L’Europe de la Communauté européenne : la voie personnaliste et communaliste
p. 29-32
Note de l’auteur
Cette partie est la version extensive d’un article publié dans la revue Noesis, sous le titre, « Généalogie de l’Europe : le moment communautaire », Noesis, 30-31, automne 2018, p. 221-231.
Texte intégral
C’est dans cette philosophie politique que nos Communautés européennes ont trouvé leur nom, à la réflexion, lourd de sens, alors que l’organisation internationale ne connaissait jusque-là que des Unions, des Conseils, des Associations, des Confédérations ou des Fédérations. La première de ces Communautés, ce fut, on le sait, la Communauté européenne du Charbon et de l’Acier.
Pierre-Henri Teitgen, « Faites entrer le témoin suivant », dans 1940-1958. De la Résistance à la Ve République, Ouest France, 1988, p. 497
1Si, comme l’affirme Alan Milward, « l’historiographie de la construction européenne est dominée par la légende des grands hommes1 », l’Europe s’est également –pour ne pas dire essentiellement– construite sur une histoire « mineure », faite dans l’ombre des « pères fondateurs » et des « saints européens », par une nébuleuse d’intellectuels rassemblés par et dans un réseau collectif de mouvements, d’écoles et de revues. À tel point, d’ailleurs, que la transparence du mythe des grands bâtisseurs de l’Europe ne doit pas faire oublier l’entreprise de reconstruction historique qui a patiemment et laborieusement donné corps à ces grands visionnaires. Comme l’a montré Antonin Cohen2, les Mémoires de Jean Monnet relèvent moins de l’autobiographie que de l’éloge panégyrique construite à la mesure et à la gloire de la construction européenne : « Les Mémoires de Jean Monnet sont, plus qu’une narration autobiographique, le produit d’un travail collectif de reconstruction historique égocentrée dans lequel ces professionnels de la révélation du passé que sont les historiens ont eu un rôle éminent3. » Et de fait, le récit de la vie politique de Monnet est moins l’objet de sa remémoration que le résultat d’un travail d’équipe : une crypto-communauté de jeunes historiens menée par Jean-Baptiste Duroselle et financée par la Fondation Ford. À tel point qu’une partie de l’ouvrage de Monnet est moins composée de ses « Mémoires » que de « mémoires » estudiantins commandés et réunis adhoc. L’autre partie de cette entreprise hagiographique se compose de la collaboration de ses principaux partenaires au Commissariat général du Plan (CGP), au premier rang desquels on retrouve François Fontaine, Étienne Hirsch et Pierre Uri.
2Pour que naisse et s’épanouisse la « fiction » Monnet, ce « Solon des temps modernes4 », il a donc fallu que des acteurs historiques construisent une lecture intelligible, linéaire et simplifiée de la construction européenne. Cette reconstruction historique et fictionnelle renvoie l’image d’une « constellation5 », une projection de l’esprit dont la lecture artificielle du « dessin » stellaire sert de moyen « mnémotechnique » à la représentation d’un événement paradoxalement fait de contingences et de tâtonnements. Pour mieux comprendre le fonctionnement de cette constellation, dont le dessin nous renvoie virtuellement l’image de Monnet, il convient de déconstruire les traits qui unissent, dans notre perception, les astres de cette nébuleuse afin de décrire comment elle fonctionne réellement, comment elle se structure et si elle ne dissimule pas le repentir d’un autre dessin. Il s’agit ici de situer la contribution des « pères illégitimes6 » de l’Europe, dissimulée par l’histoire des « pères fondateurs » et officiels –à savoir, celle des astres qui composent virtuellement la constellation du plan Monnet pour l’Europe.
Notes de bas de page
1Alan S. Milward, « The Lives and Teachings of the European Saints », dans The European Rescue of the Nation-State, Londres, Routledge, 2000 [1992], p.318 et suiv. Je conserve ici la traduction que propose Antonin Cohen dans De Vichy à la Communauté européenne, Paris, PUF, 2012, p.37.
2Antonin Cohen, « Le “père de l’Europe”. La construction sociale d’un récit des origines », Actes de la recherche en sciences sociales, 166-167/1, 2007, p.14-29.
3Ibid., p.8.
4Ibid., p.15.
5Rappelons que le drapeau européen, l’un de ces cinq « symboles » de l’Europe, se compose d’une constellation d’étoiles cerclées sur un fond bleu. Si le symbole renvoie de prime abord à la chrétienté, il n’en demeure pas moins une métaphore intéressante pour penser la structure constellatoire de l’entreprise européenne.
6Non seulement une majorité d’entre eux demeure peu connue du grand public, mais de surcroît le soutien que nombre de ces intellectuels ont apporté au régime vichyste rend leur paternité avec l’idée européenne à la fois ambiguë et problématique. Cela étant, et dans la mesure où la filiation vichyste de la « troisième voie » communautaire, à l’origine de la pensée européenne, est exhaustivement illustrée par l’ouvrage d’Antonin Cohen (De Vichy à la Communauté européenne), nous ne nous référerons que marginalement aux relations que ces intellectuels entretiennent avec le régime pétainiste. Au-delà de son affiliation partisane –qui connaîtra d’ailleurs une certaine inflexion au cours des années1940–, nous considérons que le mouvement communautaire mérite d’être étudié comme un courant de pensée qui génère sa propre idéologie au travers de débats et de combats irréductibles au seul régime vichyste.
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L’Europe des Français, 1943-1959
La IVe République aux sources de l’Europe communautaire
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