Les fondements biologiques de l’esthétique : oubliés au xx^e siècle, redécouverts au xxi^e siècle

3Cependant, la sensibilité esthétique des animaux fut largement négligée par la suite. Durant la première moitié du xx^e siècle, les behaviouristes ignorèrent les émotions, de même que les autres états mentaux pouvant se produire dans la « boîte noire », le cerveau, car ils les jugeaient inaccessibles à l’étude scientifique. Par ailleurs, les behaviouristes négligèrent les prédispositions ou la valeur adaptative des comportements, préférant mettre l’accent sur leur acquisition. L’apprentissage était privilégié en tant que domaine d’étude et explication de l’expression des comportements. Bien qu’insistant sur les prédispositions et l’adaptation des individus à leur milieu, l’école des éthologues objectivistes fit peu attention à la perception subjective de la beauté. Notons cependant que, dans L’envers du miroir, Konrad Lorenz mit en parallèle les caractéristiques de la cognition humaine avec celles d’autres animaux et écrivit que les oiseaux sont « nos seuls rivaux dans l’art de l’imitation et de la musique3 ». Plus tard, les tenants de l’écologie comportementale s’intéressèrent aux choix de partenaires sous un angle fonctionnel, retenant des critères permettant de sélectionner les dominants, en bonne santé, fertiles, etc. Ainsi, dans l’ouvrage collectif Mate Choice, le choix est uniquement étudié d’un point de vue adaptatif, certains auteurs remettant d’ailleurs en question le rôle des femelles, préférant insister sur la compétition entre mâles4. Dans l’introduction, le choix est défini comme un comportement qui amène les membres d’un sexe à obtenir une plus grande probabilité de s’accoupler avec certains membres du sexe opposé qu’avec d’autres, et il est précisé que cette définition ne fait pas référence à des concepts liés aux états internes des animaux, tels que les préférences dans le sens du langage courant. Les ouvrages actuels d’éthologie font aussi l’impasse sur ces problématiques. Dans le collectif Éthologie animale, une approche biologique du comportement, des termes tels qu’« art », « beauté », « musique » ou « esthétique » sont absents5. Les préférences des femelles pour certains chants, couleurs, odeurs sont pourtant évoquées, mais les auteurs parlent de stimuli plus ou moins attractifs plutôt que de goût pour le beau ou de choix esthétiques, et ils s’attachent au lien supposé entre ces stimuli et les caractéristiques du mâle (telles que sa bonne condition), pouvant être favorables aux femelles ou à leur descendance.

4Tout en restant rare, l’application aux animaux des concepts d’art ou d’esthétique semble réapparaître au début du xxi^e siècle, grâce à des chercheurs tels que Michel Kreutzer, Shigeru Watanabe ou Wolfgang Welsch6. Ils soulignent que l’explication adaptative ne suffit pas et que les causes proximales des préférences montrées par certains animaux résident bien dans le plaisir esthétique lié à la perception de certains stimuli. Dans ce volume, Lison Martinet et Marie Pelé soulignent, à propos des dessins produits par les primates non humains, que cette activité n’a lieu que si les singes y trouvent un intérêt réel et un apport bénéfique. Cependant, quelques chercheurs avaient traité cela dès le xx^e siècle. En 1957, Bernhard Rensch signala les facteurs esthétiques influençant les préférences de forme et de couleur chez des singes7. En 1986, Nancy Burley évoqua la « sélection sexuelle pour des traits esthétiques chez les espèces à soins biparentaux », après avoir manipulé l’attractivité et le succès reproducteur de diamants mandarins en leur mettant des bagues de différentes couleurs8. Elle relança le débat en 1998, reprenant les termes de Darwin : « Un goût pour le beau : préférences latentes pour un partenaire à crête blanche chez deux espèces de pinsons australiens », en montrant, chez deux espèces d’oiseaux, une préférence spontanée pour des membres du sexe opposé porteurs d’une crête postiche de plume blanche, alors qu’ils sont normalement dépourvus de tels ornements9. En 1982, Jared Diamond avait évoqué les origines animales du sens esthétique à propos des oiseaux à berceaux, qui construisent et décorent des berceaux sophistiqués, ce qui leur permet d’attirer les femelles. Sans donner de définition au terme, il suggéra que ces oiseaux font preuve d’un sens esthétique, arguant que leurs constructions impliquent un apprentissage et des variations individuelles et que, au sein d’une même espèce, ils montrent différentes préférences de couleur dans les choix des ornements des berceaux10.

5Trente ans plus tard, en 2012, John Endler, chercheur australien spécialiste du comportement de ces oiseaux à berceaux, reprend le cas de ces oiseaux et pose la question « les oiseaux à berceaux sont-ils des artistes et ont-ils un sens esthétique ? » Il constate que les définitions de l’art, même celui des humains, varient selon les dictionnaires, sont controversées et s’appuient fréquemment sur des termes (tels que « la beauté ») dont le sens est également controversé. Il propose de forger une définition opérationnelle qui tenterait de synthétiser la plupart des idées : l’art visuel pourrait être défini comme « la création par un individu d’un motif visuel externe afin d’influencer les comportements d’autres individus ». John Endler souligne aussi que la définition de l’esthétique et du sens esthétique est tout aussi controversée, plus encore s’il s’agit de l’appliquer aux animaux. Notant que les philosophes s’accordent sur l’idée que le sens esthétique implique une forme d’évaluation, de jugement, il propose que « l’esthétique est l’exercice du jugement conduisant à des changements mutuels de la valeur adaptative ». Selon cette définition, les oiseaux à berceaux mâles sont des artistes puisque leurs berceaux sont observés volontairement par les femelles et que cela modifie leur comportement, notamment en les incitant à s’accoupler avec les artistes. Les mâles ont un sens esthétique puisqu’ils créent et décorent ces berceaux, les maintenant et les améliorant constamment, utilisant notamment la perspective forcée. Ce sens esthétique est encore plus évident chez les femelles qui jugent les œuvres et s’accouplent avec les mâles produisant la meilleure forme d’art. Les deux sexes bénéficient de ce jugement esthétique en produisant des descendants11.

Fig. 1. Léo face à deux CD. Peut-on parler de préférences esthétiques si des animaux préfèrent certains morceaux musicaux ?

Le chant des oiseaux est-il musical ?

6La définition d’Endler ne s’applique qu’à l’art visuel. Le chant des oiseaux peut-il être considéré comme un « motif externe » ? De façon tout aussi minoritaire mais récurrente, divers chercheurs ont suggéré, au xx^e siècle, un lien entre chant des oiseaux et musique, voire esthétique. Nous avons évoqué Lorenz mais citons aussi les titres des articles de Schuyler Mathews (« Guide de terrain des oiseaux sauvages et de leur musique12 »), Murray Marsden (« Quelques observations sur la musique des oiseaux13 »), Otto Koehler (« Le chant des oiseaux comme prélude à la musique et au langage14 »), Charles Hartshorne (« La relation entre le chant des oiseaux et la musique15 »), ou encore Joan Hall-Craggs : « Le contenu esthétique du chant des oiseaux16 ». D’une façon générale, en éthologie le chant est le terme consacré pour certaines vocalisations complexes émises par les oiseaux, ou par des insectes comme les drosophiles ou les cigales. Certains chercheurs réservent ce terme « chant » aux vocalisations apprises et ils excluent donc les vocalisations des amphibiens ou des invertébrés. Insistons sur le fait que, bien que le terme « chant » ait été gardé pour les animaux, son concept est complètement cloisonné et désanthropisé puisqu’il est défini seulement par la complexité, éventuellement par l’apprentissage, mais qu’aucune référence n’est faite à la musicalité, à l’esthétique, au plaisir ou aux émotions éventuellement ressenties par ces animaux lorsqu’ils chantent ou entendent des chants.

7Le parallèle entre musique et chant des oiseaux devient aussi plus présent au xxi^e siècle. Les articles, aux titres explicites, fleurissent et mettent en évidence des similarités entre le chant des oiseaux et la musique humaine17. Cependant, des auteurs critiquent ce point de vue et préfèrent souligner les différences18, affirmer que « le chant des animaux a probablement peu à voir avec la musique humaine19 ». La fréquence du parallèle entre chant et musique est probablement liée à l’intérêt renouvelé pour l’étude de la musique en tant que fonction biologique plutôt qu’invention purement culturelle20. Des chercheurs proposent donc d’étudier les animaux pour mieux comprendre les origines de la musicalité. En 2014, les coordinateurs du dossier thématique consacré à « la biologie, la cognition et les origines de la musicalité » proposent d’explorer la musicalité plutôt que la musique ; c’est-à-dire la capacité qui rend possible de percevoir, d’apprécier et de produire cette musique21. Ils suggèrent d’étudier la structure de cette musicalité en tentant d’identifier ses mécanismes sous-jacents, cognitifs et biologiques, leur fonction et leur développement, ainsi que les moyens efficaces pour étudier ces mécanismes chez les animaux humains et non humains. Selon eux, un défi majeur serait de cerner les traits composant la musicalité et il serait possible que certains se retrouvent en diverses espèces animales mais que seule l’espèce humaine les possède tous22. Remarquons, cependant, que si des oiseaux explicitaient leur conception de la « musicalité aviaire », certains éléments seraient certainement manquants chez les humains ! De son côté, Ellen Dissanayake s’intéresse à la musique produite par des humains mais elle utilise la notion éthologique de ritualisation : elle décrit la musique comme une capacité comportementale et motivationnelle au cours de laquelle des comportements de communication sont ritualisés, c’est-à-dire altérés à travers des processus tels que la formalisation, la répétition, l’exagération et l’élaboration, attirant ainsi l’attention et influençant les émotions23.

Trois aspects de l’esthétique pour explorer la musicalité

8Selon Shigeru Watanabe, « la beauté est une expérience ou un sentiment subjectif, et l’esthétique au sens académique est un système d’explication de ce sentiment24 ». L’art est un outil pour envoyer des messages à des congénères ou à d’autres espèces. Dans ce sens, le message n’a pas besoin d’être beau ou attractif ; ainsi, l’art moderne ou conceptuel n’est pas nécessairement beau au sens habituel du terme. Cependant, Shigeru Watanabe relève aussi que, selon la théorie de la sélection sexuelle de l’origine de l’art, le sens esthétique serait source de plaisir. De même, les animaux doivent trouver un habitat adapté, de la nourriture comestible et éviter les dangers. Un stimulus peut être perçu comme beau parce qu’il nous signale un environnement favorable. Shigeru Watanabe suggère que, dans un cadre de cognition comparée, nous pouvons distinguer trois aspects de l’esthétique : la dimension cognitive (capacité à classer des œuvres d’art, en fonction de leur auteur, de leur école d’appartenance, ou de leur beauté), la dimension renforçatrice, c’est-à-dire le plaisir apporté par des œuvres d’art, et enfin la création artistique. Peut-on qualifier ainsi certains comportements ou certains ouvrages réalisés par des animaux ?

9Nous nous proposons de décrire les comportements animaux en fonction de ces trois dimensions. Bien que Shigeru Watanabe s’intéresse à la sensibilité esthétique dans les domaines visuels et auditifs, nous nous limitons ici au domaine musical. En ce qui concerne la dimension cognitive de la musique, l’une des premières études de ce type a été réalisée avec des pigeons25. En les récompensant par des graines s’ils répondaient correctement, les chercheurs ont entraîné ces oiseaux à donner des coups de bec sur un bouton situé à gauche lorsqu’ils entendaient la Toccata et fugue en ré mineur de Jean-Sébastien Bach, ou sur un bouton situé à droite lorsque c’était le Sacre du printemps d’Igor Stravinsky. Après cet entraînement, les oiseaux ont été testés de la même façon avec de nouveaux morceaux de musique, de type baroque comme celui de Bach ou moderne comme celui de Stravinsky. Les pigeons ont généralisé la discrimination apprise en donnant davantage de coups de bec à gauche pour des morceaux de Dietrich Buxtehude et Domenico Scarlatti (compositeurs de musique baroque), tandis qu’ils ont donné plus de coups de bec à droite pour une autre musique de Stravinsky (L’oiseau de feu) et des extraits de Walter Piston et Elliott Carter (compositeurs de musique moderne). Cependant, de façon inattendue, les pigeons ont semblé juger un concerto pour violon et orchestre d’Antonio Vivaldi plus proche de la musique de Stravinsky que de celle de Bach !

10D’autres études utilisant une méthodologie comparable ont mis en évidence des capacités semblables chez d’autres oiseaux, tels que des paddas de Java, entraînés à discriminer un morceau de Bach d’un autre d’Arnold Schoenberg, puis à généraliser cette discrimination à d’autres extraits de ces deux auteurs, mais aussi à ceux d’autres compositeurs, Vivaldi étant cette fois jugé plus proche de Bach et Carter de Schoenberg. Des mammifères, tels que les rats26, sont aussi capables de généraliser la discrimination apprise entre deux morceaux de Bach et Stravinsky à d’autres musiques de ces compositeurs (la généralisation à d’autres auteurs n’a pas été testée). Même des poissons rouges peuvent discriminer un morceau de Bach d’un de Stravinsky27, tandis que des carpes ont su distinguer des styles de musique (blues versus musique classique) et généraliser cela à de nouveaux morceaux28. La capacité à catégoriser les sons complexes des morceaux de musique et à percevoir les ressemblances ou les différences semble donc exister chez beaucoup d’animaux.

11Cependant, on pourrait penser que l’essentiel manque ici : pour l’humain, le sentiment esthétique est lié au plaisir. Les animaux peuvent-ils éprouver du plaisir à écouter de la musique ? Les études portant spécifiquement sur cette question, ou sur les préférences pour certains types de musique plutôt que pour d’autres, sont peu nombreuses. Elles montrent que les préférences musicales sont plus rares que les capacités de discrimination. Ainsi, dans les expériences sur les rats, ces derniers ont aussi pu choisir librement (étant récompensés quel que soit leur choix) entre deux leviers, l’un associé à la Toccata et fugue de Bach et l’autre au Sacre du printemps de Stravinsky. Ces rats ne montrèrent pas de préférence nette, ni d’ailleurs quand ils eurent le choix entre ces morceaux de musique et un bruit blanc29. On n’observe pas plus de préférences lorsque des pigeons sont testés avec un protocole similaire et les mêmes morceaux de musique ou lorsque des poissons rouges devaient se positionner à l’une ou l’autre extrémité de leur aquarium pour entendre l’un ou l’autre des morceaux de musique30. Les résultats sont contrastés en ce qui concerne nos plus proches cousins : les ouistitis et les tamarins montrent des préférences pour les rythmes lents plutôt que rapides, mais ils préfèrent encore le silence31, ce qui a aussi été observé chez les orangs-outans32. Cependant, des chimpanzés préfèrent la musique africaine ou indienne au silence, tout en préférant le silence à de la musique japonaise33, et un bébé de cette espèce a montré une préférence pour une berceuse consonante par rapport au même morceau rendu dissonant34. Des résultats intéressants ont aussi été observés chez les paddas de Java, qui, en se posant sur un perchoir donné, choisissent d’écouter un compositeur plutôt qu’un autre : Bach plutôt que Schoenberg ; Vivaldi plutôt que Carter ; Bach ou Vivaldi plutôt que le silence, pourtant préférable aux compositeurs modernes35 ! Nous-même avons proposé à des perroquets gris du Gabon ou à des perruches calopsittes de choisir, grâce à un écran tactile, un morceau de musique rythmé ou un autre plus calme. Ils ont montré des préférences stables mais différentes selon les individus36. Comme celles des oiseaux à berceaux, ces divergences individuelles renforcent l’idée d’un goût esthétique, au-delà d’une explication uniquement adaptative de certains choix.

Fig. 2. Le perroquet Léo face à un écran tactile

Fig. 3. Au laboratoire LECD, Paris-Nanterre, un mâle perruche calopsitte a spontanément inventé de laisser tomber un grelot sur un xylophone et il a souvent recommencé ; il semblait apprécier le tintement produit. Est-ce une forme de production musicale ?

12Il se pourrait donc, selon une hypothèse de Shigeru Watanabe, que la capacité d’apprentissage vocal, rare chez les animaux mais présente chez les oiseaux chanteurs et les perroquets, favorise le goût pour la musique et les choix de certains types de musique plutôt que d’autres. Mais il est possible aussi que la musique classique occidentale, généralement utilisée dans ce type de recherche, ne soit pas la plus appropriée. Ce chercheur a testé des dègues du Chili et observé que ces petits rongeurs préfèrent le silence à Bach ou à Stravinsky mais la musique chilienne ou péruvienne au silence, tout en préférant la musique chilienne à la péruvienne. Cette espèce est, comme son nom l’indique, originaire du Chili mais les individus testés avaient toujours vécu en Allemagne. Shigeru Watanabe suggère que le paysage sonore d’un environnement influence la musique créée par les populations humaines vivant dans ce pays, mais aussi les préférences auditives des autres animaux originaires de ce même pays37. Les choix des chimpanzés pour la musique africaine pourraient relever du même phénomène.

13D’autres explications, pas forcément exclusives des premières, sont aussi possibles : les musiques indienne et africaine n’ont pas de pulsation évidente et sont peut-être moins menaçantes pour les chimpanzés que d’autres musiques pouvant leur évoquer le tambourinage des mâles lors des parades de dominance38.

14Les expériences citées nous montrent que diverses espèces animales peuvent apprécier la musique créée par les humains. Mais peut-on dire qu’il existe une création musicale chez les espèces non humaines ? Comme nous l’avons vu, des similarités entre le chant des oiseaux et la musique ont été relevées de longue date. Les oiseaux utilisent des variations de rythme, de hauteur, et des combinaisons de notes qui évoquent des compositions musicales39. Les bouvreuils pivoine peuvent apprendre à siffler certains morceaux de musique et anticipent de façon synchronisée la suite de ces morceaux, tandis qu’une femelle perroquet gris du Gabon est capable de chanter en réponse à un stimulus musical et de généraliser à d’autres notes les règles de la musique entendue40. Il a été suggéré également que des combinaisons de rythmes et de notes, de transitions entre les moments sonores, qui créent des attentes, des anticipations, des tensions puis des relâchements, ou encore des effets de surprise, sont similaires dans la musique et le chant des oiseaux41.

15Ces phénomènes affecteraient ainsi de façon comparable les émotions des humains et des oiseaux. Shigeru Watanabe observe que les chants d’oiseaux sont fréquemment liés à la reproduction, mais que ces animaux peuvent aussi chanter en dehors de cette période de reproduction, montrant ainsi une motivation pour le chant lui-même42. Or, des recherches prouvent que, lorsque les oiseaux chantent, leurs zones cérébrales liées à la motivation et à la récompense sont activées, et de façon différente si les chants sont dirigés vers des femelles ou si l’oiseau chante seul43. D’ailleurs, chez les femelles réceptives, le chant d’un mâle active les mêmes circuits de récompense que chez les humains écoutant une musique qu’ils apprécient44. Des parallèles avec la musique sont aussi observés à propos des chants des cétacés, notamment ceux des baleines à bosse, qui peuvent utiliser des rythmes et des intervalles musicaux entre les notes similaires à ceux des musiques humaines. De plus, certains de ces chants comprennent un thème qui est par la suite élaboré puis légèrement modifié, ou encore des refrains qui riment45. Les chercheurs utilisent le terme « chorégraphie » lorsque, durant la parade, certains oiseaux, comme l’oiseau-lyre, coordonnent leur chant avec des mouvements ritualisés46. Un cacatoès à huppe jaune, élevé par des humains, a pu danser en rythme en utilisant quatorze mouvements différents47, tandis qu’en nature, les cacatoès noirs fabriquent des outils avec lesquels ils tambourinent sur des troncs creux, produisant ainsi des pulsations régulières tout en suivant des rythmes différents selon les individus48. Les mâles chimpanzés tambourinent aussi fréquemment sur des troncs d’arbres, mais, à une exception près, celle d’un mâle captif, des rythmes n’ont pas été observés49.

16À travers les différentes approches évoquées, nous voyons à quel point les définitions utilisées sont importantes, et même décisives lorsqu’il s’agit de répondre aux questions : les animaux ont-ils le sens du beau ? Ou sont-ils capables de produire de la musique, de l’art ? Certaines définitions sont d’emblée limitées aux humains, comme celle du dictionnaire Larousse à propos de la musique : « Art qui permet à l’homme de s’exprimer par l’intermédiaire des sons. » Mais d’autres définitions de la musique, de l’art, du sens esthétique peuvent englober des phénomènes observés en diverses espèces animales. On peut même dire que la réponse est dans la question ou dans la définition choisie pour répondre. Plus les définitions sont larges et ouvertes, plus il est possible d’appliquer des concepts, tels que l’art ou la musique, aux animaux. Cependant, il ne suffit pas d’adapter ou d’élargir une définition pour s’émanciper de la référence aux humains. Si des auteurs semblent désanthropiser ces concepts en examinant leur expression parmi les animaux, leur grille d’analyse reste souvent anthropocentrée, comme le montre Shigeru Watanabe qui propose de rechercher chez les animaux les trois aspects (dimensions cognitive et renforçatrice, création artistique) caractérisant le sens de l’esthétique chez les humains50. À cet égard, les travaux évoqués n’apportent pas seulement des éléments de réponse aux questions initiales sur les relations entre les animaux et la musique, mais ils interrogent aussi les rapports possibles ou non entre ces mondes et ils montrent comment les humains considèrent et définissent cette musique ou ces animaux.

17Comme certains l’ont suggéré51, plutôt que de partir d’une définition formelle basée sur la musique occidentale, pour ensuite juger si le chant des oiseaux est musical ou non, nous pourrions nous demander d’une façon plus large comment certaines caractéristiques du chant des oiseaux, notamment les transitions dynamiques entre des variations attendues et d’autres qui ne le sont pas, peuvent affecter les états émotionnels et les comportements de ceux qui l’entendent. À la lumière des travaux évoqués, nous pouvons tenter de proposer une définition aussi désanthropisée que possible de la musique : la production par un ou plusieurs individus d’un motif sonore élaboré combinant des rythmes et des notes et influençant de façon subjective les émotions et les comportements d’autres individus. Cette définition intègre à notre avis l’essentiel des différentes approches résumées dans ce texte, tout en étant suffisamment ouverte et désanthropisée pour apporter des perspectives originales concernant certains phénomènes observés chez les animaux non humains et laissés jusqu’ici de côté. Nous espérons que cette redéfinition ouvrira la voie à de nouvelles études explorant le concept de musique chez diverses espèces. Les recherches portant sur la musique et la musicalité chez les animaux n’en sont donc qu’à leurs débuts et connaîtront sûrement des développements importants dans les années à venir grâce à des observations, en nature ou en laboratoire, sur davantage d’espèces, à de nouveaux dispositifs de tests ou à des définitions et des approches de la musique plus adaptées à des animaux non humains.