Une double disparition des sauvages

4La seconde moitié du xix^e siècle est un moment d’accélération de la destruction des animaux sauvages, en particulier dans les territoires colonisés, mais aussi de prise de conscience de l’ampleur des extinctions et de déploiement de politiques de protection9. L’extermination des bisons d’Amérique marque un tournant, dont l’impact idéel et matériel porte au-delà du continent américain. Cette espèce, qui tient un rôle cardinal dans l’économie des Américains natifs depuis l’avènement de la chasse montée au xviii^e siècle (elle-même permise par l’importation post-colombienne des chevaux), apparaît indestructible au début du xix^e siècle. Les colons décrivent des plaines noircies et ondoyantes avec une population estimée à 30 millions d’individus vers 1800. Cent ans plus tard, les coups répétés portés par des Américains natifs et des Euroaméricains, ensemble mais au service de la conquête euroaméricaine et d’une économie globalisée alimentant les industries du cuir, des peaux et de la viande, ont quasiment détruit l’espèce, dont ne subsistent que quelques centaines d’individus hagards fuyant des plaines couvertes d’ossements et de chairs putréfiées10.

5Plusieurs naturalistes et conservationnistes américains, au premier rang desquels William Hornaday, taxidermiste et directeur du zoo de New York, s’attellent à sauver l’espèce, en particulier par l’entremise de l’American Bison Society qu’ils fondent en 1905. Leurs initiatives obtiennent le soutien des autorités fédérales et de plusieurs États, enclins à conserver une espèce que sa disparition transmue au même moment en symbole de la nature américaine et du mythe de conquête de la frontière. L’historien Andrew Isenberg a montré que ces politiques de conservation ont avalisé la disparition des bisons en tant qu’individus libres des grandes plaines. Dans la continuité de ces analyses, nous développerons, sur la base de sources publiées par l’American Bison Society jusqu’au début des années 1920, que ces entreprises ont provoqué une seconde disparition des bisons, par une emprise domesticatoire opérée sur les survivants, peu à peu transformés en «  captifs domestiqués11  », à rebours de la symbolique qui les entoure.

6Cette emprise est effectuée par l’installation de bisons dans des réserves existantes, comme le Parc national de Yellowstone où des bisons sont installés en 1902, ou dans de nouvelles réserves nationales dédiées. Les premières sont la Wichita Mountains National Wildlife Preserve (Oklahoma, 1905), le Montana Bison Range (1910), le Fort Niobrara National Wildlife Refuge (Nebraska, 1913), et une réserve partiellement installée sur le territoire du Wind Cave National Park (Dakota du Sud, 1913). Les bisons ainsi placés proviennent directement ou indirectement de jardins zoologiques ou de fermes, alors que plusieurs ranchers se sont lancés, à la fin du xix^e siècle, dans un enrichissant commerce de bisons capturés. La reconstitution des modes de gestion et des vécus des bisons de réserve12 met au jour un prolongement de la gestion domesticatoire à l’œuvre dans les ranches et les zoos dans ces lieux pourtant emblématiques de la wilderness.

7Ces bisons disposent occasionnellement d’abris pour l’hiver et ils sont maintenus dans des enclos de taille variable – tel le petit enclos de 80,9 hectares de la Niobrara Reservation, ou l’enclos de 1 683,5 hectares du Wind Cave National Park – qui empêchent leurs comportements migratoires. Seul un petit troupeau de quelques dizaines d’individus est laissé hors enclos à Yellowstone et est considéré à ce titre comme le seul troupeau sauvage des États-Unis13. Le maintien en enclos limite de plus la quantité de pâture et oblige régulièrement à nourrir les animaux au foin ou à les transférer vers d’autres enclos en opérant par captures et déplacements guidés. Soucieux de capter la demande touristique, plusieurs gestionnaires de réserve font régulièrement transférer des bisons dans des enclos resserrés permettant aux visiteurs de les bien voir14. Ces manipulations internes se couplent à une économie ascendante de transferts externes. Le surnombre de bisons, par rapport à l’espace limité, les mouvements hors réserve des individus non enclos, les problèmes de consanguinité, la volonté de modeler le cheptel (par exemple en ôtant des mâles aux comportements jugés problématiques) donnent lieu, à partir du début du xx^e siècle, à un jeu de déplacements entre réserves, mais aussi à des cessions et à des campagnes d’abattage alimentant notamment les zoos et l’industrie de la viande15.

8Les fissions-fusions saisonnières, caractéristiques de l’organisation sociale des bisons, ne peuvent s’exercer et l’organisation des groupes, largement déterminée par les jeux de composition et de transfert des cheptels, est compliquée par la promiscuité, elle-même exacerbée par l’impossibilité de fuir  : des bisons mâles de Yellowstone sont signalés se battre «  constamment16  ». Au-delà des modifications comportementales individuelles, de nouveaux traits populationnels semblent peu à peu se dégager  : au début des années 1920, le directeur du Parc national de Yellowstone mentionne que les bisons naissent désormais tout au long de l’année, se détachant beaucoup «  des conditions naturelles17  ».

9Cette emprise domesticatoire influence les discours des contemporains, dont les caractérisations des bisons oscillent incertainement entre les pôles sauvage et domestique. Le compte rendu (1920) d’une visite du secrétaire de l’American Bison Society aux bisons du Wind Cave National Park témoigne des contorsions requises pour dire l’entre-deux  : parmi ceux qu’il trouve à son arrivée couchés le long du grillage bordant la route, «  quelques-uns d’entre eux se levèrent alors que nous approchions de la clôture, mais sans être apparemment alarmés, bien qu’il était évident qu’ils étaient en alerte et préparés à action immédiate, mais par ailleurs ils semblaient aussi apprivoisés que le bétail domestique18  ». Emblématique du conservationnisme interventionniste, le cas des bisons s’inscrit dans un schéma plus large, qui dépasse de beaucoup le continent américain19, par lequel les sauvages ne semblent autorisés à survivre que si leur nature sauvage disparaît.

De la disparition à l’extinction historiographique

10La double disparition historique des sauvages, par la destruction des uns puis la domestication de ceux qui demeurent, s’est reflétée dans l’historiographie sous forme de relégations du concept de sauvage, et plus largement de celui de nature, dont témoigne bien le sociologue André Micoud  :

Du côté des animaux sauvages […] les spécimens encore existants ne forment plus que des populations résiduelles. [… À] être surveillés, comptabilisés, gérés, régulés, prélevés… comme ils le sont tous aujourd’hui, peut-on encore attribuer à tous ces animaux […] ce qualificatif de «  sauvage  » auquel sont normalement associées les notions de danger, de comportement sans règle, d’ignorance de tous les usages20 ?

11La fin des animaux sauvages comme catégories opérantes repose ici sur une volonté de proximité avec «  notre expérience actuelle  » dans un monde de plus en plus anthropisé21. Ces recompositions sont doublées de remises en question de la notion de wilderness, comme nature étrangère aux humains, désormais dominantes en sciences humaines et sociales sous l’influence de l’historien américain William Cronon suite à un article aux accents postnaturalistes paru en 199622. À première vue, l’article semble pouvoir s’accorder avec la proposition d’une seconde disparition, domesticatoire, des sauvages, lorsque Cronon soutient que les espaces concernés, loin d’être des «  sanctuaire[s] immaculé[s]  », sont des «  création[s] foncièrement humaine[s]  » dont l’histoire indique «  le caractère artificiel  » et la «  gestion planifiée23  ». En fait, prêtant peu attention à l’histoire des animaux, plus largement des non-humains, Cronon s’éloigne de cette perspective en maintenant l’idée que la wilderness demeure un lieu qui «  ne peut accueillir l’homme, sauf s’il s’y rend en qualité de visiteur contemplatif  », et où des «  efforts sont faits pour protéger de grands espaces24  ». Bien au-delà de Cronon, la wilderness a été assimilée à un espace aux connotations «  de nature originelle et préservée, d’écosystème à protéger contre les dégradations d’origine anthropique25  ». Or, l’histoire des bisons et d’autres animaux démontre que la wilderness-telle-qu’elle-devrait-être (un lieu de contemplation et de protection) n’existe pas  ; elle forme, telle qu’elle est, en résultat de processus historiques qui ont dévoyé le sens du terme, un espace de validation, de poursuite et régulièrement d’extension des usages réifiants des animaux, et de la nature, à des fins touristiques, économiques et scientifiques.

12L’histoire animale des animaux montre aussi que ces derniers peuvent constituer des figures opiniâtres face à l’éradication matérielle et conceptuelle des sauvages. La première destruction des bisons, par abattage de la quasi-totalité d’entre eux, terrasse presque la possibilité d’expressions d’autonomie. Cependant, la seconde disparition, par remodelage des survivants, ne suffit pas à étouffer les velléités d’indépendance, bien qu’un grand nombre de bisons se soumette à l’emprise domesticatoire, voire la nourrisse26 – mais en partie malgré eux puisque les cheptels sont constitués par un processus de sélection artificielle contribuant à éliminer les rétifs. Parmi plusieurs exemples, une partie du cheptel de plusieurs centaines de têtes du rancher Michel Pablo, dans le Flathead Country (Montana), qu’il vend au Canada en 1907-1911 pour alimenter des réserves en un processus similaire à celui décrit pour les États-Unis, se signale par un degré d’autonomie marqué. Le secrétaire de l’American Bison Society, qui visite ce troupeau fin 1908, note que ces animaux sont «  très méfiants  » et qu’ils s’enfuient à l’approche des humains. En novembre, certains s’échappent alors qu’ils avaient été rassemblés dans un corral pour leur expédition au Canada. Il est décidé en mai 1909 de les recapturer27. Mais cette opération, conduite en 1910, échoue pour environ 75 individus «  à cause de leur vigueur, de leur vitesse de course, de l’âpreté de leur détermination à rester libres28  ». Leur attitude donne lieu à des débats sur leur inscription catégorielle. Alors que Michel Pablo, renonçant à l’impossible recapture, souhaite organiser une partie de chasse rémunérative, en les monnayant par tête, l’American Bison Society parvient, avec l’aide du game warden du Montana, à requalifier leur statut  : «  hors-la-loi  » (outlaws), parce qu’ils se sont rendus «  totalement hors du contrôle de l’homme  », ils deviennent «  de facto des animaux sauvages  », ce qui les protège de jure, les plaçant sous la protection des lois de l’État. Le saut catégoriel permet d’empêcher provisoirement leur chasse29. Ces sursauts animaux remettent en cause l’éradication épistémologique du sauvage. D’autres espèces en des contextes différents manifestent aussi de nombreux signes d’autonomisation, y compris l’espèce la plus anciennement domestiquée, le chien, dont le cas témoigne de la présence du sauvage là où elle est la moins pensée.

Des sauvages au cœur des villes

13En effet, les chiens apparaissent dans les représentations communes comme l’archétype des espèces animales domestiquées30. Inlassablement associés à la présence des humains, ces animaux se rencontrent tout particulièrement dans les environnements urbains, caractérisés par des aménagements anthropiques marqués31. Au cours du xix^e siècle, l’essor démographique des villes s’accompagne d’un certain nombre de réformes politiques et urbanistiques, en fait engagées dès le xviii^e siècle, qui accroissent le poids de la présence humaine sur cet environnement tandis que les animaux, au premier rang desquels les chiens, sont soumis à un encadrement normatif croissant, déployé par les municipalités, pris en charge par les institutions policières et sanitaires32. S’initie ainsi une intensification du processus domesticatoire. À rebours de cette dynamique générale, l’étude des modes de vie de certaines populations canines invite à reconsidérer cette catégorisation première. De fait, les sources policières relatives à l’encadrement des chiens dans le premier xix^e siècle, en particulier à Madrid qui offre un corpus archivistique particulièrement riche33, dressent un portrait de ces animaux allant à l’encontre des représentations communes préalablement évoquées.

14Ainsi, dans les années 1830, les campagnes d’extermination de chiens, introduites dans la capitale espagnole dès 1801, refont leur apparition face à l’émergence du choléra. Or, l’organisation logistique, pensée pour optimiser l’efficacité des mises à mort, nous renseigne sur l’activité des chiens dans la ville, sur leurs stratégies alimentaires, sur leurs comportements sociaux. La nuit est un moment particulièrement investi pour l’organisation des battues34. Elle permet en effet de soustraire le spectacle de la violence aux yeux des citadins, de minimiser les risques collatéraux liés à la pratique de l’empoisonnement et, plus pertinent pour notre propos, de s’adapter au rythme de vie nocturne des chiens. Ce dernier élément, caractéristique des rythmes journaliers des populations de chiens errants, est reconnu par les agents municipaux et fait écho aux travaux récents d’écologie canine, qui constatent une intensification de l’activité animale au moment du relâchement des occupations humaines35. De même, les stratégies alimentaires de ces chiens, basées sur la recherche de déchets anthropiques et sur un charognage opportuniste, marquent une distanciation vis-à-vis des pratiques de nourrissage humaines. Les rapports de campagne évoquent «  la nécessité d’éradiquer les nombreux chiens qui déambulent dans les rues, […] pour le préjudice qu’ils causent en dépouillant les ordures qui y ont été déposées36  ». Cette citation fournit des indices sur l’organisation sociale intraspécifique de cette population canine. Les rapports d’extermination mentionnent en effet l’existence de meutes (cuadrillas de perros37) qui indisposent le voisinage par leurs aboiements continuels. La structuration de collectifs de chiens apparaît comme le marqueur le plus manifeste d’un relâchement des relations anthropocanines, renvoyant au processus bien étudié par les éco-éthologues de formation de village dogs en périphérie d’implantations humaines38.

15Pour reprendre une typologie élaborée par l’écologue Luigi Boitani à partir des activités journalières, des stratégies alimentaires, de la vie sociale, les chiens madrilènes, décrits dans les rapports de campagne, se distinguent, éthologiquement et biologiquement, des chiens de compagnie et doivent être considérés comme des chiens errants, voire féraux39. Ce dernier type renvoie pour l’écologue à un stade particulièrement avancé d’autonomie des chiens face aux activités humaines. Le critère de l’activité nocturne et celui du régime alimentaire opportuniste ne permettent pas de distinguer le chien errant du féral, mais l’organisation collective de ces chiens madrilènes tend à les inscrire dans la catégorie des chiens féraux, confirmant leur forte autonomie. En effet, l’organisation sociale des chiens errants regroupe deux ou trois individus au maximum quand celle des féraux peut réunir des individus plus nombreux, s’apparentant davantage à ce que semblent décrire les sources madrilènes40. À l’inverse, d’autres critères – absence de prédation, faible crainte des êtres humains41 – rapprochent davantage ces chiens madrilènes du groupe des chiens errants et nuancent leur catégorisation. Qu’ils s’apparentent plus à l’une ou à l’autre des catégories, les profils que nous permettent de dessiner les rapports de campagne d’extermination confirment une distanciation vis-à-vis des humains et de leurs activités. Bien qu’une dépendance indirecte persiste, leur degré d’autonomie tend davantage à inscrire ces animaux dans la catégorie des sauvages, telle que les sciences humaines et sociales peuvent traditionnellement la définir, que dans celle des domestiques, contredisant les représentations communément admises. Ce cas invite à questionner la délimitation entre le domestique et le sauvage.

Lecture processuelle du sauvage et recompositions conceptuelles

16La zone incertaine de l’entre-deux catégoriel suscite des louvoiements discursifs et pratiques. Dans les sources administratives, les contemporains semblent en difficulté pour distinguer les chiens de compagnie, dont la mise à mort soulève la colère des propriétaires, des chiens errants qu’il convient d’éradiquer42. La malléabilité du statut de ces animaux apparaît comme le fondement de la confusion. De semblables parcours de vie peuvent relever tantôt d’une existence domestique, tantôt d’une existence sauvage. Les sources littéraires offrent une visibilité particulière à ces trajectoires, malgré un propos saturé par les procédés rhétoriques et les doubles discours43. Le récit, déjà étudié, des Aventures de Barbakan, chien errant de la ville d’Avignon44 retrace le parcours de vie d’un chien fictif passant du statut de familier, compagnon d’un berger et de sa compagne, à celui de nuisible suite au décès de son propriétaire. Au-delà des péripéties littéraires, Barbakan devient le représentant d’une réalité dont les sources laissent trace, celle d’un changement de statut suite à la perte du propriétaire. Cette malléabilité des existences canines fait de nouveau écho à la grille d’analyse proposée par Luigi Boitani qui, tout en identifiant les caractéristiques propres à chaque type de chien, souligne la perméabilité de chaque catégorie et les possibles passages de l’une à l’autre au sein d’une existence45. Plus qu’une typologie statique, l’écologue inscrit son propos dans une lecture processuelle, celle de la féralisation, qu’il peut être intéressant de considérer dans notre réflexion sur le sauvage et le domestique comme piste pour la redéfinition de ces concepts.

17D’abord conçu comme un processus de dédomestication inscrit dans une perspective plurigénérationnelle et évolutionniste, le concept de féralisation a dans un premier temps été l’apanage des études populationnelles et spécifiques46. Dès les années 1980, la réduction du processus à cette dimension plurigénérationnelle, la quête d’un état prédomesticatoire, la minimisation des critères comportementaux face aux évolutions phénotypiques sont apparues comme des limites de cette approche évolutionniste. Les éco-éthologues Thomas Daniels et Marc Bekoff ont proposé une nouvelle approche valorisant l’échelle individuelle en concevant la féralisation comme une évolution ontogénique, au sein de laquelle l’étude des individus et de leurs comportements est fondamentale47. Cette seconde définition, reprise par Luigi Boitani, donne la possibilité de mettre à distance l’idée d’états domestiques et sauvages fixes, pour privilégier des lectures dynamiques plus à même de transcrire la réalité des existences animales. Cette approche, particulièrement adaptée aux cas présentés ici, invite à entendre le concept de sauvage, non dans un sens figé et exogène, mais dans un sens processuel indiquant un regain d’autonomie animale, déclenché sous la contrainte ou par un mouvement propre.

18Insister sur les sauts catégoriels expérimentés et provoqués par les animaux ne revient pas à se départir de l’usage des catégories. D’une part, abolir ou marginaliser le sauvage comme concept revient à acter la destruction d’espèces, tels les bisons, comme un processus achevé. Ce décret de fin de l’histoire s’apparente à une sanction académique narrative de la disparition d’espèces non éteintes, alors même que les animaux, y compris des sauvages modelés par une longue emprise domesticatoire, et des domestiqués eux-mêmes, n’ont cessé de manifester des comportements d’autonomisation et de féralisation – un dernier processus qui pourrait être mobilisé pour caractériser les trajectoires de certains bisons transformés en nouveaux domestiques. D’autre part la notion de «  sauvage  », de même que celle de wilderness, maniées avec la prudence et les précisions que requiert leur charge culturelle, apparaissent comme des polarités sémantiques à même de rappeler l’existence historique de mondes propres autres que les mondes humains, et potentiellement hors d’eux, c’est-à-dire de restituer la diversité des possibilités historiques. Ceci nous rapproche des travaux de la philosophe Catherine Larrère, qui invite à «  pren[dre] au sérieux les critiques du naturalisme, tout en continuant, cependant, à parler de nature  », pour considérer «  sinon l’autonomie de la nature, du moins son altérité48  », ou de William Cronon, qui enjoint de reconnaître «  l’autonomie et l’altérité des choses et des créatures qui nous entourent – autonomie que notre culture nous a appris à qualifier avec le mot “sauvage”49  ».

19L’abord du «  sauvage  » à hauteur animale amène ainsi à une recomposition conceptuelle par laquelle le sauvage – ce qui n’est pas policé par des normes politiques et sociales humaines toujours situées – devient une catégorie souple permettant de refléter les réalités situées à l’échelle des vies animales, de la vie sans les humains à l’autonomie intérieure inaliénable malgré les contraintes les plus étroites, toujours susceptible de déboucher sur une reprise d’indépendance. Le maintien de cette catégorie, certes moderne, pour qualifier l’autonomie historique, contrariée, des animaux, ne revient pas à verser dans l’ethnocentrisme, car regarder le sauvage chez les animaux invite à porter attention à l’autonomie des non-humains dans d’autres ontologies, décrites par les anthropologues50 autant que par les historiens51.