Poser le cadre pour mieux en sortir

2Sapiens étant désormais l’unique représentant de son genre, le seul moyen d’étudier l’apparition de ces protodessins dans notre histoire évolutive est de l’appréhender chez nos plus proches parents connus, les autres singes anthropoïdes. Les chimpanzés et les bonobos qui partagent environ 98,8 % de nos gènes6 montrent nombre de comportements similaires aux nôtres. Or, les études portent désormais plus sur la production et les préférences musicales de ces grands singes que sur l’utilisation et la production d’outils7. Dans ce volume, Dalila Bovet interroge la sensibilité esthétique et les productions artistiques chez les non-humains par le biais de la musique. Mais il faut également envisager les manifestations de deuil ou de cérémonies rituelles dont on accumule les exemples chez les animaux, déconstruisant encore un peu plus le concept du propre de l’être humain. Ainsi, des chimpanzés de communautés d’Afrique de l’Ouest ont été vus en train de lancer des pierres de façon répétitive, sur les mêmes arbres, provoquant des accumulations à leur pied8. Ce comportement, qui ne semble a priori pas apporter de bénéfices directs aux individus, est similaire en plusieurs points (comme l’importance du lieu) aux pratiques rituelles humaines ; il laisse songer à une possible origine commune de la spiritualité. Donc, il n’est pas dénué de sens d’aborder la question du dessin chez les grands singes puisque les premières productions humaines seraient potentiellement liées à l’expérience spirituelle de leurs auteurs.

3Il a été observé, de manière plus ou moins anecdotique auprès de nos cousins anthropoïdes, un certain nombre de comportements dont il faut reconnaître qu’ils sont de moins en moins spécifiques aux humains. Le dessin en fait partie. En 1928, Alexandre Sokolowsky a vu dessiner un chimpanzé nommé Tarzan II au zoo de Hambourg en Allemagne9. En 1933, Heinrich Klüver évoqua le dessin au sol d’un singe capucin avec un morceau de craie10. C’était la première tentative enregistrée d’un dessin par un singe. En 1942, Julian Huxley expliqua comment un jeune gorille, du nom de Meng, avait tracé sa propre ombre sur le mur clair de sa cage : « D’un coup, voyant son ombre devant lui, il s’est arrêté, l’a regardée et a tracé son contour avec son index. » Meng n’a jamais répété ce comportement malgré les efforts réitérés de Julian Huxley11. Après la publication de sa note dans la revue Nature, un certain Leonard Bowen lui a fait part de ses observations lors d’un voyage en Inde : « Des singes tracent le contour de leur main, en utilisant une brindille tenue dans l’autre tel un crayon. D’autres individus ont inspecté ces traces avec intérêt, tournant nerveusement autour12. » Les anecdotes sur le dessin non humain ne concernent pas que les primates. Au début des années 1980, une femelle éléphant d’Asie, nommée Siri, a été observée par son gardien marquant le sol avec des cailloux et des bâtons ; elle a ensuite été formée à l’utilisation du papier et de crayons13.

4Si le dessin non humain spontané n’a jamais été abordé que par le biais d’anecdotes, le plus souvent en milieu captif, il est important de rappeler que la non-apparition d’un comportement dans la nature ne signifie pas que les capacités cognitives sous-jacentes n’existent pas chez les individus de l’espèce concernée. Lorsque toutes les conditions nécessaires sont réunies, comme souvent en milieu contrôlé, il n’est pas rare que des animaux se montrent capables d’agissements encore non observés en milieu naturel. Dans son ouvrage Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations (1776), l’économiste écossais Adam Smith écrit : « On n’a jamais vu d’animal chercher à faire entendre à un autre par sa voix ou ses gestes : Ceci est à moi, cela est à toi ; je te donnerai l’un pour l’autre14. » Des chercheurs ont pourtant démontré le contraire en 2009, à propos de deux orangs-outangs du zoo de Leipzig, qui, placés dans les conditions optimales pour cela, ont su mettre en place un échange réciproque et équilibré d’objets en vue de les troquer par la suite contre de la nourriture15. Mais une telle démarche n’est pas nouvelle. Déjà, Frédéric Cuvier menait des études sur le comportement, l’intelligence et le lien social des animaux de la ménagerie du Jardin des plantes de Paris afin d’établir, non pas « ce qui s’opère dans la nature, mais ce qui peut s’y opérer16 ». Anecdotes de terrain et études en captivité (laboratoire et parc zoologique) sont complémentaires pour saisir la complexité du monde animal.

Fig. 1. La femelle chimpanzé Ai a pour habitude de peindre et de dessiner au feutre

5D’ailleurs, dans les zoos et les instituts de recherche, dessin et peinture constituent maintenant des activités récréatives proposées à certaines espèces d’animaux. Ainsi des bonobos, chimpanzés, gorilles, orangs-outangs mais aussi macaques et babouins travaillent désormais sur des ordinateurs et dessinent ou peignent quand ils en ont la possibilité.

6Il n’est pas question de forcer l’individu à reproduire un comportement, mais de questionner ses capacités ou non à marquer une surface, voire à représenter. Le dessin doit être libre sans quoi il s’agit d’une contrainte menant souvent à une souffrance. Les éléphants-peintres présentés en Thaïlande représentent un exemple navrant : victimes de violences et de privations suivant la méthode du Phajaan17, ils sont forcés à reproduire des images figuratives devant des touristes ignorants, s’empressant de les acheter. Mais comprendre le comportement d’un animal ne va pas de soi et nécessite de faire appel à des connaissances pluridisciplinaires. Concernant le dessin, les échanges entre sciences sont encore insuffisants. Ainsi l’étude de l’essence et du développement du dessin humain, de l’enfant notamment, reste le plus souvent cantonnée aux seuls domaines des beaux-arts et de la psychologie.

Ouvrir le cadre disciplinaire

7Chez l’être humain, le comportement de dessin se développe au cours du temps et nécessite de multiples capacités, tant motrices que sensorielles, notamment visuelles puisque son développement repose avant tout sur l’acquisition d’un vocabulaire graphique. En cela, le dessin peut être assimilé au langage18, défini pour l’humain comme un système de représentation utilisant des schémas (sons ou signes) afin d’exprimer un concept, une idée19. Au cours de l’enfance, ces schémas sont progressivement internalisés, mémorisés puis utilisés de façon infinie par les individus pour produire des phrases. Les éléments lexicaux verbaux varient en taille, comprenant les phonèmes individuels, les morphèmes, les mots, les idiomes, les constructions schématiques et éventuellement les phrases entières. Au même titre, les « éléments lexicaux graphiques » varient également. Le point, la ligne ou la courbe constituent les éléments de base du langage graphique et donnent naissance, par leur assemblage et leur disposition, à des structures plus complexes servant la représentation. D’une façon similaire à la phase de babillage du langage verbal, les enfants commencent le dessin par une étape dite de gribouillage. Par la suite, ils gagnent en fluidité à mesure qu’ils maîtrisent l’articulation grammaticale des informations schématiques peu à peu intégrées. Tandis que le langage requiert l’acquisition du lexique et de la grammaire, le dessin nécessite l’internalisation et la production de schémas graphiques20. Cet apprentissage se fait notamment par l’imitation de l’univers graphique dans lequel l’enfant évolue et se construit ; il est donc influencé par sa culture21.

8Si, par divers aspects, le dessin peut être rapproché du langage verbal, que se passe-t-il si un individu n’acquiert pas de vocabulaire graphique durant son enfance ? L’individu disposerait alors d’un système de dessin appauvri, constitué d’éléments graphiques simples (des figures « bâtons » par exemple) comparables aux propriétés résilientes du langage22, autrement dites innées. Ainsi, même en l’absence de stimuli extérieurs, des capacités graphiques « primitives » se déploieraient bel et bien. Ceci est illustré par le fait que des similarités et des étapes communes de développement sont constatées, bien que tous les enfants du monde reçoivent une instruction différente en matière de dessin. Une part innée dans ce comportement de dessin est donc probable et la question de son origine évolutive chez des espèces non humaines est envisageable.

9Le dessin suscite ainsi les mêmes problématiques que celles que le langage a provoquées avant la constitution d’une science à part entière : la linguistique. Frédéric Landragin a montré comment la diversité des langues a créé de vives difficultés, notamment pour définir les unités de langage, jusqu’à la « linguistique scientifique23 ». L’essor de cette linguistique vient de son ouverture aux mathématiques, notamment grâce à Noam Chomsky qui, en plus de définir une base de travail commune, a permis de dépasser la barrière des espèces en prônant l’importance des études comparatives. Le paradigme de cette « mathématisation » de la langue (une expression de Stanislas Lem24) ne pourrait-il pas être étendu au dessin ? Et si, à la place de lire un dessin, nous le déchiffrions ? L’emploi des mathématiques pour appréhender le comportement d’un animal en son milieu a fait ses preuves, notamment avec des outils mathématiques particuliers appelés fractales. La fractalité traduit l’invariance d’une structure ou d’un objet, quelle que soit l’échelle considérée. Celle-ci peut être spatiale et aider à comprendre, par exemple, les stratégies de déplacement des animaux lors de leur recherche de nourriture. Elle peut également être temporelle et faciliter la compréhension de comportements séquentiels (comme les comportements de fourragement et de locomotion) menant eux-mêmes à l’appréciation de l’état de santé de l’individu, donc à l’évaluation de son bien-être25.

Fig. 2. Satoshi Hirata présente un écran tactile à la femelle chimpanzé Hatsuka afin d’enregistrer les coordonnées de son dessin.

10Appliquer des méthodes similaires à l’étude du dessin animal ne paraît pas vain. Ce dessin étant désormais une occupation habituelle des grands singes en milieu captif, l’étude de ce que Desmond Morris26 a appelé les « démarches intermédiaires » dans la réalisation d’un dessin paraît être « à portée de doigts » grâce à l’emploi de tablettes ou d’écrans tactiles permettant d’enregistrer les coordonnées spatiales et temporelles de chaque point constituant chaque dessin.

11Grâce à de telles analyses mathématiques et de la même façon que pour le langage, nous pourrions mettre au jour des unités de dessin qu’il faudrait définir et nommer sur le même modèle que les phonèmes, les syllabes ou les phrases.

Dépasser l’entrave technique

12Les productions graphiques humaines sont le plus souvent classées selon différentes dimensions : de simples marques (gribouillis chez le tout-petit), du dessin figuratif chez l’enfant et l’adulte, de l’art chez une minorité, certainement la plus capable de transmettre une émotion. Mais cette gradation est-elle seulement attribuable à l’humain ? Les termes « dessin » et « art » sont-ils à réserver aux seuls sapiens ? Doit-on accepter la simple construction de l’expression restrictive « dessin animal », voire « art animal » ? Longtemps, les créations non humaines n’ont été considérées que selon une démarche esthétique et artistique. On ne cherchait pas à comprendre le comportement de l’animal dessinateur car il était de suite considéré comme un artiste. Le meilleur exemple est celui de Congo, chimpanzé observé par Desmond Morris dans les années 1950 et qui a produit plus de 400 peintures durant son enfance, car, arrivé à l’adolescence, il se montra moins intéressé par le dessin que par les femelles chimpanzés ! Le « comportement artistique » ou les « aspects esthétiques » de telles réalisations simiesques ont suscité des débats houleux et des discussions enflammées au sein d’un large ensemble de disciplines. Car, à l’instar des notions de croyances, de jeu, de plaisir et même d’humour, celles d’art et de dessin sont abstraites et leur(s) définition(s) donnent rarement lieu à consensus chez Homo sapiens. Pour le psychologue évolutionniste Geoffrey Miller, l’art serait alimenté par la sélection sexuelle et ne serait que le coproduit d’une parade nuptiale27. Au contraire, pour Ellen Dissanayake, l’art serait un comportement « spécial » qui érigerait notre espèce en Homo aestheticus28. Ces deux définitions ne sont que des exemples parmi les nombreuses réflexions proposées. D’autant que, comme l’explique l’artiste et architecte Olafur Eliasson : s’il « n’y a personne dans la pièce, il n’y a pas d’art » ; celui-ci ne serait pas l’œuvre d’un créateur mais d’un spectateur29. Le sens du « beau » ne se retrouverait que dans l’œil, l’oreille ou le cerveau de celui qui observe ou écoute30.

13Quant au dessin, il est considéré par des auteurs comme le fruit de la simple volonté de marquer, de produire des traces visibles31. Mais l’étymologie du mot « dessin » sous-entend quelque chose de plus complexe : un dessein, une destinée, un but, celui de représenter. Ce sens est bien prégnant dans l’activité de dessiner et l’on comprend qu’il constitue un premier obstacle à la compréhension de ce comportement chez les animaux. Car, leurs productions réalisées sans contraintes sont systématiquement abstraites, sans figuration, ou du moins non interprétables par un observateur extérieur. En 1978, James Gibson s’interrogeait déjà sur notre perception des images : un dessin a-t-il uniquement du sens pour son créateur, pour la personne qui l’observe ou pour les deux32 ? Il posait cette question à propos des gribouillages des jeunes enfants mais elle pourrait être étendue aux primates non humains et plus largement aux autres espèces animales. Est-ce que le fait de marquer aurait un quelconque sens pour l’animal en question ? Pour répondre à cette question, il faudrait, plutôt que s’intéresser au dessin achevé, décomposer le processus de tracé.

14D’autre part, la civilisation de l’image dans laquelle nous évoluons incite à percevoir le dessin comme un attribut de l’humanisme et l’anthropisation élevée de ce concept nécessite un important travail de (re)définition. Mais où trouver un nouveau vocable pour parler des dessins réalisés par les non-humains ? Contenterons-nous de placer « animal » ou « non humain » à côté de chaque terme employé ? Ou bien (ré)inventerons-nous un vocable universel qui cesserait de placer une barrière entre l’être humain et les autres animaux ? L’appui de disciplines telles que la zoolinguistique et surtout la zoosémiotique apparaît indispensable. Elle œuvre à une nouvelle caractérisation sémiotique des émotions, des intelligences, des langages, autant de termes « sensibles » dès qu’il s’agit de désanthropiser les concepts humains pour mieux étudier les non-humains.

15Et qu’en est-il des dispositifs picturaux que nous utilisons ? Imaginons un enfant qui nous demande du matériel pour dessiner. Sans réfléchir, nous lui donnons une feuille de papier blanc et des crayons de couleur. Dans cet exemple, il existe deux dispositifs picturaux : le support (la feuille de papier) et l’instrument (les crayons de couleur). La peinture peut être considérée comme un troisième dispositif pictural. Tout cet attirail apparaît naturel, notamment dans les pays occidentaux, mais il ne l’est pas en réalité. De même, certains aspects techniques plus fragiles, comme l’ombrage, n’ont été découverts et inscrits dans le bien commun qu’à partir de la Renaissance et ils nécessitent, vu la complexité de leur réalisation, d’être appris à l’aide d’une source externe d’information. Ainsi, l’utilisation de telles techniques, de tels outils, de tels supports mobiles, lisses, rectangulaires n’est en réalité qu’une habitude relativement récente, ayant aussi évolué au cours des derniers siècles de l’histoire de l’art33.

Fig ; 3. Familière des feutres et des pinceaux, la femelle chimpanzé Pan a besoin d’une baguette en bois pour dessiner sur un écran tactile.

16Il en va de même avec les nouveaux outils électroniques, comme les écrans ou les tablettes tactiles. Loin d’être secondaire, le matériel de dessin proposé au dessinateur, notamment animal, s’avère capital pour provoquer son intérêt. Les dispositifs picturaux, tout particulièrement le support, influencent certainement la façon dont l’animal appréhende, comprend et apprécie l’activité de dessin ; ils doivent être sérieusement pris en compte. Si l’individu est amené à dessiner régulièrement, il faut bien analyser ce à quoi il est accoutumé ainsi que les dispositifs nouveaux qui peuvent s’avérer aussi bien stimulants pour la curiosité qu’ « incompréhensibles » ou stressants. Il est également crucial d’adapter le protocole à l’espèce étudiée, notamment avec les animaux dépourvus de « main » à proprement parler, comme les oiseaux.

17Enfin, comparer et analyser objectivement les dessins réalisés par d’autres espèces animales nécessite une similarité des conditions de réalisation entre les différents groupes étudiés. Or, proposer à un chimpanzé de dessiner ne se fait certainement pas de la même façon qu’avec un enfant. Au Japon, le professeur Tetsuro Matsuzawa a développé une méthode, appelée « observation participative », qui permet aux primatologues de travailler en lien étroit avec des chimpanzés. Cette méthodologie requiert la mise en place, sur plusieurs années, d’une relation de confiance entre l’animal et le chercheur, permettant à ce dernier d’endosser le rôle de démonstrateur, voire d’enseignant, comme on le ferait auprès d’un enfant. Grâce à cette méthode, il est possible de sonder le dessin chez l’animal de manière similaire à ce qui est fait avec l’enfant ou l’adulte humain, à savoir comme un face-à-face entre un sujet apprenant et son expérimentateur enseignant. Il y a ainsi une continuité entre l’humain et le non-humain et les études gagnent en objectivité dans les données obtenues.

18Cependant, ce type d’approche a des limites et ne saurait être développé avec tous les individus, notamment les chimpanzés mâles devenus adultes, à l’instar de Congo. Des dispositifs d’écrans en libre accès, ainsi qu’il en existe dans certains laboratoires et parcs zoologiques, dotés d’un logiciel de dessin préalablement montré aux individus, pourraient être une alternative intéressante. Mais est-il souhaitable d’attendre d’un animal qu’il dessine comme un enfant ? Même placés dans les mêmes conditions, les deux dessinateurs vivent-ils réellement une expérience similaire ? N’oublions pas que chaque individu possède un Umwelt34 (monde propre) que lui seul est en mesure de percevoir. Ses actions et ses réactions ne s’expliquent qu’au travers de sa conception, particulière donc unique, de son environnement. Standardiser la collecte des dessins en soumettant chaque humain ou chaque animal au même dispositif a pour but de limiter les biais mais cela peut également en créer. Tous les dessinateurs n’ayant pas la même expérience du dessin et des différents supports proposés, il semble plus pertinent de cesser d’uniformiser pour permettre aux individualités de s’exprimer.

Sortir du cadre spécifique

19S’intéresser au dessin chez les animaux n’est pas chose aisée, car la nécessité de désanthropiser ce qui nous apparaît a priori comme essentiellement humain s’exerce à deux niveaux. D’abord, la possibilité : oui, des primates autres que sapiens marquent, tracent, dessinent et peignent quand l’opportunité leur est donnée. Second niveau : la nécessité de repenser et de réévaluer la grille d’analyse des productions simiesques. Mais alors comment ? Occulter l’espèce et se focaliser sur l’individu ne serait-il pas un moyen pertinent pour arriver à cette seconde désanthropisation ? Comme le souligne Éric Baratay35, il est désormais nécessaire de « penser les individus ». Le comportement de dessin n’a a priori pas de nécessité directe pour un animal si ce n’est la distraction que cela lui procure (nouveauté, plaisir du geste, manipulation d’outils). La plupart du temps, quand un primate non humain est amené à dessiner, c’est l’équipe de soigneurs ou de chercheurs qui lui montre brièvement comment utiliser les outils à disposition. Si l’individu se met à dessiner, s’agit-il alors d’une innovation comportementale, d’une preuve de créativité ou bien seulement de l’imitation d’un nouveau comportement ? Dans tous les cas, si l’individu reproduit ce comportement, cela sous-entend un intérêt réel de sa part et un apport bénéfique de cette activité. Un tel attrait peut même amener l’individu à s’investir dans un apprentissage consenti du tracé par le truchement de soigneurs ou de chercheurs.

20L’accent est ainsi à porter sur les différences interindividuelles constatées face au comportement de dessin. L’utilisation élémentaire du dispositif pictural suppose évidemment que l’individu possède un ensemble de facultés physiques, mentales et comportementales très particulières : compétences visuelles très puissantes, adresse manuelle, jeu et comportement exploratoire bien développés36. Il est maintenant évident que les animaux ont des personnalités37 et leurs traits peuvent être démontrés par l’intérêt que les primates non humains captifs manifestent pour les activités proposées, telles le dessin ou la peinture. Ainsi, le dessin devient une question de curiosité, de volonté et non plus seulement de technique.

21Cependant, Juliet MacDonald souligne à juste titre que le dessin non humain est le plus souvent considéré comme un « phénomène homogène » ou est a minima pensés par espèce38. Cela a fait soutenir, par exemple, que les orangs-outangs auraient tendance à aimer dessiner lorsqu’ils en ont l’occasion39. Cette approche comparative humains/non-humains (plus généralement interspécifique) est classique dans les études concernant la cognition. Mais il semble crucial d’aller au-delà de telles comparaisons et d’examiner les capacités à dessiner des individus. L’accent est alors à mettre sur les personnalités animales qui se révèlent. Déjà Desmond Morris écrivait : « On est surpris de constater combien, à mesure que s’allonge la liste des primates-artistes, les styles individuels se personnalisent : avec Sophie (gorille) ce sont des zigzags courts et serrés, avec Zippy, des horizontales fermement tracées, avec Alpha des marques disposées dans les angles de la feuille, avec Jonny de minuscules griffonnages et ainsi de suite40. » Ainsi, Congo, Alpha41 et d’autres ont semblé manifester un grand intérêt pour le dessin ou la peinture, et ce, pendant plusieurs années pour certains, tandis que d’autres semblaient moins concentrés à la tâche, comme Sheba, chimpanzé de deux ans et demi, qui paraissait « plus distrait » que ses compagnons Kermitt et Darrell42. Comme l’ont souligné de nombreux chercheurs, les différences individuelles sont importantes dans le dessin et la volonté de s’engager dans cette activité particulière semble être une condition préalable aux progrès. Il est évident que quelqu’un qui n’aime pas cuisiner ne deviendra jamais un chef étoilé !

22Sans oublier que, au même titre que n’importe quelle autre activité, l’envie de dessiner n’est certainement pas uniforme et constante au fil de l’existence. Ce n’est que dans les dernières années de sa vie, à plus de cinquante ans, un âge très avancé pour un grand singe anthropoïde, que la femelle orang-outang Molly, du parc zoologique Tama à Tokyo, s’est mise à dessiner et ce, de manière quotidienne et quasi addictive, produisant ainsi plus de 1 000 dessins en cinq ans43. Comment expliquer un engouement si soudain ? Chez l’homme, certaines personnes âgées, parfois atteintes de maladies neurodégénératives, font preuve d’intérêt et d’aptitude soudains pour le dessin44.

23L’ensemble de nos observations et réflexions nous conduit désormais à décloisonner le concept de dessin en ouvrant sa définition aux animaux. Pour ce faire, il faudrait envisager de revenir à l’origine, à l’essence même du dessin : la marque. Terme neutre, dépourvu de tout anthropocentrisme, marquer constitue le langage gestuel du dessin et les marques en sont les composantes45. Le dessin réalisé par un animal humain ou un non-humain serait alors le fruit d’un marquage visible, la manifestation d’une intention gestuelle et ce, quel que soit le support utilisé et que le produit final soit interprétable ou non. Cette (re)définition du dessin comme la simple volonté de laisser une trace ne réduira en rien son concept. Bien au contraire, elle lui permettra de s’externaliser de la seule appartenance humaine, d’être plus largement accepté, reconnu. Cette ouverture du concept aux animaux non humains nous conduirait alors à ne plus systématiquement en déprécier les productions. Plus encore, il ne faut plus se contenter de classer un dessin comme production humaine versus non humaine, ni de le cataloguer uniquement comme la réalisation d’une espèce, mais bel et bien le considérer selon les multiples attributs de son auteur. Un tel changement de paradigme nous permettra à coup sûr de marquer un bouleversement dans notre relation avec les animaux.