Introduction. Histoire ou généalogie de l’intégration européenne ?

Tant du point de vue du processus de décision politique qui y a abouti (un plan proposé par une avant-garde de « techniciens » apolitiques en dehors des voies traditionnelles de la décision parlementaire et diplomatique), que du point de vue du type d’institutions qui en est résulté (une autorité supranationale chargée de la gestion technique d’un marché économique et détachée des servitudes de la diplomatie et du parlementarisme traditionnels), cette première Communauté européenne constitue ainsi la matrice originelle et originale sur le modèle de laquelle seront créées quelques années plus tard l’ensemble des Communautés européennes […].

Antonin Cohen, De Vichy à la Communauté européenne, Paris, PUF, 2012, p. 10.

Événement : il faut entendre par là non pas une décision, un traité, un règne, ou une bataille, mais un rapport de force qui s’inverse, un pouvoir confisqué, un vocabulaire repris et retourné contre ses utilisateurs, une domination qui s’affaiblit, se détend, s’empoisonne elle-même, une autre qui fait son entrée, masquée.

Michel Foucault, « Nietzsche, la généalogie, l’histoire », dans Dits et écrits, 1954-1988, texte n° 84, Paris, Gallimard, 2001, vol. 2.

1Il y a deux manières d’envisager la dynamique de la construction européenne. Il y a d’abord la manière historique, celle qui cherche à retrouver l’origine – ou plutôt, la logique originelle – qui a fait de la Communauté européenne ce qu’elle est aujourd’hui. Cette démarche se veut explicative, didactique : en déroulant le fil des divers événements qui ont mené à l’Union européenne du traité de Lisbonne, on parviendrait à mieux analyser les enjeux auxquels elle est aujourd’hui confrontée. Ce passé serait jalonné d’événements nécessaires et clairement identifiables : la naissance (marquée par la présence de plusieurs « pères »), la croissance (« l’intégration »,les « élargissements »), la maladie (la « crise »), jusqu’à l’amputation (le « Brexit »). Il s’agit alors de se remémorer et de synthétiser ces jalons pour retrouver l’entéléchie du projet européen, son principe vital, ce qui permet à l’UE de se conserver malgré les – ou peut-être grâce aux – différentes crises qui ont émaillé son histoire. Avec le recul historique, il serait possible de réintroduire de l’unité dans les divers épisodes qui ont façonné l’unification européenne afin de leur donner un sens, c’est-à-dire une orientation et une signification. Et puis, il y a la manière généalogique : celle qui consiste à sonder la provenance de la construction européenne ; c’est-à-dire la somme des mouvements polémiques, contradictoires, concurrentiels qui ont permis à une certaine Europe d’émerger ; résultat mouvant et instable de rapports de force géopolitiques, idéologiques, académiques,etc. Davantage fondée sur les hasards, les accidents, les fantasmes qui ont figuré, configuré, défiguré, reconfiguré la marche de l’intégration, cette approche s’intéresse aux contradictions qui interdisent de figer le sens et le destin d’une seule et même histoire européenne. Il s’agit alors d’étudier la manière dont résonnent, au sein du processus d’intégration, des logiques plurielles et antagoniques afin de redonner droit de cité aux nombreux paradoxes qui informent la construction européenne depuis les années19301 Dans la première approche, on cherche à clarifier l’histoire de la construction européenne en nivelant ses contradictions ; tandis que, dans la seconde, on entend la complexifier en développant l’hypothèse que l’identité paradoxale de l’Europe consisterait précisément à déjouer les assignations auxquelles une approche trop unilatéralement synthétique pourrait aboutir (l’Europe politique ou apolitique, libérale, corporatiste, cosmopolite, pacifiste,etc.).

2Si nous privilégions l’approche généalogique pour étudier le premier âge de la construction européenne c’est qu’elle nous semble pertinente pour décrire la manière dont se cristallise l’interpénétration du démocratique et du « démophobe2 ». De fait, si nous poursuivons l’hypothèse que la Communauté européenne s’est faite « sans » peuple, nous entendons simultanément rappeler que l’idée de démocratie infuse de part en part les discours et, dans une moindre mesure, les pratiques des précurseurs et des initiateurs de l’Europe politique. Tantôt idéalisée, tantôt condamnée, la démocratie sert à la fois de moteur et de repoussoir à la révolution communautaire européenne. Pour certains, la démocratie libérale et concurrentielle s’oppose à la véritable démocratie, communaliste et personnaliste. Pour d’autres, la démocratie « bourgeoise et nationaliste » interdit l’émergence d’une démocratie cosmopolite et pluraliste. Pour les uns comme pour les autres, la démocratie parlementaire et partisane, telle qu’elle se pratique à l’échelle nationale, est vouée à l’instabilité de l’électorat, à la corruption des représentants et à l’atomisation des masses. Face à cela, une nébuleuse d’intellectuels, aux profils, aux discours et aux idéologies parfois antagoniques, se condense autour d’une intuition partagée : celle de la nécessité de reconstruire du lien entre des hommes et des peuples divisés par plusieurs décennies de guerres.

3Il s’agit alors de penser les conditions de possibilité d’une démocratie communautaire, fondée sur les droits de la personne plutôt que sur le pouvoir de la masse, sur l’impartialité des institutions plutôt que sur le manichéisme des partis, sur la rationalité de l’économie plutôt que sur la versatilité des hommes politiques. Dans ce contexte, la révolution européenne apparaît bientôt comme l’occasion de destituer une forme de démocratie obsolète –nationale, libérale, bourgeoise – pour permettre à une autre forme de démocratie de se constituer, sur des bases radicalement nouvelles. À l’instabilité de l’électorat, se substituerait la compétence des spécialistes, à la corruption des représentants se substitueraient la neutralité et l’objectivité d’organes indépendants, à l’atomisation des masses se substituerait la constitution d’un « nous » englobant et pacifié.

4Pour autant, cette forme de démocratie « non partisane » n’est pas dénuée de paradoxes : décidée d’« en haut » par des élites académiques, intellectuelles et techniciennes, la révolution communautaire se fait en grande partie dans le secret des peuples3, quand bien même ceux-ci sont ouvertement appelés à se mobiliser en faveur du projet européen dans certains discours fédéralistes. Pour la plupart des européistes de l’époque, le peuple fait partie du problème de la démocratie : émotif, versatile, crédule et aisément manipulable, le peuple ne disposerait ni de la clairvoyance, ni de la rationalité lui permettant de déterminer ce qui est bon ou mauvais pour lui. Prenant le contre-pied des régimes démocratiques nationaux –qui reposent alors essentiellement sur l’élection et la division en partis–, les penseurs et praticiens de la construction européenne partagent, chacun à leur manière, la volonté d’expérimenter un autre type d’organisation politique à l’échelle communautaire : délivrer la démocratie de son inféodation à la souveraineté populaire en permettant à un certain nombre d’experts de décider de ce qui est le plus susceptible de profiter aux Européens, en se passant, d’une certaine mesure et pour un certain temps, du peuple des Européens.

5Pour analyser la manière dont émerge et se structure le paradoxe européen d’une démocratisation sans peuple, nous avons dégagé trois mouvements concurrentiels. Dans la première partie, nous retraçons la pré-histoire du concept de « communauté » afin de voir dans quelle mesure il détermine l’une des généalogies possibles de la « Communauté européenne ». Cette pré-histoire correspond au moment « français » de la construction européenne et apparaît au travers de la relecture, par les « non-conformistes » des années1930, de la pensée communautaire-völkisch des « néoromantiques » allemands. Il s’agit alors de se demander dans quelle mesure cette voie personnaliste et communautaire a pesé sur les méthodes et les valeurs des premières années d’intégration. Dans une deuxième partie, nous mettons en tension cette pré-histoire communautaire et personnaliste avec la manière dont s’informe le projet d’intégration continentale dans les rangs des Résistants européens, italiens notamment. Se réclamant davantage de la tradition fédéraliste anglo-saxonne que de la tradition proudhonienne, les Résistants italiens défendent une vision de l’Europe moins communautaire que cosmopolite et entretiennent, vis-à-vis de la démocratie, un rapport en apparence plus apaisé. Cela étant, si les fédéralistes italiens font, les premiers, explicitement référence à l’idée d’un « peuple européen », il convient d’interroger la manière dont celui-ci est envisagé et le rôle politique qu’il est appelé à jouer dans le processus d’intégration. Enfin, dans une troisième partie, nous analysons la manière dont ces deux écoles de pensée, communautaire et fédéraliste, perdent progressivement de leur influence dans la marche de l’intégration européenne. Nous abordons alors le rapport pour le moins complexe que la théorie ordolibérale entretient avec la démocratie. À partir des notions de « constitution économique européenne », de « marché institutionnel » et d’« économie sociale de marché », nous montrons en quoi l’Europe du marché s’est construite en écho aux principes fondateurs du constitutionnalisme politique. Nous avançons alors l’hypothèse que l’Europe-marché s’est moins construite en réaction au fédéralisme politique hamiltonien qu’en reprenant, voire en subvertissant, ses méthodes et ses finalités.

6Au terme de notre étude, nous aurons analysé trois voies d’intégration qui se sont enchevêtrées et concurrencées dans la revendication d’une histoire européenne. Dans la mesure où elles continuent, chacune à leur manière, d’influencer le devenir-communautaire de l’Union, connecter ces trois dynamiques permet d’enrichir et de complexifier le rapport singulier que l’Europe entretient, dès ses origines, avec la démocratie. Si chacune des généalogies personnaliste, fédéraliste et ordolibérale a fait l’objet de travaux exhaustifs4, nous avons souhaité opérer une synthèse de ces influences intellectuelles, jusqu’alors traitées séparément, afin de confronter l’histoire des idées européennes à une réflexion conceptuelle orientée sur les représentations du peuple au commencement de la démocratie communautaire.