le sportif un match, hommes et femmes se livrent aux jeux de la séduction et de l’amour. On parle aussi de jeu politique, de jouer un mauvais tour ou de la pièce mécanique mal ajustée qui joue dans son alvéole. En revanche, ce vaste champ sémantique se trouve considérablement restreint en ce qui concerne la vie animale. Limitons ici nos analogies aux activités d’amusement, aux manifestations ludiques.

19Depuis longtemps, le jeu des animaux suscite bon nombre de questions chez les éthologues, surtout quand il est considéré comme activité «  gratuite  ». En effet, nous l’avons vu, les théories évolutives estiment que les conduites sont sélectionnées afin d’augmenter les chances de survie et de reproduction ; elles retiennent avant tout l’utilité et la valeur adaptative des comportements. Dans ce cadre, les auteurs s’intéressant au jeu s’emploient logiquement à lui trouver une fonction en accord avec l’orthodoxie éthologique. Ainsi, le jeu préparerait les jeunes aux conduites propices à la survie, à la reproduction et à la vie sociale. Il servirait essentiellement à acquérir une pleine maîtrise de la motricité et à affiner la perception des sensations. Il faciliterait l’exploration de l’environnement, l’acquisition d’aptitudes pour combattre ou chasser, l’apprentissage de postures et de signaux de communication confortant la vie sociale et sexuelle.

20Sans mettre en doute la validité de ces conceptions, on peut cependant les juger très insuffisantes. Comment imaginer un seul instant qu’un animal qui joue soit uniquement motivé par des fins évolutives et adaptatives ? Les arguments «  utilitaires  » ne rendent pas compte de ce qui incite un individu à jouer, rompant ainsi le cours de ses routines. Konrad Lorenz aurait placé ces activités sur le compte de l’instinct. Mais, aujourd’hui et pour de multiples raisons, ce genre d’explication est tenu pour très réducteur, car il ne rend pas compte de la complexité de la vie mentale des animaux. En d’autres termes, une approche «  psychologique  » semble indispensable si l’on veut savoir ce qui motive les activités ludiques d’un animal. Mais comment objectiver sa subjectivité, son «  monde intérieur  », ses «  contenus de pensée  » (pour adopter une terminologie «  phénoménale  ») ?

21Jakob von Uexküll a proposé de qualifier d’umwelt le «  monde propre  » à chaque être, un univers qu’il estime doté de significations30. Commentant cette notion, Florence Burgat écrit que, «  [de] manière générale, le monde propre de l’animal se découpe de la façon suivante  : les objets saillants d’un milieu sont ceux qui ont une connotation d’activité pour l’animal31  ». En d’autres termes, la signification de certains objets figurant dans le «  monde propre  » d’un animal s’établit sur les actions qu’ils évoquent. Et parmi ces objets, il y en a qui procurent un «  plaisir de l’action  ». Il s’agit d’un processus commun aux animaux et aux humains, qui s’inscrit dans la dynamique de la quête hédoniste et des trois phases évoquées plus haut  : désir-action-satisfaction.

22Ce plaisir de l’action, ressenti en dehors de toute nécessité vitale immédiate, devient une fin en soi. Toutefois, ces activités ne sont pas uniquement fantaisistes ; certaines sont déjà répertoriées par les éthologues dans un cadre utilitaire. Par exemple, il n’est pas rare de voir un chat faire semblant d’attraper une souris ou un oiseau, ou bien mimer une sorte de combat. «  Faire semblant  » et «  faire comme si  » présentent des analogies avec bien des jeux humains que Johan Huizinga décrit ainsi  : «  Sous l’angle de la forme, on peut […] définir le jeu […] comme une action libre, sentie comme “fictive” et située en dehors de la vie courante, capable néanmoins d’absorber totalement le joueur ; une action dénuée de tout intérêt matériel et de toute utilité32.  » De son côté, Pierre Garrigues nous rappelle que, pour Karl Groos comme pour Robert Fagen, nos activités artistiques s’inscrivent dans cette logique puisqu’elles demandent à l’acteur de faire semblant et au spectateur d’adhérer à cette fiction. Et d’en conclure que l’activité artistique aurait pour origine le jeu animal33. Le jeu présente une exubérance de conduites caractérisées par le faire-semblant. Cela n’est pas sans rappeler les étonnements d’Adolf Portman face à la multitude de formes sous lesquelles apparaissent les êtres vivants. Analysant les travaux de ce chercheur, Isabelle Autran souligne  : «  [Il] est évident qu’il existe un écart manifeste entre la profusion des formes et les rôles fonctionnels censés les analyser34.  »

23La nature serait-elle pour le coup dispendieuse ? Cette question n’est pas habituelle en biologie où domine le principe d’homéostasie, où la recherche de situations stables et économiques passe pour être une qualité spécifique aux êtres vivants. À tel point que, pour expliquer les débordements d’énergie propres aux parades sexuelles ou les morphologies «  excentriques  » de certains individus, les éthologues ont dû recourir à la catégorie de l’utilitaire et à des mécanismes complexes «  d’emballements évolutifs  », tel le runaway process35. Autrement dit, ces phénomènes dérogeraient aux règles de l’économie. De notre point de vue, la diversité des comportements, des morphologies, des modes d’être ne serait pas à mettre au seul crédit de l’utilitaire, car, loin d’être parcimonieux, prosaïque et austère, le vivant semble plutôt prodigue, lyrique et hédoniste. Nous sommes invités à faire fi de conceptions «  puritaines  » et à ouvrir nos esprits à une vision plus «  épicurienne  » de la nature. Il faut pour cela renouveler notre lexique, à commencer par celui des éthologues.

L’évolution du lexique

24En consultant l’index et la table des matières de divers manuels d’éthologie édités depuis plus d’un demi-siècle, on constate que des thèmes d’étude et des termes disparaissent, d’autres perdurent, certains apparaissent. Ce phénomène n’est pas essentiellement imputable à la fantaisie des chercheurs ou à l’air du temps, mais au fait qu’au fil des années, les éthologues font émerger de nouvelles questions et qu’ils leur répondent à l’aide d’ensembles théoriques «  inédits  », impliquant l’usage de termes nouveaux36.

25C’est ainsi que les mots «  instinct  » et «  empreinte  », si importants dans les années 1950 et 1960 pour les objectivistes tels Konrad Lorenz et Nikolaas Tinbergen, ont aujourd’hui disparu, ainsi que l’évoquent Gérard Leboucher et Pascal Mallet dans ce volume. Il en est de même des termes «  apprentissage associatif  » et «  conditionnement  », qui, à la même époque, faisaient florès dans les travaux des épigénètes Theodore Schnierla et Daniel Lerhman. La «  cognition  » règne désormais là où l’«  intelligence  » s’affichait, et l’«  attachement  » a succédé à l’«  imprégnation  ». La behavioural ecology nous a habitués à parler de «  stratégie  » et d’«  efficacité du comportement  » des individus censés «  optimiser des bénéfices  » et «  minimiser les coûts  » lors de la gestion de leur «  budget temps-énergie  ». L’étude de la vie sociale et des habitats a fait place à une «  éco-éthologie  ». Nombre d’espèces sont considérées dotées de «  proto-culture  », de «  proto-langage  », de «  proto-outils  », là où l’on parlait innocemment de mœurs et d’usages.

26La question de l’hédonisme animal nous a permis de mettre en évidence les avantages que recèlent les analogies. Mais cela ne nous dispense pas d’être vigilants et critiques  : on peut utiliser le même mot pour décrire des activités en différentes espèces animales et chez l’humain sans pour autant qu’il s’agisse de processus ou de déterminismes identiques. L’usage montre que nous préférons élargir la polysémie d’un mot plutôt que de créer un néologisme. Ou bien, ce qui est de plus en plus fréquent en biologie comme en bien d’autres domaines, nous utilisons un mot anglais, le francisant parfois, avec plus ou moins de bonheur, sans en définir exactement le sens, ce qui ne peut que nuire à la compréhension des textes. Mais au total et en dépit des effets pernicieux que peut induire l’extension à l’animal d’un terme utilisé pour les humains, nous sommes convaincus qu’il est nécessaire d’être audacieux si l’on veut être inventif. Un chercheur se doit d’imaginer de nouvelles relations entre les événements qu’il observe. À ce titre, son travail ressemble à celui d’un peintre  : il lui faut regarder le monde comme tout un chacun le perçoit, et cependant, en poussant plus loin ses investigations, le représenter sous un jour nouveau.

27Un propos de Jean Dubuffet illustre ce point de vue. Cet artiste avait choisi de refuser la culture dominante et de s’exprimer en se référant à un concept de son invention, «  l’art brut  ». Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il a théorisé des productions artistiques (dessins d’enfants ou œuvres de malades mentaux) et il a revendiqué une spontanéité artistique non contrainte par un système académique. Dans le texte qui suit, Dubuffet invite à regarder le monde «  autrement  », à redéfinir le réel. Pour mieux briser les conventions, il rédige sans ponctuation et sans utiliser les mises en forme habituelles de la pagination37  :

TU RÉCUSERAS CE QUE TU AVAIS PRIS POUR LA RÉALITÉ TON REGARD TU LE DÉSHUMANISERAS TU LE NETTOIERAS DE TOUT CE QU’ON AVAIT VOULU T’APPRENDRE TU LE LIBÉRERAS DES NOMS DONNÉS AUX CHOSES TON REGARD TU LE FIXERAS AU MOMENT QU’IL N’EST PAS ENCORE INTERPRÉTÉ PAS ENCORE DÉNATURÉ PAR LES NOMS DONNÉS AUX CHOSES IL N’Y AURA PLUS DE CHOSES QUAND IL N’Y AURA PLUS DE NOMS ALORS TU DÉCOUVRIRAS QU’IL Y A DANS LE MONDE BIEN PLUS DE CHOSES QUE N’EN DÉNOMBRAIT LE VIEUX CADUQUE RÉPERTOIRE ET QU’ELLES NE SONT PAS DE LA SORTE QU’ON T’AVAIT FAIT CROIRE CE QUE TU AVAIS PRIS POUR OBJETS ET CORPS N’ÉTAIT RIEN PLUS QUE TRANSITOIRES FIGURES ELLES TE TROMPAIENT TU N’Y PORTERAS PLUS ATTENTION ELLES SE FONT ET SE DÉFONT ELLES N’ONT PAS DE PROPRE SUBSTANCE NE SONT QUE LEURRES D’UN INSTANT ÔTE MAINTENANT DU CHAMP LE FALSIFIANT JALONNEMENT DE LA FABLE HUMANISTE L’ÊTRE N’EST PAS EN CES QUELQUES POINTS OÙ TU CROYAIS LE VOIR L’ÊTRE EST PARTOUT UN BOUILLON QUI NE S’INTERROMPT PAS QUI CIRCULE AU DEDANS COMME AU DEHORS DES FIGURES QUE TU AVAIS PRISES POUR DES CORPS DOUÉS D’EXISTENCE PROPRE RIEN DE CE QUE TU AVAIS VU N’EXISTE ET TU N’EXISTES PAS NON PLUS CESSE DE VOIR DES ÊTRES OÙ IL N’Y EN A PAS VOIS MAINTENANT BONDIR L’ÊTRE PARTOUT

28On ne saurait reconsidérer le monde avec plus de liberté… et de plaisir ! Chaque nouvelle génération de chercheurs découvre dans le comportement des animaux des faits que l’ancienne n’avait pas vus ou considérés comme négligeables. Aujourd’hui, un jeune chercheur pourrait faire remarquer, aux anciens adeptes de l’instinct et des apprentissages associatifs, qu’il y a bien plus de sentience et de quête hédoniste chez les animaux que n’en concevaient leurs ensembles théoriques et conceptuels. Attribuer aux animaux des activités qualifiées d’hédonistes dépasse le simple domaine de l’intuition, ou de l’usage métaphorique. Ces conduites ont beau se manifester d’une manière propre à chaque espèce, dans le cadre de nécessités vitales ou de jeux frivoles, cela n’enlève rien au fait qu’un même mobile ancestral s’exprime là  : il s’agit de satisfaire des désirs inhérents à l’existence. L’analogie est manifeste, l’hédonisme constitue une grille de lecture incontournable des conduites animales et humaines.