1. L’ampleur de l’anthropocentrisme, de l’Antiquité au xxe siècle
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1Deux études permettent d’illustrer concrètement l’ampleur de l’anthropocentrisme depuis l’Antiquité. Elles sont positionnées à chaque extrémité de ce vaste champ chronologique. Stavros Lazaris, historien, Margaux Spruyt, historienne de l’art, et Jean Trinquier, latiniste, montrent le refus de la notion de visage animal dans les civilisations à l’origine de la culture occidentale : la définition du visage en Grèce antique et sa réservation à l’humain (car c’est par là qu’il exprimerait son exclusivité : ses émotions par les traits, l’intelligence par le front, la parole par la bouche, la spiritualité par les yeux attirés vers les cieux), la transmission de cette conception donc de l’interdiction de représenter ce qui serait un visage aux longs empires romain et byzantin, en particulier par le truchement de l’art, l’une des multiples voies par lesquelles une société pense les animaux. Devenu culturel et légué à l’Occident, cet interdit a sévi jusqu’à peu.
2Concentrée à l’opposé sur l’histoire récente, Dalila Bovet, éthologue, montre la difficulté à envisager une sensibilité esthétique parmi les animaux. Elle a choisi le cas de la musique, une notion amplement anthropisée car la pratique a été pensée comme une exclusivité humaine, même un moyen privilégié de dialoguer avec les/la divinité(s), de la Grèce antique à l’Occident chrétien où l’on chante et joue abondamment dans les églises et les temples. L’examen des études récentes révèle toute la difficulté, puisque leurs auteurs ont bien désanthropisé la possibilité de musique, acceptant de la rechercher en d’autres espèces, mais ils conservent l’anthropisation de la grille d’analyse, appuyée sur le scénario évolutionniste pyramidal-arboré attribuant la musique aboutie à l’humain, des bribes annonciatrices ailleurs. Cependant, quelques définitions plus abstraites, plus détachées de l’humain, permettent d’entrevoir qu’il y aurait plus parmi des animaux.
3Cet exemple montre à quel point l’adaptation des capacités et des concepts est entravée, limitée par le maintien, conscient ou inconscient, de cette représentation pyramidale-arborée. Nous pourrions multiplier les exemples parmi les chercheurs qui procèdent pourtant, depuis quatre décennies, à une revalorisation des compétences animales. Tel Frans de Waal qui a longtemps essayé d’insérer ses attributions croissantes et ses révisions conceptuelles dans cette conception pyramidale-arborée, qui a pris peu à peu conscience de la difficulté, qui a d’abord tenté de pousser les cloisons du schéma et qui, finalement mais récemment, l’a abandonné au profit d’une représentation buissonnante plus en adéquation1. Tels ces primatologues occidentaux, réunis avec des Japonais pour une synthèse sur l’intelligence des chimpanzés2, qui laissent sans cesse affleurer la question de la différence avec les humains, en fait de ce que ceux-ci auraient en plus selon le modèle pyramidal-arboré, alors qu’elle n’est guère posée par les seconds car leur représentation du monde est différente.
4Les Occidentaux ont pourtant déjà désanthropisé beaucoup d’aspects physiques, comme la respiration. Il ne choque plus personne d’affirmer que les plantes respirent alors que d’aucuns soutenaient encore au xixe siècle qu’il s’agissait d’un privilège des animaux. La définition de la respiration a été sortie de sa version animale (nécessitant orifice, poumon, branchies, etc.) et montée en généralité, au niveau des échanges chimiques, ce qui a permis d’affirmer et de prouver que les plantes respirent3. Les Occidentaux sont encore réticents à faire de même pour les facultés mentales parce qu’elles servent toujours à prévaloir l’humain face à l’animal pris comme un tout, érigé en miroir renversé, quand ce n’est pas un repoussoir. Il y a aussitôt débat, crispation, refus, accusation d’anthropomorphisme lorsque la capacité et le concept adjacent font partie de l’arsenal de la hiérarchie, comme l’outil, la culture, le rêve il y a peu, comme le rire, le deuil, le sens artistique aujourd’hui.
Notes de bas de page
1Frans de Waal, « What is an Animal Emotion? », Annals of the New York Academy of Sciences, 1224, 2011, p. 191-206 ; Id., « Empathy in Primates and Other Mammals », dans Jean Decety (dir.), Empathy. From Bench to Bedside, Cambridge, MIT Press, 2011, p. 87-106 ; Id. « Les primates sont capables d’imaginer ce que pensent l’autre », La recherche, 30, Le génie de l’animal, 2019, p. 5-8.
2Elisabeth Lonsdorf et al. (dir.), The Mind ot the Chimpanzee. Ecological and Experimental Perspective, Chicago, The Chicago University Press, 2010.
3Hans Lambert, Miquel Ribas-Carbo (dir.), Plant Respiration. From Cell to Ecosystem, New York, Springer, 2005.
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